Ragaillardi, il arrivait en vue de la Taverne quand il aperçut Ted Mawes bavardant sur le seuil avec l’étrange femme de tout à l’heure et en éprouva une vive satisfaction. C’était l’occasion rêvée d’apprendre qui elle était. Aussi fonça-t-il sur le couple pour le rejoindre mais au moment où il allait sauter de sa bicyclette, l’inconnue fronça les sourcils, jeta un mot d’adieu et partit à pas rapides, tête haute, en balançant le panier vide qu’elle tenait à la main.

— Aurais-je fait peur à cette dame ? dit-il à Ted qui l’accueillait avec un large sourire. J’en serais désolé…

— Non, répondit Mawes en regardant s’éloigner la femme. Betty est assez sauvage. Il faut dire, ajouta-t-il comme pour lui-même, qu’elle a eu de grands malheurs…

— Si grands ?

— Oh oui… mais je ne pense pas qu’ils puissent vous intéresser, soupira Ted en laissant retomber la main dont il abritait ses yeux du soleil.

— Détrompez-vous ! Ceux qui souffrent ont droit à ma compassion si je ne peux rien, à mon aide si je peux quelque chose. Que lui est-il arrivé ?

— Elle a perdu son fils dans des circonstances tragiques : il a été accusé de deux crimes odieux qu’il n’avait pas commis. Et exécuté ! Une véritable honte !

La colère vibrait dans la voix de Ted prenant naissance dans les profondeurs de son être et, dans le cerveau de Morosini, un déclic se produisit. Il y avait là peut-être une chance d’avancer et il décida de jouer cette carte :

— Je crois savoir de quoi vous parlez. Elle s’appelle Bascombe n’est-ce pas ?

— Qui vous l’a dit ?

— Je viens seulement de l’apprendre. Voyez-vous, cette femme je viens de la rencontrer aux abords du Palazzo Ricci… alors que je cherchais un moyen de m’y introduire, émit Aldo paisiblement.

Les yeux de Ted s’effaraient cependant que se fronçaient ses sourcils.

— Qu’y cherchiez-vous ? Et qui êtes-vous au juste ? Un policier ?

— À votre avis ? fit-il avec un sourire narquois. J’en ai l’air ?

— Évidemment non mais…

— Et si j’étais quelqu’un qui veut faire payer à Ricci la mort d’une jeune femme qu’il a tuée il n’y a pas longtemps en Angleterre ? Sa mort et celle de Maddalena Brandini, d’Anna Langdon et peut-être d’autres encore ?

— Je dirais que vous êtes fou… mais venez plutôt par ici !

Il avait saisi Aldo par le bras et l’entraînait à travers la taverne jusqu’à une pièce faisant suite à son bureau où il y avait des fauteuils confortables de part et d’autre d’une cheminée, un divan avec des coussins et une couverture en patchwork, une bibliothèque et une collection de pipes.

Désignant l’un des sièges, Ted plongea dans les soubassements de la bibliothèque et en tira deux verres plus une bouteille pansue qui ne semblait pas contenir de l’eau. Il emplit à moitié les verres, en tendit un :

— Ce n’est pas du whisky canadien ! dit-il en s’asseyant à son tour. Celui-là vient d’Écosse via Terre-Neuve…

L’alcool ambré était ce dont Aldo avait le plus besoin et il le dégusta avec d’autant plus de plaisir qu’il était excellent. Ted cependant faisait claquer sa langue et s’affalait verre en main dans le cuir usagé du fauteuil avec satisfaction :

— Et vous comptez vous y prendre comment ? demanda-t-il. Je suppose que vous disposez d’une véritable armée ?

— Ma foi non. Je suis seul… ce qui me pose quelques problèmes et d’autant plus que je sais n’avoir aucun secours à attendre de votre shérif. Un certain Morris, je crois ? Si c’est toujours lui ?

— Toujours, hélas ! Vous êtes peut-être fou mais vous êtes bien renseigné. Par qui ?

Abrupte, la question trahissait un reste de méfiance. Aussi Aldo ne jugea-t-il pas utile de la contourner :

— Le Chef Anderson de New York à qui m’avait envoyé mon vieil ami le Chief Superintendant Warren, de Scotland Yard…

— Vous connaissez le vieux Phil ? Alors vous pouvez compter sur moi. Il était ici pendant les événements que vous venez d’évoquer et je vous prie de croire qu’ils ne lui ont pas plu. Et à moi pas davantage. Je connaissais parfaitement le jeune Peter Bascombe. Un type superbe et un brave garçon mais contre la bande à Ricci il n’était pas de taille et ils avaient mis le paquet : tout l’accablait et je ne suis pas certain que son avocat, un jeunot commis d’office, n’ait pas été acheté… ou menacé ! Il a été pendu haut et court !

— Et sa mère ? Il ne lui est rien arrivé ?

— Ils n’ont pas osé aller jusque-là. On l’a laissée tranquille dans sa modeste maison de Judith Point où, pour vivre, elle continue de pêcher comme le faisait Peter et elle se débrouille. Ici – j’entends dans la vieille ville ! – tout le monde la connaît et la plaint. Elle adorait son fils et si elle ne s’est pas suicidée c’est parce qu’elle craint Dieu et qu’elle espère pouvoir contribuer à la perte de son ennemi mais que voulez-vous qu’elle fasse contre Ricci et sa bande ?…

— À ce propos, comment se fait-il qu’en l’absence du patron il y ait tant de monde dans la bâtisse ? D’habitude les villas sont gardées – et gardées avec vigilance étant donné ce qu’elles contiennent ! – mais pourquoi des cuisiniers ? C’est peut-être beaucoup pour nourrir des domestiques ?

— Je vais vous dire : on ne sait jamais si Ricci est là ou pas. Évidemment, il y a ce que j’appellerai les arrivées officielles quand le Médicis vient s’ancrer dans le port…

— Son yacht s’appelle le Médicis ? Il ne manque pas d’aplomb !

— Je ne vois pas qui pourrait l’en empêcher ? Donc il y a les entrées au vu et au su de tous mais je sais qu’il vient parfois de façon beaucoup plus clandestine : un bateau anonyme vient mouiller dans la baie en pleine nuit, le débarque à son ponton et revient le chercher de la même manière. La maison reste fermée et on n’y voit que du feu.

— Comment pouvez-vous en avoir connaissance ?

— C’est simple : un jour Mrs Schwob en venant commander des « pies » aux huîtres à mon cuisinier Edgar qui les réussit comme personne, a eu la langue trop longue – faut dire qu’elle ne rechigne pas à boire un verre discret avec moi ! – et elle a parlé de Ricci comme si elle venait de le voir. Elle s’est rendu compte de sa sottise et a essayé de se rattraper mais elle n’est pas futée et n’a fait qu’aggraver les choses. J’ai été faire un tour du côté du Palazzo et à l’aube j’ai vu le Médicis qui s’éloignait…

— Qui est donc cette Mrs Schwob pour en savoir si long ?

— La femme de Nephtali Schwob, un Juif allemand enrichi dans la ferraille qui possède « The Oaks » sur Ocean Drive. Pas jeunes, sans enfants, pas antipathiques, ils sont les seuls amis intimes de Ricci qu’ils connaissent depuis longtemps. Ce sont eux qui l’ont amené dans le coin…

— Et qui ont convaincu la « haute société » d’accepter ses invitations ?

— Dans un sens oui. Mrs Schwob fait partie de tous les comités possibles et imaginables. Elle est d’ailleurs généreuse et comme Ricci leur a versé de grosses sommes, une douairière s’est décidée à l’inviter, puis une autre et finalement, la curiosité aidant, tout ce beau monde a assisté à son mariage. Le premier du moins. Pour le deuxième c’était un brin réduit… Au fait, vous parliez d’une femme tuée en Angleterre ?…

— … à la veille de son embarquement pour l’Amérique où ils devaient se marier. Il l’avait d’abord embobelinée en la traitant comme sa fille adoptive mais quand elle a su qu’elle allait en fait devenir sa femme, elle s’est enfuie d’autant plus vite qu’elle en aimait un autre. Un taxi lui est passé dessus en plein milieu de Piccadilly.

— Et il n’a pas été arrêté ?

— Au moment où elle expirait il était à bord du Leviathan.

Un silence suivit que Ted peupla en versant une autre ration de scotch dont il avala un bon tiers avant de soupirer :

— Dans un sens elle a eu de la chance, surtout si elle a été tuée sur le coup ! Je me demande ce qui lui serait arrivé si elle était venue jusqu’ici ?

— J’y ai pensé mais ces séjours clandestins au Palazzo comment les expliquez-vous ?

— Par la contrebande. Je suis persuadé qu’il en fait sur une grande échelle et sans doute préfère-t-il superviser personnellement certains envois, ou recevoir des fournisseurs plus facilement que dans ses bureaux de New York où Phil Anderson doit le surveiller. Et maintenant qu’est-ce que vous allez faire ?

— Il faut que je réfléchisse ! Encore une question ? Vient-il pendant la « Season » ?

— Toujours ! Il reste un temps variable entre trois semaines et un mois, en juillet pour une célébration à la mémoire de ses défuntes.

— Ce qui signifie qu’il ne va plus tarder… Pourriez-vous convaincre Mrs Bascombe de me parler ? Quelque chose me dit qu’elle en sait davantage que n’importe qui sur les habitudes de la maison.

— On peut essayer. Je vous emmènerai demain avec la camionnette mais on ne fera que passer juste le temps de vous mettre en contact. Après vous pourrez y aller seul…

Mais le lendemain, il fut impossible de trouver Betty Bascombe. Le bateau qu’elle amarrait auprès de sa maison – à peine plus qu’une cabane en bois mais soigneusement entretenue avec des murs que la femme devait blanchir à la chaux une année sur deux – était absent lui aussi.

— Elle doit être en mer, conclut Ted mais ça ne fait rien. Vous savez maintenant où elle habite et je vous donnerai un mot pour elle…

— L’endroit est joli, apprécia Morosini en contemplant l’étroite anse si calme où l’abrupt des rochers ne laissait pas place à la moindre grève, comment se fait-il que les milliardaires du coin ne s’en soient pas emparés ?

— Impossible ! Les Bascombe sont là depuis le XVIIe siècle comme ma taverne. Déjà, quand Peter a été arrêté, ça a failli déclencher une révolution dans le pays. Alors personne n’oserait toucher à Betty. Ils se contentent de l’ignorer et elle n’en demande pas plus.