— Et l’autre, le Ricci ? Tel que je le connais il n’aurait guère de scrupules à s’en débarrasser ?
— Il n’oserait pas : ce serait signer ses crimes et, en hiver, on aurait bien trouvé le moyen de le lyncher. Et il le sait !
— Étrange cette espèce de sécession entre la vieille ville et le Newport doré ! C’est une source de prospérité ?
— Et encore ce n’est plus ce que c’était mais notre île depuis que les premiers colons y sont venus a toujours été une terre de contrastes. Au commencement, comme dit la Bible, étaient les minorités persécutées du XVIIe siècle, Quakers puis Juifs et pourtant l’origine de la fortune de l’île, c’est l’esclavage, partie prépondérante du commerce avec les États du Sud.
— L’esclavage ?
— Eh oui ! Autant et même plus que Charleston, Savannah ou La Nouvelle-Orléans. Les anciens avaient mis au point un système parfait : ils bâtissaient des navires, les expédiaient en Afrique faire le plein de nègres puis cinglaient vers les Indes Occidentales où ils échangeaient leurs cargaisons contre du sucre, de la mélasse et de l’or. Après quoi ils revenaient ici où la mélasse était transformée en rhum. Ainsi se trouvait bouclé un circuit à toute épreuve. En outre nous entretenions d’excellentes relations avec les riches planteurs aristocrates du Sud que rejoignaient aussi les riches planteurs anglais de la Jamaïque. Cela pendant l’été pour fuir les fortes chaleurs. Mais personne n’avait fait construire de simili-palais ou de copies de châteaux. Tout ce monde vivait dans les simples maisons coloniales du vieux Newport où les réceptions succédaient aux réceptions durant tout le XVIIIe siècle, même après la Guerre d’Indépendance qui a fait disparaître les Anglais. Puis ce furent les planteurs du Sud après la guerre de Sécession.
— Vos planteurs avaient des esclaves ?
— Pas seulement eux. Le grand Washington en avait à Mount Vernon et Jefferson à Monticello. C’étaient les seigneurs de la Virginie. Nous avions d’ailleurs été les derniers à ratifier la Charte d’Indépendance et on s’est un peu fait tirer l’oreille pour aller se faire tuer dans le Sud. Ici c’était et c’est resté longtemps une terre de tolérance. Et puis, après la guerre Mrs Augustus Belmont est venue avec Ward Mac Allister, l’homme de toutes les folies qui a transformé nos pique-niques bon enfant en « fêtes champêtres » avec valets dorés versant le champagne à flots dans les bois ou sur les plages, architectures florales, argenterie massive, nappes de dentelles étalées à même le sol et orchestres cachés dans les buissons où les dîners de cent convives étaient quotidiens et où le moindre bal coûtait cent mille dollars. Et puis a commencé le règne de « la » Mrs Astor. C’est elle qui a limité la Haute Société à 400 personnes parce que c’est exactement ce que peuvent contenir ses salles de bal, tant à New York qu’ici… Vous savez le reste je pense, mais nous autres gens du vieux pays nous n’avons jamais pu nous faire à cette foire aux vanités qui n’est pas toujours du meilleur goût. Savez-vous qu’Harry Lehr a donné l’an passé un « dîner de chiens » où étaient invitées cent personnes et leurs toutous ?
— Qu’est-ce qu’on leur a donné à manger ? Des os ?
— Vous avez mis dans le mille ! Une fricassée d’os, du foie de veau bouilli et diverses autres gâteries. Tout le monde était par terre et la joyeuse réunion s’est terminée plutôt mal parce que si les hommes pratiquent l’hypocrisie, les chiens, eux, quand ils ne s’aiment pas, ça s’entend et ça se voit !
Morosini riait de bon cœur mais pas Mawes. Les bras croisés, il s’était approché du sentier dévalant les rochers et le quai de planches. Il regardait l’océan tout bleu où quelques voiles blanches évoluaient gracieusement.
— Vous me direz, soupira-t-il enfin, que six semaines sont vite passées. Après et avant nous avons la joie de contempler les plus beaux voiliers de l’univers et leurs propriétaires sont marins avant d’être richissimes : ceux-là se mêlent à nous pendant leurs entraînements… et ils sont les bienvenus… Tiens, mais… on dirait…
Ted interrompit son discours et une main en auvent au-dessus des yeux scruta l’horizon, sourcils froncés.
— Qu’y a-t-il ?
Ted étendit son bras gauche, un doigt pointé :
— Là-bas ! Une fumée !… la coque blanche d’un yacht ! Pourtant le premier qui arrive c’est traditionnellement le Nour Mahal, celui de Vincent Astor et il n’entre jamais au port avant ou après le 12 juillet…
Morosini avait de bons yeux mais ceux de Ted devaient être meilleurs pour distinguer ce genre de détail. Pendant un moment celui-ci ne dit rien regardant grossir ce qui apparut bientôt être un élégant steamer que le tavernier identifia aussitôt :
— C’est le Médicis ! Et il va droit au port sans passer par son repaire ? Il faut voir ça de près ! Venez ! On rentre !
Aldo n’avait rien à objecter et regrimpa dans la camionnette qui partit sur les chapeaux de roues. Il ne comprenait pas bien pourquoi Ted tenait tellement à assister à l’arrivée du navire mais s’abstint de poser la moindre question devant la mine farouche qu’arborait son compagnon dont l’attention était concentrée sur la route.
On entra dans Newport comme une fusée et en un rien de temps les freins crièrent quand on atterrit près du wharf où s’amarrerait tout à l’heure le navire. Ted jura entre ses dents : arrogante à souhait une somptueuse Rolls-Royce noire montée par un chauffeur et un valet de pied en livrée blanche et casquette galonnée était là.
— C’est ce que je pensais ! Ce type doit posséder une station de radio…
— Parce que les gens de Ricci ont été prévenus à temps pour venir le chercher ? Est-ce qu’un simple télégramme ne suffirait pas ? hasarda Aldo.
— Un télégramme passe par la Poste et serait arrivé au plus tard ce matin. Or il n’y en a pas eu…
— Comment le savez-vous ?
— J’aime à être tenu au courant et j’ai mon petit service de renseignements… C’est un peu illégal, je vous l’accorde, ajouta Ted dont l’œil glissait vers son passager mais vous n’imaginez pas à quel point c’est utile dans mon commerce ! Ça me permet de prévoir…
Il n’en dit pas davantage et Aldo eut le tact de ne pas lui demander de compléter sa phrase. Il commençait en effet à s’habituer à l’idée que, dans ce curieux pays aux lois draconiennes, le sport national pourrait bien consister à les contourner. Cependant cette histoire de radio privée lui semblait excessive.
— Quand je suis allé au « Palazzo » je n’ai rien vu, ni sur la bâtisse ni sur les communs qui ressemble à une antenne ?
— Peut-être parce que vous n’imaginiez pas qu’il pouvait y en avoir une. Quand on ne s’attend pas à trouver une chose on a moins de chance de la remarquer…
— Dans ce cas vous auriez pu la déceler ? Je suppose que vous êtes allé voir ?
— Je m’aventure rarement dans cet endroit et c’est vrai que je n’ai rien vu mais il se pourrait qu’on puisse la dissimuler.
Aldo n’insista pas. Le steamer blanc montrait à présent son nez fin entre l’île plate de Goat Island qui protégeait la partie la plus ancienne du port et l’avancée de Kings Park. Une petite foule sortie des boutiques ou des restaurants se rassemblait et les deux hommes descendirent pour s’y mêler. L’attente fut brève. À peine la coupée fut-elle au quai, quatre personnes en descendirent : d’abord Aloysius C. Ricci, puis deux femmes auxquelles il offrit la main pour les aider à mettre pied à terre, enfin un homme d’un certain âge comme l’une des dames qui était peut-être son épouse selon Aldo. Il fut rapidement renseigné :
— Tiens, remarqua Ted, il amène les Schwob ! D’habitude ils viennent seuls, sur leur propre bateau. Quant à la fille, je ne sais pas qui elle est… Pas la leur, ils n’ont pas d’enfants…
L’autre femme en effet était beaucoup plus jeune que Mrs Schwob même si la mode et la saison les vêtaient toutes deux de robes de soie claire bleu pâle pour la première et mauve pour la seconde sous des capelines de paille souple. Les hommes pour leur part portaient pantalons blancs et blazers marine sur des chemises non empesées mais cravatées aux couleurs du club nautique.
Tous les quatre semblaient fort gais, Ricci et le couple s’empressant autour de la benjamine qui avait un peu l’air d’une reine avec ses courtisans mais une reine rayonnante de grâce.
— Elle est ravissante ! commenta Ted soudain emballé. J’ai hâte de savoir qui elle est ?
Occupé à se demander s’il ne faisait pas un cauchemar, Aldo ne répondit pas. C’était à n’y pas croire et, tandis que le groupe se dirigeait vers la Rolls dont le valet de pied tenait la portière ouverte, il dévorait littéralement des yeux l’arrivante. D’un geste vif, elle venait d’ôter son chapeau en riant afin de laisser le vent de mer jouer dans sa chevelure d’un magnifique blond vénitien à reflets d’or rouge. Mais il sut qu’il ne se trompait pas même si cette couleur l’avait dérouté un instant. La mince silhouette, les longues jambes fines, l’allure dansante, le teint de fleur anglaise, le joli visage à fossettes et les yeux bleus – peut-être plus foncés que dans son souvenir mais cela pouvait venir d’un maquillage poussé ! – ne pouvaient appartenir qu’à une seule personne dont, bien souvent, Aldo avait pensé que dût-il vivre mille ans il ne l’oublierait pas. Une personne apparue un jour dans sa vie par le truchement de l’Orient-Express d’où il l’avait vue débarquer un matin en gare d’Istamboul au bras d’Adalbert. Depuis elle lui avait donné toutes les raisons de la détester mais, sachant de quoi elle était capable l’idée – ô combien consolante ! – d’observer le développement de ses relations avec Ricci pouvait ouvrir des horizons surprenants.
Cependant Ted au comble de l’excitation retournait à sa camionnette après avoir suivi des yeux la voiture emmenant la jeune femme et ses compagnons. En y remontant il confia à Morosini :
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