— Bien sûr ! Qui ne risque rien…
La limousine roulant alors vers les garages, Adalbert engagea la Ford dans l’allée d’entrée et l’arrêta entre les deux préposés qui avec ensemble se penchèrent vers les portières.
— Vos invitations, Messieurs ?
— Nous venons d’arriver à Newport et nous n’en avons pas, dit Aldo avec toute l’autorité dont il était capable. Nous sommes des amis de Miss Forsythe et nous avons besoin de lui parler !
— Désolé, Monsieur, mais sans invitation vous n’entrerez pas.
Deux billets verts apparurent entre les doigts de Morosini :
— Ceci ne peut-il les remplacer ?
À sa surprise le visage de l’homme se ferma :
— Certainement pas, Monsieur. Veuillez faire demi-tour !
— Nous venons de vous dire que nous voulions parler à Miss Forsythe, relaya Adalbert. Que l’un de vous fasse au moins l’effort d’aller la prévenir. Nous sommes…
— Inutile ! Nos ordres sont formels : nous ne devons en aucun cas abandonner notre poste ni laisser entrer sans le carton bleu.
— Les ordres de qui ? De Monsieur Schwob ?
— Non. De Mr Ricci. C’est aujourd’hui son thé de fiançailles.
— Un thé ? fit Aldo dédaigneux. D’habitude on donne un dîner ? Ses affaires sont si mauvaises ?
— Non mais étant donné son veuvage relativement récent, il a décidé de faire les choses plus simplement et il ne reçoit que les intimes. Veuillez à présent circuler sans nous obliger à réclamer de l’aide.
Sans insister Adalbert fit reculer la voiture jusqu’à la route qu’il reprit en sens inverse :
— Je ne sais pas si tu as remarqué mais sous sa livrée à l’ancienne ce larbin avait un pistolet ?
— L’autre aussi ! Décidément Ricci tient à préserver son « intimité ». Il est vrai que quand on y admet quelque deux cents personnes on comprend que cela nécessite du monde. Il ne nous reste plus qu’à attendre le bal Belmont et, pour commencer, aller chez le Chinois !
— Et dès la nuit tombée, on retourne au Palazzo. Ricci ne va certainement pas rentrer se coucher à sept heures du soir !
La première partie du programme se déroula sans difficultés. On passa commande de deux costumes après quoi Aldo décida d’aller prendre le « thé » à la White Horse Tavern. Il n’avait pas revu Ted Mawes depuis que celui-ci l’avait autant dire fichu à la porte et il voulait prendre la température de l’aubergiste.
Il s’attendait à une réception impersonnelle, voire glaciale or il n’en fut rien. À peine eut-il fait choix d’une table à l’écart du bar que Ted lui-même repoussant la serveuse qui se présentait s’approcha en disant qu’il allait prendre la commande.
— Je suis content que vous soyez venu, dit-il, parce qu’il faut que je vous parle. Mais auparavant je dois vous demander de m’excuser pour l’autre jour. Mon attitude était indigne de moi et des traditions de la Tavern.
Il semblait si sincèrement désolé qu’Aldo lui tendit la main spontanément :
— N’y pensez plus et buvez quelque chose avec nous ! Je vous présente Monsieur Vidal-Pellicorne, mon ami et mon… associé. Je suppose qu’à cette heure ce sera du thé ?
— Difficile de faire autrement. Trois thés, Nancy ! brailla-t-il en s’installant sur le banc à côté d’Adalbert. Puis, plus bas, il ajouta « La vérité est que j’ai vraiment eu la trouille ce matin-là… Voyez-vous, quand on l’a emmené au bateau j’ai cru voir une ombre… »
— Pourquoi ne l’avoir pas dit ?
— Parce que je pouvais aussi bien avoir rêvé. On avait pas mal bu ce soir-là mais quoi qu’il en soit j’ai ressenti une irrésistible envie de me sortir de tout ça et de vivre ma vie sans plus m’occuper de celle des autres. D’où mon attitude… Je l’ai regrettée aussitôt d’ailleurs mais la baronne est venue vous chercher et ça m’a rassuré que vous alliez chez les Belmont. Ils représentent ici une sacrée garantie et personne n’oserait s’attaquer à eux alors moi je pouvais respirer. Seulement, ce matin, le Mandala est revenu… mais vous le savez peut-être ?
— Non. Si elle l’a su la baronne n’a pas jugé bon de me le dire. Pourquoi l’aurait-elle fait ? Elle n’a pas à me tenir au courant des allées et venues du yacht familial.
— Peu importe. Ce qui compte, c’est ce que m’a raconté le captain Blake quand il est venu boire son pot de café habituel : son passager n’a pas fait plus de trente pas sur les quais de New York : il a reçu, entre les épaules, un couteau qui l’a étendu raide mort. C’est pourquoi si vous n’étiez pas venu je serais allé à Belmont Castle afin de vous prévenir.
— Et vous avez peur à nouveau ?
— Pas pour moi. À la réflexion je suis dans le pays une espèce de monument historique auquel on tient et il faudrait y regarder à deux fois avant de m’effacer du paysage. Et puis j’ai pris mes précautions mais vous, il va falloir que vous fassiez attention. Vous êtes un étranger et un mauvais coup est vite arrivé. Alors vous devriez éviter de sortir…
— Mais c’est que, justement, je ne suis pas venu pour rester enfermé, fit Aldo en se beurrant un « bun » qu’il enfourna avec une nouvelle tasse de thé. Et à ce propos nous sommes allés ce tantôt jusque chez Mrs Bascombe.
— Vous feriez mieux de la laisser tranquille. Elle a eu suffisamment de malheurs et si on vous voit trop souvent rôder dans sa solitude…
— Une solitude qu’elle partageait avec une jeune femme ou une jeune fille qu’elle semblait bien connaître. Nous avons pu les entendre rire et bavarder mais sans réussir à saisir leurs paroles…
— Ah bon ! C’est nouveau ? Elle était comment votre jeune femme ?
— Robe blanche à petites fleurs rouges, vaste capeline cachant entièrement le visage. À part ça des bras minces dont l’un portait une montre-bracelet, et de jolies jambes. Une peau claire mais nous n’avons rien vu de la figure ni de la couleur des cheveux.
Les sourcils de l’aubergiste se relevèrent de deux bons centimètres.
— Je ne vois pas ! Une touriste de passage mais en ce cas je ne m’explique pas pourquoi Betty qui est sauvage comme une chèvre lui ferait des sourires et ici, je ne vois personne qui corresponde à votre description. Cependant je peux toujours ouvrir les yeux et, au besoin, aller demander à Betty de qui il s’agit. Ça vous intéresse tellement ?
— Oui. Comme tout ce qui touche à cette femme parce que je suis persuadé qu’elle en sait beaucoup plus sur Ricci que nous tous réunis. Et c’est normal : la haine rend vigilant…
Un violent coup de tonnerre lui coupa la parole. Pris par leur sujet aucun des trois hommes n’avait remarqué que le jour baissait de façon inhabituelle et que de noirs nuages s’accumulaient sur l’île. Simultanément l’un d’eux creva en une pluie diluvienne où se noya le paysage. Refusant le dîner que leur offrait Ted Mawes, Aldo et Adalbert se précipitèrent pour relever la capote de la voiture avant que celle-ci ne soit transformée en baignoire, s’y embarquèrent déjà trempés et se hâtèrent de regagner, à travers des trombes d’eau où brillaient comme des phares les grandes résidences illuminées, les régions sèches de Belmont Castle.
— J’ai l’impression que, pour ce soir, notre expédition est dans le lac, soupira Adalbert. Ce n’est vraiment pas un temps à grimper aux arbres.
— Ce qui ne se fait pas un jour peut se faire le lendemain, émit Aldo sentencieux.
— C’est de toi ?
— Non. De César Borgia. Il l’a dit un soir où il venait de rater l’assassinat de son beau-frère.
Malheureusement le lendemain il faisait toujours aussi mauvais. Le gros orage qui dura la nuit entière, réduisant au désespoir deux maîtresses de maison dont l’une avait prévu un concert champêtre et l’autre une fête vénitienne autour d’un miroir d’eau qu’elle avait fait installer à grands frais, déglingua le temps pour plusieurs jours désertifiant les plages d’où avaient disparu parasols et transatlantiques. Seuls quelques rares baigneurs pourvus d’un cuir plus épais que celui des autres s’aventurèrent bravement dans les flots gris crêtés d’écume. En tête de ces héros, John-Augustus qui déclarait à qui voulait l’entendre que la température de l’eau était infiniment plus agréable que celle de l’air et que rien n’était meilleur pour la santé que les revigorantes gifles de l’océan. À ce régime il prit une bronchite qui acheva de mettre sa femme hors d’elle.
— Vous trouvez que je n’ai pas assez de soucis ? Mon grand bal est à la veille de se voir rétrécir entre les murs de cette maison et vous prenez un malin plaisir à vous rendre malade ?
— Que j’y assiste ou pas ne fait pour vous ni chaud ni froid ! protesta-t-il. Et je vous ferai remarquer que même si le jardin vous est hostile, vous avez à l’intérieur assez de salons et même de terrasses que l’on peut recouvrir d’un vélum pour que six ou sept cents personnes puissent s’y agiter ! Si on ne dansait que par beau temps à Newport, ce ne serait pas souvent ! Et vous n’avez pas l’air de vous en priver beaucoup ?
La jeune femme en effet sortait tous les soirs pour aller rejoindre la joyeuse bande du Yacht Club où le jazz faisait rage jusqu’à l’aube. Les autres habitants du Castle – Pauline, Aldo et Adalbert – prirent leurs quartiers dans la bibliothèque où dans la vaste cheminée on allumait très souvent des feux de pins odorants afin de préserver les livres de l’humidité marine. On pouvait y lire, jouer au bridge ou aux échecs, prendre le thé dans une atmosphère paisible et confortable à l’écart des salons envahis parfois par Cynthia et sa bande. Convenablement « bâchés » on fit aussi, en dépit des rafales de vent et de pluie, de grandes promenades sur les plages presque aussi désertes que durant les tempêtes d’équinoxe. On se serait cru en automne et Cynthia abordait aux rives du désespoir quand, la veille de son bal, le ciel se nettoya et l’été reparut dans toute sa splendeur. Une armée de jardiniers se mit à l’œuvre pour réparer les dégâts, changer les plantes et les fleurs abîmées, nettoyer les tennis, la piscine sur laquelle on étala des nénuphars, installer des arceaux fleuris et passer les allées au peigne fin. C’est tout juste si l’on ne passa pas la pelouse à l’aspirateur mais au jour et à l’heure dits, la majestueuse demeure et ses jardins où brûlaient des centaines de lanternes vénitiennes ressemblaient à un théâtre de contes de fées et illuminaient la nuit. Quelque part des violons jouaient du Vivaldi.
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