— Ce soir même je saurai comment elle s’appelle. Il me suffira d’aller porter à Mrs Schwob un pie aux huîtres ou une paire de homards en cadeau de bienvenue.

— Ça vous prend souvent ? émit Aldo sincèrement surpris.

— Quoi ?

— Ce coup de foudre pour une parfaite inconnue ? Elle est… charmante j’en conviens mais de là à flamber…

Ted haussa ses larges épaules et embraya férocement :

— Je suis ainsi ! Quand une fille me plaît, je suis prêt aux pires folies pour l’avoir. Vous comprenez maintenant pourquoi je ne me suis jamais marié mais pour celle-là j’irais au bout du monde à la nage. Elle est, elle est…

Dans son enthousiasme, Mawes ne trouvait plus ses mots. Il était devenu tout rouge et ses yeux lançaient des éclairs au point qu’Aldo se demanda s’il ne conviendrait pas de jeter un peu d’eau froide sur ce qui ressemblait à une insolation. Lui dire, par exemple, que lorsque lui-même avait rencontré sa belle inconnue, elle répondait au nom de l’Hono­rable Hilary Dawson mais que toutes les polices d’Europe la connaissaient sous le sobriquet de Margot la Pie et que ce n’était en fait rien d’autre qu’une voleuse de classe internationale.

Ne connaissant pas suffisamment son aubergiste pour savoir comment il prendrait ce genre de révélation, Morosini jugea plus sage de garder l’information pour lui et se contenta d’un :

— Cela ne vous dérange pas qu’elle vienne en compagnie de Ricci et qu’elle soit on ne sait ?… Sa maîtresse ?

— Vous rêvez ? Une fille comme elle avec ce… il faut avoir l’esprit mal tourné pour imaginer une chose pareille.

Là il exagérait. Aldo passa la vitesse supérieure :

— Comment étaient les femmes qu’on lui a tuées ? Des laiderons ?

— Oh non ! Mais…

— Il n’y a pas de mais : cet homme est assez riche pour s’offrir tout ce qu’il veut.

— Pas celle-là ! s’écria Ted avec indignation. Je reconnais volontiers qu’il a tout l’argent pour plaire mais une femme de cette classe avec ce regard, ce sourire, n’acceptera jamais d’un type pareil, même doré sur tranches comme il est, autre chose que l’hommage de son admiration sans rien accorder en échange ! J’en mettrais ma main au feu !

Aldo aurait pu prédire qu’il pourrait finir manchot mais s’abstint. Il savait de quoi Hilary – puisqu’il ne lui connaissait pas d’autre nom ! – était capable. Il avait vu Adalbert bêtifier devant elle pendant des mois mais celui-là battait tous les records ! Il avait d’ailleurs encore quelque chose à dire :

— Vous avez malgré tout raison d’attirer mon attention à ce sujet ! La pauvrette doit ignorer à quel genre d’individu elle a affaire ! Il va falloir ouvrir l’œil afin de la protéger si le besoin s’en faisait sentir !

La camionnette arrivait à cet instant devant la White Horse Tavern et Ted freina des quatre fers en faisant couiner ses pneus. Puis il se tourna vers son passager avec un grand sourire :

— Je suis certain que cette journée va compter dans ma vie, qu’il faut la marquer d’une pierre blanche !

— Si vous le dites !… Et vous allez faire quoi ? Allumer un feu de joie ?

La large patte de l’Américain s’abattit avec une vigoureuse cordialité sur le dos aristocratique de son client :

— Ce serait prématuré ! On verra plus tard… Est-ce que je vous ai déjà fait goûter le vieux rhum qu’on distillait au temps de la traite ? Je suis sûr que vous n’avez jamais rien bu de pareil !



CHAPITRE IX


LE FUGITIF

Mrs Adela Schwob aimait décidément beaucoup le pie aux huîtres car en revenant des « Oaks » où il était allé le porter lui-même, Ted irradiait la satisfaction par tous les pores de sa peau. Non seulement il savait ce qu’il désirait apprendre mais en outre, il l’avait vue ! Il lui avait parlé. Elle lui avait même souri quand Adela le lui avait présenté en disant qu’il était non seulement une sorte de gentilhomme d’ancienne souche fidèle gardien des traditions culinaires de l’île mais aussi le maître d’une maison possédant le double avantage d’être un monument historique et un lieu convivial comme les temps modernes n’en connaissaient plus. En ajoutant même qu’il était un peu la mémoire vivante de Newport.

— Elle s’appelle Mary Forsythe, exhala enfin le bienheureux dans son extase. C’est une Anglaise d’excellente famille connue des Schwob depuis longtemps et elle est arrivée à New York avec l’intention de répondre enfin à leur invitation pour la « Season ». Je suis sûr qu’elle en sera la reine car vous n’imaginez pas à quel point elle est exquise ! Les hommes vont se battre pour elle…

— Si c’est à coups de poing vous avez votre chance, coupa Morosini agacé, mais si c’est à l’épée ou au pistolet, je vous vois mal parti. Et Ricci dans cette affaire ?

— Lui ? Aucune importance ! Si Mary et ses amis sont arrivés avec lui, c’est qu’il leur avait proposé son yacht mais il n’a fait que les transporter.

— Et vous aussi par la même occasion ? Sincèrement, Ted Mawes, où pensez-vous aller de la sorte ? Jusqu’au mariage, après que vous aurez étendu raides morts tous ces prétendants que vous anticipez ?

— Pourquoi pas ? se renfrogna l’aubergiste. Elle pourrait tomber plus mal ? Je suis riche et si je n’appartiens pas à la Haute Société, j’appartiens à l’Histoire, comme dit Mrs Schwob. Ne sommes-nous pas, nous les fils des premiers colons, la vraie noblesse des États-Unis ?

— C’est incontestable, admit Aldo conciliant. Eh bien, il me reste à vous souhaiter bonne chance, mon ami ! Tous mes vœux vous accompagneront.


Aldo venait d’achever son dîner et laissant Ted à ses rêves, il sortit faire un tour avant de regagner l’agréable chambre, donnant sur un jardin fleuri de clématites et de roses trémières, où il logeait. La nuit ne s’était pas contentée de chasser le soleil, elle avait aussi amené une pluie fine, presque impalpable mais obstinée et pénétrante comme il en venait sur Venise au printemps. Et maintenant il faisait presque froid. Cela ne déplut pas au promeneur solitaire qui alla prendre un ciré au portemanteau de son logis avant de descendre au port déserté par les estivants, les badauds et la fermeture des boutiques, ce qui lui rendait son identité. Les rares enseignes lumineuses laissaient la vedette au petit phare dont le rayon blanc balayait l’eau noire de la baie.

Col relevé, les mains au fond des poches, semblable à n’importe quel marin attardé, il marcha lentement jusqu’au Médicis, s’assit sur un bollard d’amarrage et resta là à regarder le yacht comme s’il pouvait en extraire des réponses aux questions qu’il se posait, la première étant : qu’est-ce que Margot la Pie venait faire à Newport sous l’aspect lisse et rassurant d’une jeune amie d’un vieux couple de riches ferrailleurs ? Quand on la connaissait, il n’y avait qu’une réponse : se livrer à son habituelle industrie et ramasser une ample moisson de bijoux de prix. Peut-être pas chez ceux qui l’hébergeaient mais sans doute dans les fastueuses demeures d’alentour à l’occasion des fêtes, bals et autres réceptions où elle comptait se faire emmener. Il est vrai qu’une fois la société des 400 réunie, il y aurait de quoi combler pour un moment son appétit. Restait à savoir chez qui elle avait l’intention de faire son marché.

Une réponse se présenta à lui, née du nom « Médicis » étalé sous ses yeux mais Hilary – il aurait du mal à l’appeler autrement ! – devait tenir à jour sa liste des collectionneurs de joyaux prestigieux et Aloysius Ricci n’en avait jamais fait partie. Donc elle n’avait aucune raison de s’intéresser à lui…

Une idée soudaine lui traversa l’esprit et le fit sourire : il ne saurait y avoir de bonne « Season » à Newport sans les Astor – un ou deux membres du clan tout au moins ! – et si d’aventure la belle Alice rappliquait avec son nouveau toutou favori, il pourrait être amusant de voir la tête d’Adalbert coincé entre ses nouvelles amours et les anciennes ? Et si par hasard, Hilary était au courant du collier de Tout-Ank-Amon, la conjoncture vaudrait son pesant d’or…

Un chapelet de jurons italiens tira Aldo de ses réflexions. Derrière lui, un homme vêtu de noir mais dont il était impossible de distinguer le visage sortait – ou bien était-il éjecté ? – d’un de ces bars de port, si toniques jadis et où il n’était plus possible de ne boire que du café, du thé, du lait, de la limonade et autres boissons sans alcool. Ce dont, d’ailleurs, l’homme se plaignait :

— Foutu pays !… hic !… On ne peut… même plus… avaler, hic !… un p’tit quelque chose pour… hic !… se remonter le moral !

Si l’on en croyait son discours, l’inconnu l’avait déjà trouvé le « petit quelque chose » et n’était venu chercher là qu’un supplément de cuite. En s’approchant de lui, Aldo vit qu’il brandissait une bouteille vide mais comme son flot d’imprécations était proféré en italien, il alla l’attraper par un bras au moment où une embardée menaçait de l’envoyer se fracasser le crâne contre le mur d’une maison.

— Hé ! Doucement. Où prétendez-vous atterrir ?

Le reflet d’un des rares réverbères lui montra un visage brun et assez beau, mouillé mais plus par des larmes abondantes que par la pluie :

— Boire ! répondit l’homme. Je veux… boire ! Encore… et encore !

— Vous avez déjà bien assez bu et si vous continuez à brailler, vous allez vous faire arrêter. Où habitez-vous ?

— … t’regarde pas !… Et puis j’habite plus… nulle part !

Relevant la tête, il considéra Morosini d’un œil dubitatif mais pas trop glauque :

— T’es qui, toi ?… Un… hic !… Un Sicilien comme moi ?… Non !… T’es pas… Sicilien. Tu parles pointu !

Incontestablement il gardait dans son ivresse une part de lucidité comme tous ceux qui habitués à boire ne perdaient le sens qu’après de fortes libations.