— Tu crois que ce sont les préparatifs du mariage ? demanda Adalbert.
— Cela y ressemble fort. La dernière fois que je suis venu on aurait pu croire le palais abandonné alors qu’il y avait du monde à l’intérieur…
Le rugissement d’un klaxon lui coupa la parole et le fit s’écarter de la grille afin de livrer passage à la camionnette de l’épicier tellement chargée que ses portes arrière entrouvertes étaient retenues par des cordes. Poli, le chauffeur toucha sa casquette en passant près d’eux puis se dirigea vers l’entrée des cuisines.
— Descendons pour voir l’autre façade, dit Aldo. Je voudrais vérifier…
Ils longèrent le mur qui suivait la pente du terrain jusqu’à la plage déserte d’où l’impeccable velours vert d’une vaste pelouse remontait vers les plates-bandes. Là, des jardiniers s’activaient à planter une multitude de rosiers blancs, de lis et de marguerites :
— Ça ne te rappelle pas les bords de Loire et le mariage d’Eric Ferrals(20) ? remarqua Adalbert. On avait de même planté en catastrophe des quantités de fleurs blanches. La noce n’est plus loin…
Aldo ne répondit pas. En équilibre sur un rocher, il observait le palais avec les jumelles qu’il avait emportées. De ce côté, pareillement, toutes les fenêtres étaient ouvertes à l’exception des deux extrêmes à droite du rez-de-chaussée et des deux qui se trouvaient immédiatement au-dessus. Ces dernières, il le savait à présent, étaient celles de l’étrange chambre nuptiale d’où seul l’époux ressortait vivant… Aldo tendit ensuite les jumelles à Adalbert qui l’avait rejoint et qui à son tour observa le phénomène.
— Il faudra aller voir ça de plus près, conclut celui-ci en restituant l’appareil.
— J’y ai pensé avant toi mais ce qui manque c’est le moyen. Si tu essaies de forcer l’une des portes qui sont dans le mur, tu déclenches un carillon à rendre sourd !
— Et l’idée d’escalader le mur ne t’est pas venue ?
— Tu l’as vu, le mur ? Une plantation de verres cassés. Tu ne peux pas t’y accrocher sans y laisser un doigt ou deux sinon la main. La solution serait peut-être de passer par les rochers à marée basse comme je viens de le faire pour jeter un coup d’œil mais à marée haute on ne passe pas.
— Avec une marée basse par une nuit pas convenable ça devrait s’arranger ?
— Il faudrait qu’elle soit assez claire pour ne pas se rompre le cou et pourtant suffisamment sombre pour pouvoir remonter la plage, la pelouse et les jardins sans se faire repérer depuis la maison. Tu as vu combien de fenêtres regardent de ce côté ?
Vidal-Pellicorne se mit à fourrager dans sa tignasse couleur de blé mûr, ce qui était chez lui signe de grande réflexion :
— Tu ne serais pas devenu un peu trop prudent ? avança-t-il doucement. L’âge peut-être ? Ou le poids des responsabilités ?
— Ni l’un ni l’autre ! Je te ferai simplement remarquer que je suis ici tout seul à me battre contre un problème de taille : mettre Ricci hors d’état de nuire, l’empêcher de massacrer une nouvelle épouse et – accessoirement ! – essayer de lui reprendre les joyaux de la Sorcière.
— Pour les deux premiers postulats je suis d’accord mais le troisième me paraît sujet à caution. Que Ricci ait tué à plusieurs reprises pour les voler n’en fait pas de toi pour autant le propriétaire ? En outre, ce sont des bijoux « rouges » et ceux-là d’habitude tu ne les collectionnes pas ?
— Non mais estimant que bien mal acquis ne doit pas profiter je les vendrais volontiers au profit de la pauvre et charmante Violaine Dostel et peut-être aussi de Betty Bascombe dont le fils a payé pour les crimes d’un autre. J’ai même une cliente.
— Qui ?
— Ton ex-future belle-mère ! Ava Ribblesdale… il fallait que je l’appâte avec quelque chose, ajouta vivement Morosini en voyant s’allonger la mine de son ami qui acheva la phrase à sa place :
— … pour qu’elle oblige sa fille à retirer sa plainte ? Ça a dû te coûter ? ricana Adalbert. Aux dernières nouvelles tu la fuyais comme la peste !
— Quand on veut souper avec le Diable il faut se munir d’une longue cuillère ! fit Aldo d’un ton doctoral. C’est ce que j’ai fait, voilà tout. À présent cherchons un moyen d’entrer là-dedans sans nous faire pincer. À deux ce doit être plus facile qu’en solo.
Lentement, ils firent le tour du domaine cherchant un trou quelconque, une faiblesse dans la défense de cette place forte jusqu’à ce qu’enfin, à un endroit envahi par les broussailles, Adalbert découvre un vieux pin dont les branches, courbées par les vents fréquents, passaient au-dessus de la muraille. Cependant il était aussi évident qu’aucune de ces branches ne pourrait soutenir un homme.
— Ce qu’il nous faut, décréta Adalbert après examen, c’est une corde solide et suffisamment longue pour pouvoir la passer autour de la ramure sommitale qui penche dans la bonne direction. L’un de nous se laisse descendre dans les jardins et l’autre reste sur place pour l’aider à remonter.
— Tu vois que j’avais raison de te dire que j’avais besoin de toi ? s’exclama Aldo. Ensemble on est imbattables et si tu es d’accord on sera là cette nuit !
Le goût du combat lui revenait d’un coup avec cette foi dans l’avenir qui, depuis quelques jours, lui faisait dangereusement faute. Sans pécher par trop d’optimisme, il pouvait envisager, à présent, de sortir du piège où il s’était fourré avec les honneurs de la guerre.
Ils reprirent la voiture mais au lieu de rentrer directement, Aldo indiqua le chemin menant à la crique Bascombe. Adalbert n’ignorant plus rien de ce qu’Aldo savait de Betty, il pouvait être profitable de le laisser courir sa chance auprès d’elle ? Avec les femmes d’un certain âge, Adalbert usait d’une méthode et même d’un charme bon enfant bien différent du sien propre et qui réussissait souvent beaucoup mieux. Mais quand le roadster s’arrêta en haut du chemin menant à la maisonnette de Betty, ils la virent assise sur la marche qu’Aldo n’avait qu’un instant partagée avec elle. Or elle n’y était pas seule : une jeune femme ou une jeune fille – si l’on s’en tenait aux bras et jambes nues dépassant d’une robe en cotonnade fleurie – se tenait à ses côtés et elles bavardaient avec animation. La tête de la visiteuse disparaissait complètement sous un large chapeau de paille destiné à la protéger du soleil. Chose extraordinaire, Betty semblait prendre plaisir à leur conversation et ceux qui l’observaient purent la voir sourire à plusieurs reprises.
Une amie sans doute. Ted n’avait-il pas laissé entendre qu’elle en possédait encore dans la population ? Peut-être une « fiancée » du malheureux Peter dont on disait qu’il était « simple » mais beau ? Aldo crut déceler une intimité entre les deux femmes et se sentit tout à coup gêné de les épier ainsi.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Adalbert devant le silence de son ami.
— On rentre. Cette jeune personne n’a certainement rien à nous apprendre et je ne nous vois pas suivre « discrètement » en voiture une simple bicyclette, ajouta Aldo en désignant celle qui était appuyée contre la maison. Puisqu’on a le temps on peut aller visiter le tailleur chinois. Ce sera toujours ça de fait…
— Cette histoire de mascarade ne m’emballe qu’à moitié, grogna Adalbert en redémarrant doucement.
— J’ai d’abord pensé comme toi mais à la réflexion c’est plutôt une bonne idée. Si l’on porte des masques, on peut aborder qui l’on veut en restant anonyme. Cela ouvre des perspectives.
— Avec qui veux-tu causer ? Avec Ricci ?
— Peut-être. Et pourquoi donc pas avec notre chère Hilary ? Dieu m’est témoin que je ne l’aime guère mais avons-nous le droit de la laisser courir à une mort certaine sans lever le petit doigt ? C’est une femme malgré tout.
— Je me demande si elle ne le sait pas, fit Adalbert songeur. Souviens-toi du soin avec lequel était monté son plan pour s’approprier les « sorts sacrés(21) » ? Telle que nous la connaissons, elle a dû prendre des renseignements avant de jeter son dévolu sur ce type.
— Possible… et même probable mais je préfère en avoir le cœur net.
— Tu sais où elle habite, je suppose ?
— Oui pourquoi ? Tu veux y aller faire un tour ?
— J’aimerais, oui. Il me semble que si, moi, je pouvais lui parler seul à seul, j’aurais peut-être plus de chance de la convaincre de renoncer que…
— … que moi dont elle a failli tuer la famille ? Autrement dit Lisa alors enceinte et les jumeaux ? J’ai évidemment toutes les raisons de la haïr et elle toutes les raisons de se méfier de moi. Prends la première rue à droite pour rejoindre Bellevue Avenue ! On va aux « Oaks ».
Patinée par le temps, solide comme son emblème, la propriété des Schwob ne revendiquait aucune ressemblance avec les modèles « historiques » des alentours. C’était seulement une grosse maison coloniale en pierres grises et fenêtres blanches avec un porche à quatre colonnes surmontées d’un fronton mais sa sévérité était adoucie par les nombreuses plantes grimpantes – rosiers blancs, clématites bleues qui couvraient ses murs et donnaient l’impression que le jardin – très fleuri à l’exception de l’inévitable pelouse ! – montait à l’assaut de la maison.
Quand Morosini et Vidal-Pellicorne s’en approchèrent, il y avait foule dans les allées et autour d’un pavillon de toile blanche rayée de jaune planté au milieu de l’herbe verte où de nombreuses tables juponnées de lin brodé étaient disposées. À l’entrée deux serviteurs en livrées blanches s’occupaient de vérifier les invitations des occupants d’une limousine grenat.
— Allons bon ! Une garden-party ! soupira Aldo. Ton entretien à cœur ouvert n’est pas pour aujourd’hui.
— On pourrait essayer d’entrer ?
— Sans invitation ou sans être accompagné, n’y compte pas ! Regarde plutôt les deux préposés à la grille ! Le charme de ce pays dit de la Liberté est que les cloisonnements y sont plus sévères que n’importe où. Tu veux essayer ?
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