— Qui êtes-vous, Monsieur ?

Aldo lui offrit son sourire le plus impertinent :

— Nous nous connaissons voyons ! Le déjeuner place Vendôme avec Boldini et votre…

— Ah oui ! s’écria-t-il en plaquant un vague rictus sur son visage et, soudain volubile : Je ne vous ai pas oublié mais quand on ne s’attend pas à quelqu’un ? Ainsi vous voilà de l’autre côté de l’Atlantique ? Puis sans attendre une réponse évidente, il ajouta « Mary dear, je vous présente le prince Mosorini, de… Venise. Je crois même l’avoir invité à visiter mes collections. »

— Morosini ! rectifia l’intéressé persuadé que l’autre l’avait fait exprès. Et j’ai eu alors le regret de refuser. Quant à Miss Forsythe, je me souviens de l’avoir croisée, à Londres, il y a trois ou quatre ans. C’était au British Museum.

— Que c’est charmant ! s’écria Mrs Schwob. Vous devriez vous asseoir un instant avec nous. Vous avez largement le temps de danser et…

— Non, coupa « Miss Forsythe » sans trop de courtoisie. Je préfère danser tout de suite…

Et ce fut elle qui entraîna Aldo vers la salle de bal et vint dans ses bras comme si elle en avait l’habitude.

— Incroyable de vous rencontrer ici ? fit-elle d’un ton mondain. Encore sur la trace d’un joyau fabuleux ?…

— Peut-être… mais surtout sur celle d’un assassin. Vous avez vraiment l’intention de l’épouser ?

La main d’Hilary se retira de l’épaule de son cavalier pour lui mettre sa bague sous le nez :

— À votre avis ?

— J’avais remarqué. Dommage que ce soit seulement un prêt. Et à court terme !

— Ce qui veut dire ?

— Qu’à la fin de ce mois il aura quitté votre joli doigt. En même temps sans doute que votre petite âme perverse… ou peu après ! Peut-être l’ignorez-vous mais les épouses successives de ce Barbe-Bleue américano-sicilien ont toutes achevé leur lune de miel à la morgue. Et en piteux état !

Il la sentit se raidir, s’écarter légèrement mais son visage n’eut pas un tressaillement. Il put même y voir l’esquisse d’un sourire.

— Ah oui ? fit-elle, désinvolte. Voilà qui est effrayant ! Notez que votre sollicitude me touche d’autant plus que vous n’avez guère de raisons de m’adorer. Comment va votre femme ?

— Laissez-la de côté s’il vous plaît ! Elle va très bien et j’ai hâte de la retrouver.

— Le bon époux ! Que n’y allez-vous en vitesse au lieu de batifoler avec moi dans cette copie d’un château français ? À propos de français, au fait, comment va ce cher Adalbert ?

— Pas mal. Je pense que vous en jugerez par vous-même. Il est trop galant homme pour ne pas vous inviter à danser ?

— Il est là ?

Cette fois encore la surprise d’Hilary était totale. Elle tourna la tête machinalement et son effarant chapeau manqua de peu l’œil de Morosini qui eut le réflexe de se rejeter en arrière :

— Tenez-vous tranquille ! intima-t-il en riant. Il doit être dans un autre salon ou dehors. Il a emprunté le costume du Gilles de Watteau. C’est inattendu mais il le porte à ravir… C’est un rêveur, vous savez ?

La danse s’achevait mais de nombreux couples applaudissaient en restant sur place. Aldo et Hilary à l’unisson. L’orchestre bissa et ils repartirent mais Aldo s’arrangea pour les diriger vers l’une des portes-fenêtres ouvertes sur la terrasse et l’y emmena aussitôt. Deux ou trois couples – des amoureux surtout ! – s’y étaient déjà repliés dans la douce lumière des lanternes vénitiennes et ceux-là ne faisaient attention qu’à eux-mêmes. Il y avait aussi des orangers dans des bacs de faïence ancienne entre lesquels des sièges couverts de brocatelle verte et blanche étaient disposés. Aldo en choisit un, y fit asseoir Hilary et lui offrit une cigarette en prenant place à côté d’elle :

— Causons sérieusement s’il vous plaît ! déclara-t-il. Nous n’avons pas beaucoup de temps et j’ai à vous dire des choses graves : arrangez-vous comme vous voudrez mais quittez Newport avant qu’il ne soit trop tard ! Ce diamant devrait être une compensation suffisante.

Elle garda un moment le silence, tirant quelques bouffées bleues en scrutant le beau visage grave de son compagnon :

— Mais ma parole, vous êtes vraiment inquiet ? Et inquiet pour moi ?

— Comme je le serais pour n’importe quelle autre femme engagée dans ce piège terrifiant, comme je l’étais pour Jacqueline Auger, assassinée en plein Londres pour avoir voulu échapper à votre fiancé. Croyez-moi, Hilary, vous, vous courez un terrible danger. Si vous saviez…

— Et si, justement je savais ?

— C’est impossible !

— Croyez-vous ? Alors, mon cher Aldo, essayez de vous mettre dans le crâne que je ne suis plus une apprentie et voilà un moment que je prépare cette affaire qui, je l’espère, sera le couronnement de ma carrière. J’ai pris le temps de me renseigner et je sais que dès l’instant où je serais mariée… ou plutôt Mary Forsythe sera mariée donc personne, il me faudra jouer serré.

— C’est insensé. Vous ne serez pas de taille ! Cherchez-vous un autre milliardaire à épouser !

— Non. C’est celui-là que je veux. Les autres ne possèdent pas la parure de Teresa Solari ! Une véritable merveille ! Un joyau de reine…

— Qui a appartenu à des reines et qui est peut-être le plus « rouge » qui soit au monde avec le Hope !

— Vous le connaissez ? Il est pourtant resté discret sauf quand la Solari s’est tuée…

— A été tuée comme l’ont été avant elle Olympia Buenaventuri et trois autres, au moins, après elle. C’est ce qui vous tente ? Oh vous allez les porter, ces foutus joyaux ! Le jour de votre mariage et vous les porterez encore en entrant dans la chambre nuptiale mais, de celle-là, vous ne sortirez pas vivante. Votre tendre époux sera appelé quelque part en catastrophe, toujours très loin, et vous serez abandonnée à un sort que je ne souhaiterais pas à ma pire ennemie.

— … que je suis !

— Pas de fol orgueil ! Revenez sur terre, Hilary, et pour une fois soyez raisonnable ! Allez-vous-en !

Elle tira de sa cigarette une longue bouffée qu’elle projeta doucement vers le ciel.

— Une question, mon cher prince ! Par hasard, vous ne vous intéresseriez pas à la parure…

— Que j’appelle les joyaux de la Sorcière ? Bien sûr que si ! Mais je ne souhaite pas me les approprier : simplement les contempler un moment puis les vendre pour donner un peu de bonheur à une malheureuse femme. En outre je me suis juré de venger Jacqueline Auger, Teresa Solari et Olympia Buenaventuri. Les victimes d’ici ce n’est pas lui qui les a tuées.

— Je sais : ce n’est pas son truc ! fit-elle un rien canaille. Il faut donc que quelqu’un fasse le sale boulot. Et celui-là je ferai en sorte de l’affronter… et de gagner la partie !

— Vous en parlez comme s’il s’agissait d’une sorte de duel. Savez-vous seulement que dans le Palazzo où vous serez conduite existe un mystère, une partie cachée, souterraine semble-t-il, où vit un être tout-puissant, servi par d’autres êtres et qui effraie même les domestiques, cependant durs à cuire de Ricci ? C’est ça que vous voulez affronter seule ?

Il vit vaciller son regard que traversa une fugitive angoisse qu’elle chassa vite avec un mouvement d’épaules.

— Qui vous dit que je serai seule ? Et vous-même avez-vous un plan ?

— Je pense…

— En ce cas, pourquoi n’envisagerions-nous pas…

— Ah, vous étiez là ! Je vous cherchais.

La forme sans grâce d’Aloysius venait de se matérialiser devant eux avec dans les yeux une foule d’interrogations qu’il n’osait pas formuler. Morosini se leva :

— Miss Forsythe souhaitait prendre l’air… et puis nous évoquions le British Museum, ajouta-t-il mi-narquois mi-sérieux. J’espère que vous n’y voyez pas d’inconvénients ?

— Non mais je n’aime pas être loin d’elle trop longtemps ! Vous auriez pu évoquer vos souvenirs en ma présence et celle de mes amis ?

— Je ne vous connais pas beaucoup et eux absolument pas ! Vous n’exigez pas j’espère que votre fiancée efface tout de son passé ?

— Au contraire je préférerais qu’elle m’en confie davantage. Nous pourrions peut-être partager ensemble le souper qui va venir.

— Désolé mais je suis déjà retenu ! Merci pour ces quelques instants Miss Mary ! Ils ont été fort agréables…

— Pourquoi ne pas les renouveler, dit Ricci… au Palazzo par exemple quand elle y sera installée après notre mariage ?… Ou avant si vous acceptiez l’invitation que je vous avais adressée au Ritz ?

Cette fois ce fut Pauline qui évita à Aldo de répondre. Elle aussi le cherchait pour le compte de lady Ribblesdale.

— Elle vous réclame à cor et à cri. Vous la connaissez ?

— Oh oui ! fit Aldo en levant les yeux au ciel.

En suivant la baronne il retint un éclat de rire : Adalbert hilare arrivait sur les « fiancés » les mains grandes ouvertes :

— Est-ce possible ! Cette chère Mary ici ! Quelle merveilleuse rencontre !

Aldo ne put résister à l’envie de se retourner. Si Hilary jouait parfaitement le jeu en montrant un enthousiasme convenable, la tête de Ricci était à peindre : un taureau grincheux prêt à charger mais ligoté par un reste de conscience de l’endroit où il se trouvait. Il devait commencer à trouver excessif le nombre de vieux amis de sa Mary !

Le moment de distraction prit fin rapidement : Ava Ribblesdale arrivait sur lui avec des frémissements de houlette et clamait :

— Que faites-vous donc avec ces gens-là, mon petit prince ? Il faut être aussi négligent que les Belmont pour les laisser traîner chez eux !

Sans souci de l’équilibre fragile de l’échafaudage capillaire qui lui mettait la tête à mi-chemin des pieds, Aldo empoigna la dame par le bras pour l’entraîner vers le premier buffet venu :