— Parlez pour vous ! émit Pauline qui faisait son apparition en sweater et jupe plissée blancs. Vous êtes certainement le seul de la famille à posséder ce tempérament d’ours polaire. Notre père détestait l’eau froide et notre chère maman n’a jamais je crois mis, de sa vie, un orteil dans quelque mer que ce soit et elle a fait deux fois le tour du monde.

— J’ai peut-être bénéficié d’une révélation ? L’eau est l’élément premier ! Qu’en pensez-vous Morosini ?

— J’appartiens à un peuple de coureurs des mers, ce qui dit tout. En outre j’aime nager et j’ai l’inten­tion d’y aller… mais un peu plus tard !

— Vous avez tort. Pendant que j’y pense, n’avez-vous pas souhaité hier rendre visite à notre voisine de Beaulieu ?

— En effet et le plus tôt sera le mieux.

— Beddoes va vous arranger ça. Il prend les rendez-vous comme un dieu !

— Que ne le prenez-vous comme secrétaire au lieu de cette endive réfrigérante qui a toujours l’air de flotter comme un fantôme dans votre maison de New York ? Je ne pourrai jamais m’y faire !

— C’est parce que vous manquez de psychologie. C’est vrai que Cooper a l’air d’un fantôme et c’est la raison pour laquelle il m’est précieux : il n’a pas son pareil pour terrifier les tapeurs et autres importuns. Il suffit qu’il sourie en leur montrant ses longues dents noirâtres et ils s’enfuient en criant « au secours ». Je vis tellement plus tranquille depuis que je l’ai ! Mais, en cas de besoin, je peux vous le prêter.

— Je viens de dire que je ne pourrais jamais m’y faire. Mes serviteurs non plus et je tiens à eux !

Quoi qu’il en soit, l’efficacité du maître d’hôtel reçut sa consécration sur le coup de dix heures : la princesse Obolensky attendait le prince Morosini à quatre heures très précises. Elle ne lui accorderait que peu de minutes le programme de sa journée étant lourdement chargé.

— Elle doit avoir rendez-vous avec tous les corps de métiers à la fois. La conservation de sa beauté lui prend un temps infini et lui coûte une fortune. Quel sacrilège si le coiffeur ou le masseur devaient l’attendre une ou deux minutes ! Je vous accompagnerais volontiers Aldo mais cela n’arrangerait pas vos affaires. La voiture vous attendra à quatre heures moins dix.

À quatre heures moins deux, une Rolls blanche équipée de son chauffeur et de son valet de pied tout aussi blancs suivait noblement la grande allée de Beaulieu et, à moins une, un laquais en livrée bleu France en ouvrait la portière devant Aldo impeccablement habillé de flanelle anglaise gris clair à fines rayures blanches, cravate de soie ton sur ton et coiffé d’un panama cavalièrement retroussé – il avait horreur des canotiers alors à la mode ! – qu’il remit, avec ses gants, au maître d’hôtel venu à sa rencontre. On l’introduisit dans un petit salon d’un Louis XV surdoré où régnaient le satin broché vieux rose et deux ou trois tableaux qu’il n’eut pas le temps de regarder : la pendule de marbre rose et bronze doré sonnait et sur le quatrième coup la porte opposée à celle qu’il venait de franchir s’ouvrait le faisant reculer d’environ trois millénaires. La belle Égyptienne qui s’avançait à sa rencontre avec une lenteur étudiée pouvait aussi bien être Cléopâtre que l’épouse de Ramsès II. Tout y était : la longue tunique de lin blanc finement plissée, les pieds nus dans des sandales dorées, l’épaisse chevelure noire en demi-lune – qui devait d’ailleurs être une perruque ! – les bijoux d’or et de lapis-lazuli dont le moindre n’était pas le collier aux béliers, source des ennuis d’Adalbert. En homme de goût – même si l’heure n’était pas celle d’un bal travesti ! – il apprécia l’image qu’on lui offrait. Cette femme était encore plus belle que lors de leur dernière rencontre sur le bateau et elle laissait flotter un parfum complexe assez grisant.

En parfait homme du monde il s’inclina devant elle mais, en se redressant, l’étincelle de son regard et le pli ironique de son demi-sourire révélaient ce qu’il pensait. Néanmoins il dit :

— N’étant pas égyptologue, j’ignore, Madame, comment il convient de saluer une apparition venue du fond des âges. La prosternation serait peut-être un peu beaucoup ?

— On ne vous en demande pas tant ! Que voulez-vous ?

Sèche et autoritaire la voix rompit le charme indéniable que dégageait la splendide image et rappela à Aldo celle d’Ava sa mère. Ce n’était pas le ton dont elle devait user avec ses amants sinon elle n’aurait sûrement pas réussi à réduire Adalbert à l’esclavage.

— Causer si vous le permettez, répondit-il en accentuant son sourire.

Alice releva plus haut encore son petit menton volontaire :

— Si c’est de ce sinistre imbécile déguisé en archéologue pour me voler mon collier vous perdez votre temps !

— C’est surtout lui qui l’a perdu, fit Morosini soudain cassant, en vous consacrant tant de jours… et de nuits dont l’archéologie française avait plus grand besoin que vous. En tous cas, pour une dame qui prétend remonter si loin dans les âges du passé, vous faites preuve d’une brièveté de mémoire surprenante.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’il n’y a pas si longtemps, ce « sinistre imbécile déguisé en égyptologue » – je vous cite ! – vous a procuré les services du plus brillant policier de Scotland Yard. Ou a-t-on fini par vous faire croire que Gordon Warren était lui aussi un imposteur ?

— Je ne l’ai jamais pensé mais, le joyau m’ayant été volé, il était de l’intérêt de cet individu de le faire retrouver sinon il ne lui était plus possible de se l’approprier. J’ai cru qu’il travaillait pour moi mais en fait, il travaillait pour lui.

— … et Warren aurait poussé la complaisance envers un voleur jusqu’à dîner chez lui et le traiter en ami comme vous avez pu le constater ? Est-ce que vous le prendriez pour un crétin, lui aussi ?

— Du tout mais il a pu être abusé comme je l’ai été moi-même. Je reconnais qu’il joue son rôle à merveille. C’est un grand comédien…

— Et moi qui suis son ami depuis des années, qui en ai fait le parrain de mon fils je suis quoi à vos yeux ? un illuminé, un complice ?…

La « princesse égyptienne » prit une cigarette dans un coffret en malachite, l’alluma et alla s’étendre avec nonchalance sur un canapé Louis XV où elle perdit la totalité de son aspect hiératique pour n’être plus qu’une jolie femme déguisée. Puis, sans prier son visiteur de s’asseoir, elle l’examina avec un bizarre sourire :

— Mais c’est l’évidence que vous êtes son complice ! Votre petite comédie à bord de l’Île-de-France était bien agencée : vous faisiez semblant d’être brouillés mais en réalité vous n’étiez là que pour recevoir le collier quand il vous le remettrait…

Dire qu’il l’avait crue intelligente ! Cette dinde était aussi stupidement vaniteuse et bornée que sa mère !

— … et c’est pour cette raison, reprit-il en l’imitant, que dès le lendemain du départ votre « vague cousin » Ivanov a tenté de me poignarder et de m’envoyer par-dessus bord ?

— Vous êtes fou ?

Elle l’avait crié mais avec un peu de retard et, en même temps, Aldo lut l’effroi dans les grands yeux noirs encore agrandis par le maquillage « d’époque ». Comprenant qu’il avait touché une corde sensible sans trop savoir laquelle car elle ignorait sans doute la tentative, il insista :

— Si c’est vous qui lui aviez demandé ce léger service, vous auriez dû lui dire que si l’on veut se déguiser en matelot plus ou moins crasseux, il vaut mieux éviter de se parfumer au Vétiver de Guerlain. Cela fait désordre !

Instantanément elle fut debout :

— Sortez ! Quittez ma maison avant que je ne vous fasse jeter dehors par mes domestiques ! Oser m’accuser d’une pareille horreur ! Vous n’êtes qu’un méprisable individu…

— Un peu de patience, j’ai encore quelque chose à dire…

— Et moi je ne veux plus rien entendre ! Dehors, imposteur, vil menteur ! Vous n’êtes venu que pour rejoindre votre complice et préparer avec lui d’autres mauvais coups ! Il faut avoir la stupidité des Belmont pour vous recevoir mais ils vont bientôt savoir…

Folle de rage, elle se précipita sur lui mais il eut le réflexe de saisir au vol des mains dont les ongles aigus visaient son visage et la réexpédia sur son canapé.

— En voilà assez ! ordonna-t-il. Vous êtes cinglée ma parole et il serait temps de vous faire soigner ! On dit que ce collier vous met en transe et je commence à croire que c’est vrai !

— Oui, c’est vrai ! Mais il ne m’inspire que la vérité et la justice.

Elle semblait rassembler ses forces pour une nouvelle attaque mais à cet instant le collier se détacha de son cou et tomba sur le tapis. Vivement baissé, Aldo le ramassa puis dédia à Alice un sourire narquois :

— Voyons votre discours quand vous ne le portez plus ?

Elle se rua de nouveau sur lui mais il la repoussa d’une main tandis que l’autre approchait le bijou de ses yeux. Un détail venait d’attirer son attention.

— Tenez-vous tranquille et laissez-moi regarder !

Le ton froid de Morosini la calma :

— Qu’est-ce que vous voulez regarder ? Rendez-le-moi !

— Un instant, vous dis-je !

De sa poche, il tira la petite mais forte loupe de joaillier qui ne le quittait jamais et examina la relique de Tout-Ank-Amon. L’impression rapide qu’il avait eue l’instant précédent était la bonne. Il rangea sa loupe et rendit le bijou.

— Pouvez-vous me dire pour quelle raison un célèbre archéologue aurait pris la peine de voler et de cacher un faux ?

Il crut qu’elle allait s’étrangler :

— Un faux ?… Vous rêvez, coassa-t-elle. Je l’ai reçu des mains mêmes de lord Carnavon !

— Pas celui-là en tout cas ! Ce collier qu’on vous a offert ne pouvait être qu’authentique mais si c’est celui-là que vous avez retrouvé chez Vidal-Pellicorne, je peux vous certifier qu’il n’a jamais vu Tout-Ank-Amon. Si vous ne me croyez pas faites appel à vos joailliers. Ensuite vous pourrez retirer votre plainte : elle est à la fois injuste et injustifiée.