— Pourquoi en bicyclette alors qu’il y a un garage plein de voitures ? grogna Adalbert qui détestait se fatiguer quand il pouvait faire autrement.
— C’est un moyen de locomotion très employé dans le coin et il permet de passer inaperçu facilement.
— Mais qui donc souhaite passer inaperçu pendant la Season de Newport ? Plus on se montre plus on est dans le vent.
Le premier coup de cloche annonçant le déjeuner coupa court à la conversation et expédia Adalbert vers sa chambre afin de revêtir une tenue plus adéquate qu’un peignoir de bain. Il fit même des prodiges de rapidité et au second coup, il rejoignait Aldo sur le palier pour descendre avec lui.
Cette fois Pauline n’était pas seule sur la terrasse fleurie de rosiers grimpants sous un vélum de toile rayée bleu et blanc : il y avait là une femme d’une trentaine d’années dont les courts cheveux blonds s’ébouriffaient savamment autour d’un joli visage sans beaucoup de caractère en dehors des sourcils placés assez hauts pour donner à ses yeux bruns un air perpétuellement étonné. On était en présence de l’invisible Cynthia. Vêtue de la rituelle flanelle du tennis – à l’heure du lunch c’était ce que l’on portait le plus souvent avec la tenue de cheval ou celle de golf – elle offrit aux deux hommes tour à tour une main un peu trop bien manucurée pour une sportive accompagnée d’une bienvenue assez conventionnelle en ce sens que le titre princier d’Aldo lui arracha un sourire plus étincelant que celui généré par les diplômes universitaires d’Adalbert. Il s’épanouit cependant davantage en apprenant que celui-ci avait cessé d’orner les salons d’Alice Astor pour se joindre aux illustrations de Belmont Castle. Cynthia exécrait sa voisine et n’en faisait pas mystère.
On se mit à table sans attendre John-Augustus qui naturellement était en retard et tout de suite la conversation s’engagea sur le bal que l’on donnait la semaine suivante et qui était la grande affaire pour Cynthia. C’est dire qu’elle se réduisit à une sorte de monologue, coupé de temps en temps par une réflexion de Pauline et qui ne prit fin qu’avec l’apparition à peine confuse de son époux. Juste le temps pour John-Augustus de souhaiter à Vidal-Pellicorne une chaleureuse bienvenue et il embrayait sur les mérites exceptionnels de son nouveau bateau trouvant pour les vanter des accents lyriques auxquels ne manquaient que les trompettes d’Aïda en musique de fond. Cynthia perdit patience, se révolta contre cet envahissement maritime, échangea avec son mari quelques propos aigre-doux et quitta la table au dessert en déclarant qu’elle se ferait servir le café chez elle où, au moins, elle aurait tout loisir de penser à ses projets de fête. Durant ce repas, ni Aldo ni Adalbert n’avaient articulé une parole.
À peine Cynthia avait-elle disparu que les échos nasillards de son banjo atterrissaient sur la terrasse. John-Augustus cessa d’engloutir son fromage de Stilton arrosé de porto pour hausser les épaules et dire à sa sœur d’un ton mécontent :
— J’espère que vous allez vous en occuper vous aussi ? Si on la laisse opérer seule, elle est capable d’aller chercher un jazz noir pour son bal XVIIIe siècle, histoire de faire contraste, je suppose ?
Pauline se laissa aller contre le dossier de son fauteuil d’osier, croisa les doigts et soupira :
— Je me demande s’il vous vient parfois à l’idée, Cynthia et vous, que vous faites partie des gens les plus mal élevés d’un pays dont la politesse n’est pas la qualité dominante. Vous vous êtes relayés pour nous assommer, elle de son bal, vous de votre bateau ! Dieu que vous êtes agaçants !
John-Augustus, les yeux plissés de malice, eut un petit rire mais abandonna son fromage arrosé pour regarder les trois personnages qui restaient à table :
— Je sais… et je vous en demande humblement pardon mais si je n’avais monopolisé la conversation, on n’aurait entendu que ma femme. Au moins je vous ai offert un peu de variété. Le bal, encore le bal, toujours le bal on ne parle que de ça depuis deux mois !
— Grâce au Ciel je n’habite pas avec vous !… Quant à la soirée je ne vois pas en quoi elle va différer des autres, plus ou moins pittoresques auxquelles nous avons eu droit.
— En ceci : vous allez tous devoir porter des costumes blancs… mais du XVIIIe siècle. Et vous n’imaginez pas ce que c’est : à vous les robes à paniers, les culottes collantes, les souliers à boucles qui vont vous martyriser les pieds, les perruques… et la poudre, hélas ! Surtout la poudre ! On va en retrouver partout. S’il prenait fantaisie à quelqu’un de tuer son prochain au cours de cette damnée sauterie, la Police pourrait relever toutes les empreintes digitales qu’elle voudrait ! Et encore vous ne savez pas à quoi vous avez échappé, continua-t-il voyant les mines consternées des trois autres, Cynthia voulait ressusciter les dieux de l’Olympe !… On se serait marché sur les pieds entre Jupiters armés d’éclairs en carton doré car pour Vulcain il y aurait eu évidemment nettement moins de candidats.
— Je me demande si ce n’est pas ce que j’aurais préféré ? fit Pauline rêveuse. Le costume grec est assez flatteur pour les hommes qui ont de belles jambes…
— Ne rêvez pas et pensez plutôt à cette quantité de Vénus arthritiques ou obèses auxquelles nous échappons…
Aldo se mit à rire mais objecta qu’il ne pourrait assister au bal à moins que l’on accepte de le supporter en habit moderne. Même chose pour Adalbert mais John-Augustus avait réponse à tout :
— Que nenni ! Il y a ici des kilomètres de satin, velours et autres brocarts que j’y ai empilés à l’intention des invités prévenus trop tard et que les exigences de Cynthia mettraient dans l’embarras. Nous avons aussi, près de la synagogue un tailleur chinois qui vous fera en vingt-quatre heures ce que vous voudrez… à condition de lui donner un dessin sinon gare aux aventures ! Vous pourriez vous retrouver en mandarin chinois…
— Il y en avait au XVIIIe siècle, fit Adalbert rêveur. Ce ne serait peut-être pas une si mauvaise idée. Peut-on savoir ce que vous avez choisi pour vous-même, Mr Belmont ?
— Appelez-moi John-Augustus ! C’est plus simple. Quant à votre question…
— Parions que j’y réponds ! s’écria sa sœur. Un marin ! Et je pencherais pour John Paul Jones ?
— Ce que vous pouvez être agaçante ! s’écria l’interpellé en se levant de table. Voilà ma surprise à l’eau ! Gentlemen ! Avec votre permission je me retire parce que je me sens le besoin d’une petite sieste et je vous conseille d’en faire autant.
— Nous pensions à une promenade, objecta Aldo. Il fait un temps idéal…
— En ce cas prenez toutes les voitures ou les chevaux que vous voudrez ! clama John-Augustus en rentrant dans la maison. Vous êtes chez vous… J’irais bien avec vous mais il faut que je me trouve un costume ! Cette dinde possède le rare talent de vous casser les oreilles avec un sujet sans rien vous dire de l’essentiel ! Et vous devriez vous aussi aller faire un tour chez Tong Li.
— Nous irons dès ce soir, promit Aldo. Mais, à propos de ce bal, me trouveriez-vous indiscret si je vous demandais qui y sera ?
— Pas du tout… À peu près la totalité du gratin de l’île.
— Sauf les Astor, j’imagine ?
— Sauf Alice Astor ! rectifia la baronne, que Cynthia et moi, pour une fois d’accord, détestons à l’unisson mais Ava sera présente… déguisée en reine. Vous devinez laquelle ?
— Marie-Antoinette ?
— Gagné ! L’inconvénient est qu’il y en aura peut-être deux ou trois autres mais cela mettra un peu… d’animation.
— Les Schwob sont-ils invités ?
— Il est impossible de les laisser de côté… Je devine ce que vous avez derrière la tête, mon cher Aldo : vous voulez savoir si Ricci et sa dernière fiancée les accompagneront ? Dès l’instant où elle habite les « Oaks » elle fait partie de la famille et naturellement ils l’amèneront. En conséquence Ricci sera du lot ! À quoi pensez-vous ?
— À rien de très précis mais je crois que la rencontre pourrait être intéressante. À ce soir, baronne.
Après sa nuit de prison, Adalbert se serait volontiers abandonné à la tentation d’aller faire un somme mais, sa curiosité étant, elle, bien éveillée, il opta pour la balade à condition que ce ne soit pas à cheval. Il « montait » convenablement – éducation oblige ! – mais n’avait jamais vraiment compris quel plaisir on pouvait éprouver à se laisser secouer durant des heures sur le dos d’un animal fantasque dont on ne pouvait être sûr qu’il n’allait pas, sur un coup de tête, se débarrasser de vous dans une haie ou un fossé boueux à des kilomètres de toute habitation avant de s’en retourner tranquillement à son écurie. En revanche il adorait les chevaux-vapeur et depuis son départ de Paris ne cessait de regretter sa chère Amilcar rouge, teigneuse et pétaradante à souhait.
Dans le garage où s’alignaient une demi-douzaine de luxueuses bagnoles, il opta sans hésiter pour la plus modeste, un roadster Ford gris gainé de cuir bordeaux au volant duquel il s’installa avec une telle satisfaction qu’Aldo se garda de lui disputer la place : il se contenterait du rôle de navigateur. En un quart d’heure on fut en vue du Palazzo Ricci.
L’endroit pour une fois n’était pas désert grâce à l’énorme pique-nique qui avait lieu dans la propriété la plus proche. L’air était empli de l’odeur des viandes rôties et du charbon de bois et au travers des arbres on pouvait voir s’agiter des hommes et des femmes en tenues claires. Il y avait aussi du monde sur la route : des curieux à pied ou à bicyclette. Ainsi que des invités retardataires. Adalbert rangea la voiture, stoppa le moteur et suivit Aldo déjà descendu.
Ils se trouvaient sur l’arrière du Palazzo défendu par une imposante grille ouvragée à travers laquelle on pouvait constater l’agitation qui y régnait. Les fenêtres étaient ouvertes pour un nettoyage à grande échelle. Des laveurs de carreaux étaient à l’œuvre et par moments, le vacarme des aspirateurs couvrait les échos du jazz. On nettoyait également les statues, les fontaines des jardins et de la terrasse où des hommes alignaient les orangers en pots couverts de fruits.
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