Vivement descendus de voiture, Pauline et Aldo s’approchèrent suffisamment pour entendre Dan Morris signifier sa libération à Adalbert et le majordome d’Alice lui demander dans quel hôtel il voulait que ses affaires soient déposées à moins qu’il ne préfère qu’on les porte directement au quai d’embarquement du ferry. L’humiliation supplémentaire infligée à son ami fit bondir Aldo mais d’une poigne vigoureuse, Pauline le fit tenir tranquille tandis que sa voix clamait :

— Chez moi ! Si ces parvenus d’Astor sont assez mesquins pour refuser de reconnaître leurs torts envers un illustre savant gravement offensé par eux, nous autres les Belmont le supplions de bien vouloir honorer notre demeure de sa présence !

Cette entrée en matière un rien théâtrale perça le cocon d’apathie d’Adalbert qui trouva même pour la jeune femme l’ébauche d’un sourire :

— Merci à vous, Madame, mais vous comprendrez sans peine que je n’ai plus qu’une seule envie : m’éloigner le plus tôt possible. Le quai d’embarquement fait tout à fait mon affaire.

— Pas la mienne ! fit Aldo que Pauline masquait jusqu’alors. Tu partiras quand tu voudras mais avec les honneurs de la guerre. Pas ainsi. Pas comme un domestique chassé pour indélicatesse ! Cette garce te doit des excuses !

— Qu’elle les garde ! Cela ne m’intéresse pas !

— Tu n’as pas envie de savoir où est passé le foutu collier de Tout-Ank-Amon ? Je t’ai connu plus curieux…

— Non… Non, tu vois, même ça je n’ai pas envie de le savoir. Peut-être parce que je le sais déjà…

— Ivanov bien sûr ? Il a tenté de me tuer sur l’Île-de-France parce qu’il me croyait à bord pour recevoir le collier après que tu l’aurais subtilisé…

— C’est pas vrai ?

— Oh si c’est vrai ! Demande à la baronne von Etzenberg ici présente et dont, moi, je te supplie d’accepter l’hospitalité !

— Par pitié, laisse-moi m’en aller ! J’en ai par-dessus la tête de cette histoire ! Pourquoi veux-tu m’obliger à rester ?

Aldo posa une main sur l’épaule de son ami et la serra en le regardant au fond des yeux :

— Parce que moi j’ai besoin de toi ! Et tu ne sais pas à quel point…



CHAPITRE XI


LA FÊTE CHEZ CYNTHIA

Adalbert connaissait trop bien son ami pour douter une seule minute de sa parole dès l’instant où il demandait son aide. Aussi se laissa-t-il conduire à la voiture sans plus protester. Il fut plus difficile de convaincre le serviteur d’Alice d’aller décharger son fourgon à Belmont Castle :

— Je crains fort, déclara-t-il à Pauline, que Madame la princesse et aussi lady Ribblesdale ne me fassent de vifs reproches si je dévie des ordres reçus. La conséquence en pourrait être jusqu’à…

— Jusqu’à vous flanquer à la porte ?… Oui, telles que je les connais elles en sont capables. En ce cas, pourquoi n’entreriez-vous pas à notre service ?

— Ce serait avec joie, Madame la baronne n’en doute pas mais… il y a Beddoes qui pourrait ne pas apprécier et je n’aimerais pas me retrouver sous ses ordres. Et puis il y a aussi… Clémentine, la femme de chambre de Madame la princesse…

— Auprès de qui vous souhaitez rester ? fit Pauline en riant. Je peux le comprendre ! Eh bien, je vais téléphoner audit Beddoes pour qu’il envoie un de nos transports. Dès qu’il sera là vous déchargerez et vous pourrez rentrer à Beaulieu en toute tranquillité et dire de bonne foi que vous avez déposé les bagages de Monsieur Vidal-Pellicorne devant le bureau du shérif ?… Ce qui fera encore plus plaisir à votre maîtresse…

Quelques minutes plus tard, Adalbert faisait chez les Belmont une entrée relativement discrète. La toujours invisible Cynthia dormait encore, John-Augustus était sur son bateau et ce fut l’admirable Beddoes qui, avec un tact surhumain, assura l’entrée d’Adalbert dans la maison sans qu’aucun domestique pût le voir sous son apparence de repris de justice. Il lui attribua une chambre dans l’aile opposée à Beaulieu tandis qu’Aldo l’emmenait chez lui pour qu’il pût faire toilette sans attendre l’arrivée de ses valises. Il poussa même la sollicitude jusqu’à lui monter, en personne, un plateau lui permettant de se réconforter en attendant le lunch encore éloigné.

Adalbert accepta ces attentions en silence et alla s’enfermer dans la salle de bains d’Aldo mais quand il en sortit drapé dans un peignoir en tissu éponge bleu azur, rasé de près et les cheveux humides, celui qui l’attendait avec un rien d’inquiétude en fumant cigarette sur cigarette eut un soupir de soulagement : l’œil avait retrouvé sa vivacité et il était évident que l’ancien Adalbert pointait le bout de l’oreille. Il avala coup sur coup trois tasses de café avec autant de toasts beurrés sous une couche de marmelade d’oranges, accepta la cigarette que lui proposait Aldo, se laissa aller dans son fauteuil et finalement adressa à son ami l’ombre d’un sourire :

— D’abord merci pour ce que tu fais ! Je n’ai pas conscience de l’avoir mérité et je me sens grotesque ! Belle image que je viens d’étaler…

— Arrête s’il te plaît ! Quand tu m’as sorti des prisons turques à Istamboul, je n’étais pas plus frais ! Alors on efface tout et on recommence ?

— Avec enthousiasme ! s’écria Adalbert. Maintenant raconte ! Sur le paquebot tu m’avais parlé d’une parure et d’un assassin avec au moins trois crimes sur la conscience ?

— Bravo ! Pour quelqu’un qui n’avait pas l’air d’y prêter attention tu as tout de même bien enregistré ! Il me reste à expliquer…

À sa manière calme, précise mais sans oublier le moindre détail, Aldo refit pour son ami ce qui lui faisait un peu l’effet du récit de Théramène mais l’attention extrême que lui portait Adalbert l’encourageait. Quand il en vint à la confession d’Agostino, l’égyptologue réagit :

— C’est insensé cette histoire ! Il y a dedans quelque chose de médiéval. Comment imaginer à notre époque et surtout dans un pays encore trop jeune pour n’être pas brutal, la vieille légende des vierges livrées à quelque Minotaure caché ? Que le shérif soit acheté et complice, ce n’est pas étonnant mais il y a d’autres policiers à des rangs plus élevés, des magistrats…

— Il y a aussi la Mafia et sa sombre puissance. Si ton Minotaure – j’aime assez ta comparaison en passant ! – est l’une des puissances occultes il doit être à peu près intouchable…

— Et toi, pauvre innocent, tu t’es embarqué seul dans ce bourbier ?

— Voilà pourquoi je t’ai dit tout à l’heure que j’avais besoin de toi. Ricci va convoler encore une fois et il est à redouter que le scénario ne se renouvelle : il sera appelé on se sait où le soir des noces et quelques jours plus tard on retrouvera un corps ensanglanté. C’est ce que je voudrais éviter et j’en suis encore à chercher le moyen de pénétrer dans ce ridicule palais florentin…

— On peut toujours aller y faire un tour ensemble ? J’ai envie de voir de plus près. C’est pour quand le mariage ?

— Je ne sais pas mais les deux précédents ont eu lieu un 22 juillet.

— La fête de Marie-Madeleine, la pécheresse des Évangiles ? Le choix de la date n’est certainement pas fortuit. Les victimes seraient des filles de mauvaise vie qui recevraient ainsi leur châtiment ?

— Les deux premières, je l’ignore. En tout cas la malheureuse Jacqueline n’en était pas une : simplement une midinette qui croyait encore au Père Noël. Quant à la nouvelle fiancée, celle-là n’a rien d’un ange et si tu as, comme je l’espère, l’occasion de la voir, tu auras la surprise de ta vie.

— Je la connais ?

— « Nous » la connaissons et pas vraiment pour notre bien. Elle se fait appeler Mary Forsythe mais il s’agit de notre bonne vieille Hilary Dawson, autrement dit Margot la Pie !

Adalbert ouvrit des yeux énormes :

— C’est pas possible ?

— Oh que si ! Ses cheveux ne sont plus de ce joli blond suédois que tu aimais tant mais d’un ardent blond vénitien qui ne la change pas au point de la rendre méconnaissable. En outre très à l’aise dans son rôle de fiancée et c’est ce qui m’intrigue. Souhaite-t-elle se ranger en épousant un milliardaire et remiser ainsi sa pince-monseigneur ou bien pense-t-elle réaliser une affaire particulièrement fructueuse en acceptant d’épouser un homme qui n’a rien de séduisant avec peut-être l’idée de filer ensuite avec un magot confortable ? Peut-être même en s’en débarrassant. Elle n’est certainement pas sans avoir eu vent des précédentes unions d’Aloysius Cesare.

— Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans cette histoire de mariage : pourquoi aller jusque-là ?

— Tu veux dire pourquoi épouser ? C’est une question que je me suis posée. Sans parvenir à trouver de réponse mais je pense que tout tourne autour de Bianca Capello puisque Ricci ne convole qu’avec des filles qui lui ressemblent plus ou moins. Avec Hilary c’est plutôt moins, bien qu’elle ait fait en sorte d’approcher au maximum le modèle. Ce qui me fait penser qu’elle en sait peut-être plus que moi sur le sujet. Tu connais l’histoire de Bianca ?

— Pas vraiment.

— Dommage que Lisa ne soit pas avec nous : elle la raconte comme un ange. Avec moi ce sera beaucoup moins passionnant mais on ne peut donner que ce que l’on a.

Il s’exécuta de son mieux. Quand il eut fini Adalbert, songeur, fourrageait à deux mains dans ses cheveux à présent presque secs :

— Aucun doute, tu as raison. Ta Sorcière est le dénominateur commun. La première victime s’appelait Buenaventuri comme le premier époux et notre assassin ou complice de l’assassin Ricci comme le meurtrier dudit mari. Il ne nous manque plus que le fantôme de la dame hantant la réplique du palais Pitti. J’ai une fameuse envie d’aller le voir celui-là…

— On ira cet après-midi si tu veux. Une promenade en bicyclette te requinquera.