— Pour l’amour du Ciel, lady Ava, mettez une sourdine ! Vous me démolissez mon ouvrage…

— Comment ça votre ouvrage ?

Un laquais emperruqué passait à sa portée avec un plateau de champagne, il saisit deux coupes et en fourra une dans la main d’Ava :

— C’est cet homme qui possède les joyaux dont je vous ai parlé et vous voulez le chasser ?

— Ah, mon Dieu ! Vous êtes sûr ?

— Pas depuis longtemps mais cela ne fait aucun doute.

— C’est lui qui possède la croix et les pendants ?

— Vous devriez le savoir puisque ses deux mariages précédents ont eu lieu à Newport et que, pour le premier, la fiancée les portait…

— Je ne suis pas en permanence ici. Et même pas souvent heureusement ! Ce n’est pas mal pendant la Season – bien que ce ne soit plus ce que c’était avec tous ces touristes qui nous envahissent ! – mais je préfère de beaucoup l’Europe ou surtout New York… Elle prit soudain un ton rêveur pour ajouter : « Ici, il n’y a pas de quartier chinois. C’est l’endroit du monde où je m’amuse le mieux ! »

— Vous allez là-dedans ? fit Aldo visité par un désagréable souvenir celui de la ravissante Mary Saint-Alban passionnée de « fan tan(22) » dont la brève carrière criminelle s’était achevée tragiquement.

— Pourquoi m’en priverais-je ? J’y vais jouer aux échecs avec un vrai mandarin. C’est formidable et j’adore le voir balayer l’échiquier d’un geste furieux quand je le bats ! Ici il n’y a pas d’adversaires à ma taille.

— Vraiment ? J’aimerais jouer avec vous.

— Voilà une bonne idée… quoique, ajouta-t-elle avec un soupir, il y manque l’atmosphère étrange, avec son vague relent d’opium !… J’aime aussi aller, à l’occasion, boire une bière dans un cabaret du Bronx ou de Brooklyn. Dans les quartiers pauvres, quoi ! C’est tellement amusant de passer outre à un écriteau qui déclare l’endroit « interdit aux dames » ! Ils ne savent même pas ce que c’est qu’une dame… Pour en revenir à notre affaire, comment pensez-vous opérer ?

— Je n’ai pas encore arrêté de stratégie. On verra après le mariage.

— Si c’est à une offre d’achat que vous pensez, vous devriez la faire maintenant : après le mari sera envolé à l’autre bout du pays et la femme en route pour le cimetière ! C’est d’ailleurs assez excitant cette histoire !

— Ah vous trouvez ?

« Marie-Antoinette » lui offrit l’un de ces sourires pour lesquels tant d’hommes s’étaient damnés et qui, malgré les années, gardait du charme :

— À quoi pensez-vous, voyons ? Personne n’assisterait aux épousailles s’il n’y avait pas le piment de ce qui va se passer ! Ah voilà le souper. Naturellement vous restez avec moi !

Au point où Aldo en était, se dérober eût été maladroit, il se résigna donc et subit sa compagne le reste de la soirée qui fut parfaite en tous points. Servis par tables de six sur des brocarts blancs tissés d’argent autour de candélabres anciens chargés de hautes bougies, caviar, clams, langoustes et foies gras accompagnés de champagne – John-Augustus avait défendu farouchement les crus millésimés de sa cave en cas d’une hypothétique encore qu’improbable descente de police ! – la fête fut une réussite absolue de même que le feu d’artifice tiré depuis des pontons amarrés sur la baie. Après quoi on dansa encore et l’aube se levait quand, une à une, les limousines s’égrenèrent dans le vent frais du matin emportant des fantômes plus ou moins réussis d’un monde qui n’existait plus… Quelques-uns tellement ivres qu’il avait fallu les ramasser un peu partout pour les installer sur les coussins de leurs voitures. Et tandis que Cynthia recevait les compliments – largement mérités ! – de ceux qui logeaient au château, John-Augustus dépouilla Paul Jones, révélant un maillot de bain rayé noir et blanc qui lui donnait l’air d’un zèbre et s’en alla piquer une tête dans l’océan.

— Vous devriez en faire autant, lança-t-il au retour, à Pauline, Aldo et Adalbert réunis dans la bibliothèque autour d’une cafetière. Ça réveille !

— Ça aussi ! riposta sa sœur. Et au moins ça réchauffe ! Vous auriez intérêt à essayer ! Vous êtes bleu pâle…

— Plus tard ! Pour l’instant je vais dormir ! fit Belmont en parfaite contradiction avec lui-même avant de galoper vers l’escalier monumental suivi immédiatement par Adalbert qui avait réussi l’exploit de passer toute la soirée avec Ricci et les Schwob en leur délivrant une conférence magistrale – et interminable mais apparemment passionnante ! – sur le temps des Ramsès et leurs trésors.

Resté seul avec Pauline qui ne disait plus rien et semblait lasse, Aldo lui conseilla gentiment d’aller se reposer elle aussi mais elle lui répondit par une question :

— Étes-vous satisfait de cette soirée ?

— Oui et non. J’ai essayé d’avertir Miss Forsythe du danger qu’elle courra en épousant Ricci mais elle semble en être entièrement consciente et m’a déclaré avoir pris des précautions…

— Lesquelles ?

— Je ne sais pas. Ricci ne m’a pas laissé lui parler très longtemps et je ne lui ai pas dit tout ce que je savais. Peut-être Adalbert aura-t-il mieux réussi que moi ? C’est ce que je souhaite.

— J’ai entendu Ricci vous inviter au moment du départ ? Vous n’avez pas l’intention d’y aller j’espère ?

— Oh si ! Voilà des jours que j’essaye sans y parvenir de pénétrer dans sa maison. Je ne vais pas manquer pareille occasion.

— N’y allez pas !

Ce fut presque un cri et, sous le regard surpris d’Aldo, la jeune femme rougit violemment. Elle se leva et alla vers l’une des portes-fenêtres entrouverte sur la terrasse livrée aux nettoyeurs. Aldo la suivit :

— Dites-moi pourquoi ?

— Je ne sais pas mais cet homme me fait peur… affreusement peur ! C’est un assassin ! Un monstre même ! Oh Aldo, si vous avez pour moi un tant soit peu d’am… itié, vous n’irez pas vous jeter dans ses griffes ! Je… je ne pourrais pas le supporter !

Elle tourna sur elle-même ce qui l’amena presque contre Morosini. Il put voir alors ses yeux pleins de larmes, ses lèvres tremblantes. Elle était bouleversée et, instinctivement, il posa ses mains sur ses épaules qu’il sentit frémir sous le satin brodé de sa robe. Son parfum, en même temps, envahit son nez qui le respira avec un plaisir sensuel contre lequel il se défendit en essayant de plaisanter :

— Voilà mon amazone en détresse. Que voulez-vous qu’il m’arrive ? murmura-t-il. Calmez-vous je vous en supplie Pauline ! Vous toujours si sereine, si sûre de vous n’allez pas vous laisser troubler par ce truand sicilien ? Cela ne vous ressemble pas !

— Rien de ce que j’éprouve ne ressemble à ce que j’ai vécu jusqu’ici. Ayez au moins pour moi un peu de compassion si vous n’en avez pas pour vous-même !…

Aldo ne sut jamais comment la bouche de Pauline rencontra la sienne et s’y mêla, comment ses bras à lui se refermèrent sur elle et l’incrustèrent contre lui. Peut-être avait-il trop bu ou bien était-ce le charme de cette apparence exotique mais il eut d’elle, soudain, une envie brutale, violente à la limite de la douleur. Elle le sentit. Son baiser se fit plus profond cependant que son bassin s’appuyait plus étroitement et se mettait à bouger doucement…

L’instant suivant, Aldo et Pauline faisaient l’amour sur le tapis de la bibliothèque. Dans un ultime sursaut de lucidité, Aldo avait pris le temps de refermer les fenêtres et la porte…


TROISIÈME PARTIE


LE MINOTAURE



CHAPITRE XII


UN PALAIS TRUQUÉ

— Pardonnez-moi, murmura Aldo, je me suis conduit comme un soudard !

Il n’osait plus à présent regarder Pauline mais son rire lui parvint, doux, roucoulant comme un chant de tourterelle amoureuse mais avec une pointe de gaieté.

— Peut-être parce que je me suis conduite comme une fille qui a envie d’un homme… Ne faites pas cette tête-là, Aldo ! Croirait-on pas que nous sommes en route pour la damnation éternelle et que vous avez honte ?

— Mais j’ai honte…

Il chercha nerveusement son étui à cigarette dans les basques juponnantes d’une veste de satin dont il n’avait pas l’habitude.

— Pourquoi, mon Dieu ? À cause de… votre femme ?

— Un peu, oui… sans doute mais ce n’est pas le principal. Je pense que c’est surtout à cause de Vauxbrun. Il vous aime et…

— … et moi je l’aime bien mais pas comme ça ! Et je ne suis pas sa propriété…

— Quoi qu’il en soit j’ai trahi sa confiance… et abusé de l’hospitalité de votre frère !

— Je suis chez moi autant que lui et cette baraque en a vu d’autres. Quittez cette mine de naufragé et regardez-moi !

Il obéit et son visage crispé se détendit. Dans la lumière rose du matin elle était magnifique. La somptueuse coiffure d’orchidées, d’améthystes, de perles et d’or gisait sous un meuble comme la balle oubliée d’un chien. Ses cheveux noirs et lustrés glissaient jusqu’à ses reins et, dans sa longue robe chatoyante pudiquement refermée, elle avait l’air très jeune, très vulnérable aussi. Au regard assombri d’Aldo, elle répondit par un sourire et s’appro­cha de lui mais en observant une distance. Puis elle parla et sa voix basse, feutrée, charnelle reconstituait l’intimité interrompue :

— Dis-moi seulement si tu as été heureux ? Moi je l’ai été au-delà de toute espérance. Jamais un homme ne m’a aimée de la sorte et pourtant nous n’avons eu que peu d’instants…

— Moi aussi j’ai été… plus qu’heureux, avoua-t-il encore secoué par la violence de sa jouissance, mais il faudra que cela nous suffise ! Nous avons succombé à la magie d’une nuit de fête, à ces costumes qui ont fait de nous des êtres différents… Il faut réintégrer le XXe siècle !…