À hauteur environ de la maison, il trouva en effet une ouverture basse, enfoncée dans l’épaisseur du mur recouvert de lierre. Naturellement elle était fermée et il se pencha sur la serrure afin de l’examiner. Sans posséder la virtuosité d’Adalbert dont les doigts agiles semblaient se jouer des mécaniques les plus compliquées, Aldo en avait reçu quelques leçons – à toutes fins utiles ! – qui devaient lui permettre de se débrouiller dans les cas les plus simples. Assez ancienne cette serrure ne devait pas présenter de difficultés insurmontables et, soudain plein d’optimisme, il fouilla dans la sacoche de son vélo et en tira un crochet de fer qui normalement devait suffire. Il allait l’introduire dans le trou quand, venue de nulle part, une main se posa sur son bras :

— Ne faites pas ça ! Vous allez déchaîner toutes les forces du mal.

Il se redressa et vit à ses côtés ce qu’il crut d’abord, au son grave de sa voix et aux cheveux gris coupés courts, être un homme mais qui en fait était une femme sans âge parce que le visage avait perdu l’éclat de la jeunesse sans avoir atteint les effondrements de la vieillesse. Celle-là était ridée comme une pomme en train de sécher mais n’avait ni bajoues ni fanons. Elle semblait sculptée dans les mêmes pierres que le « Palazzo » mais elle lui rappela un peu Pauline parce qu’elle aussi était grise de vêtements – un chemisier et une jupe de toile sous un chandail délavé – et d’yeux et que comme celle-ci, elle portait sa détermination sur son visage.

— Que voulez-vous dire ?

— Que si vous enfoncez cet outil dans la serrure vous allez déclencher une sonnerie stridente qui ameutera toute la maison.

— Le mal ne serait pas grand : il n’y a personne !

— Ah vous croyez ?… Alors essayez !

Elle n’avait pas l’air de plaisanter. Tenté malgré tout de mener son projet à bonne fin, Aldo considéra son crochet d’un œil dubitatif :

— Mais enfin, s’il y a une porte c’est pour entrer. Comment faut-il faire ?

— Escalader le mur si vous vous en sentez le courage sinon essayez de vous procurer une clef comme en ont les domestiques. La sonnerie ne se met en marche que si l’on tente de forcer la serrure.

Cette femme semblait vraiment être au courant. Il fallait en profiter :

— Auriez-vous cette clef par hasard ? fit-il en risquant un sourire auquel répondit un regard lourd de mépris et un :

— Me croyez-vous au service de ce démon ? Dans ce cas je n’ai plus rien à vous dire. Faites donc ce que vous voulez !

L’inconnue tourna ses talons chaussés de bottes à l’épreuve des ronces et des vipères pour regagner les bois mais Aldo se jeta presque sur elle pour la retenir : une femme qui classait Ricci dans la catégorie des démons pouvait être plus qu’utile.

— Ne partez pas, je vous en prie ! Et surtout excusez-moi ! Je suis étranger et ne connais pratiquement personne. Vous auriez pu être une sorte de gouvernante, une « housekeeper » !

— Vous trouvez que j’en ai l’allure ? fit-elle un pli moqueur au coin des lèvres. Vous devez en effet être réellement étranger… ou innocent ! Au fait quel genre d’étranger ?

— Je suis vénitien…

— Un Italien, hein ? Encore un de plus ! gronda-t-elle. Et Aldo pensa qu’elle ne devait pas les porter dans son cœur.

— Les gens de Venise, dit-il, et moi en particulier avons beaucoup de mal à nous reconnaître compatriotes de Mussolini. Non, les enfants de la Sérénissime République de Venise ne sont pas vraiment italiens.

— Comment vous appelez-vous ?

— Morosini ! Aldo Morosini… Et… et vous-même ? osa-t-il demander en s’avouant que cette femme l’impressionnait.

— Je ne crois pas que ça vous intéresserait, répondit-elle en haussant les épaules.

— Pourquoi pas ?

— Vous ne vous imaginez pas que nous allons entretenir des relations ? Je ne sais pas ce que vous venez faire ici ? Vous êtes quoi ? ajouta-t-elle en fixant l’attirail arrimé sur le porte-bagages, un peintre ? Il y a d’autres choses plus belles que cette bâtisse maudite…

— Je ne suis qu’un peintre du dimanche mais je suis aussi écrivain… et antiquaire !

Les sourcils gris de la femme se relevèrent de deux bons centimètres.

— Je commence à comprendre ! Pensant la maison vide, vous espériez pouvoir y entrer pour vous procurer de la camelote sans bourse délier ?

C’était le genre de discours qu’il ne fallait pas tenir à Morosini sous peine de lui ôter toute politesse :

— Vous me prenez pour un cambrioleur ?

— Voulez-vous me dire ce qui s’y oppose ? Être bien habillé, bien élevé et plutôt séduisant n’empêche pas d’avoir la main leste et un sens des affaires particulier. Bon ! Assez bavardé ! J’ai autre chose à faire et je vous donne le bonjour !

Cette fois, elle s’écarta si vite qu’il n’eut pas le temps de la retenir. Juste celui de crier :

— Je vous jure que je n’en suis pas un ! Dites-moi au moins votre nom ?

— En quoi cela vous regarde-t-il ? Il ne vous dirait rien.

— Dites-le quand même ! Vous n’aimez pas Ricci plus que moi je le sens… nous pourrions être amis !

Il l’entendit rire :

— Alors s’il en est ainsi suivez un conseil d’amie : fichez le camp et ne revenez jamais ! C’est malsain…

Le bruit de la course se perdit dans les profondeurs des bois. En dépit de ses bottes – de son âge aussi peut-être ? – elle courait avec la rapidité d’un chevreuil. Aldo, perplexe, resta là jusqu’à ce qu’il n’entendît plus que le cri des oiseaux de mer. Alors il se retourna vers le « Palazzo » où tout semblait frappé d’immobilité. De silence aussi ! Un silence tel qu’il semblait impossible qu’il y eût là-dedans un seul être vivant. L’inconnue devait se tromper : il n’y avait certainement personne puisque Ricci lui-même était toujours à New York. Mais, après tout, pourquoi ne pas s’en assurer ?

Aldo commença par examiner l’environnement, coucha son vélo à terre derrière un buisson et chercha un arbre proche de la muraille où il soit possible de grimper. Justement il y avait un grand pin, bien touffu et qu’il était facile d’atteindre dans un temps record. Ensuite, il vint sans même hésiter une minute, plonger son crochet dans la serrure puis courut se mettre à l’abri dans son arbre tandis qu’éclatait une sonnerie aussi stridente que la trompette de l’Ange au Jugement dernier…

Le pin offrait un excellent abri encore que peu confortable à cause de la rugosité du tronc et des piqûres des aiguilles mais l’occupant ne s’en rendit pas compte, passionné par ce qu’il voyait. L’alarme avait fait l’effet d’un coup de pied donné dans une fourmilière : des deux bouts de la bâtisse des hommes sortaient vêtus comme des ouvriers ou des valets. Il y avait même des marmitons et un cuisinier mais, si divers que fussent leurs vêtements, ils avaient tous délaissé leurs outils habituels au bénéfice d’armes à feu qu’ils semblaient manier avec une grande aisance.

Ils coururent vers les limites de la propriété. L’un d’eux ouvrit la porte qui les avait alertés, examina les alentours pendant un moment, haussa les épaules et referma en grognant :

— Encore un de ces foutus gamins de pêcheurs que ça amuse de nous faire sortir !

— Faudrait peut-être aller dire à leurs parents de leur apprendre la politesse s’ils ne veulent pas prendre du petit plomb, émit un autre. Quand ils en auront pris plein les fesses on s’ra peut-être tranquilles.

— Oui mais vaut mieux pas le faire avant l’arrivée du patron ! Il aime pas les initiatives…

— Alors il faut espérer qu’il ne tardera plus ! J’en ai marre, moi !

Le calme revint bientôt. La maison se referma et le silence reprit ses droits mais Aldo attendit qu’il se fût bien installé pour commencer à bouger. Il descendit lentement de son arbre, alla chercher son vélo et le poussant à la main s’enfonça à son tour dans l’épaisseur du bois en se fiant à son sens de l’orientation afin de rejoindre la route côtière passant par Fort Williams qui le ramènerait à domicile par un autre chemin. Plutôt songeur il était car si son pavé dans la mare avait fait surgir les grenouilles démontrant ainsi que l’inconnue ne se trompait pas, s’il avait eu l’avantage de lui apprendre que Ricci n’était pas encore présent, il lui avait aussi démontré que l’absurde Palazzo était aussi sévèrement gardé que Fort Knox et qu’y pénétrer seul avec les armes dont il disposait – une trousse à outils et un couteau suisse ! – relèverait de la pure folie ! Que serait-ce quand le maître des lieux serait là puisqu’il savait que le Sicilien ne se déplaçait jamais sans un entourage convaincant.

Pour la première fois de sa vie, Aldo se sentit menacé par le découragement. À qui s’adresser ? Où trouver l’aide indispensable ? Au moins quelqu’un pour veiller au grain s’il parvenait à s’introduire dans la place, et à première vue c’était déjà une sacrée difficulté. À moins de s’y faire engager comme domestique ?

L’idée était séduisante et durant un moment il la retourna sur toutes les coutures dans son esprit. Au fond il parlait l’italien aussi purement que tous ces gens-là même si l’accent était légèrement différent et même s’il n’était plus assez jeune pour faire un valet de pied – ce qui lui répugnerait ! – il avait suffisamment d’allure pour faire un bon maître d’hôtel ou un chauffeur. Malheureusement cela ne pourrait marcher qu’en l’absence de Ricci parce que celui-ci le reconnaîtrait sans doute et il n’y avait guère de chance que les occupants actuels eussent la possibilité d’engager qui que ce fût. Sauf peut-être un homme de main ou deux.

Guetté par la migraine et tenté par le beau temps qui semblait vouloir s’installer, il retourna à Euston Beach, acheta un maillot de bain, prit une cabine pour se déshabiller puis traversa la plage en courant pour s’en aller piquer une tête dans la mer. Elle était froide ce qui expliquait qu’il n’y avait pas sur la plage beaucoup de candidats à la baignade mais elle lui parut extrêmement revigorante. En bon fils de l’Adriatique il avait su nager presque avant de savoir marcher et adorait cela. Il nageait de façon remarquable et durant une bonne demi-heure s’en donna à cœur joie de « plumer » l’eau, heureux de sentir s’envoler la légère douleur à sa tête et ses muscles se décontracter. Aussi, quand il toucha terre à nouveau, éprouva-t-il un tel bien-être qu’il se promit de recommencer. En somme, l’été arrivait et puisqu’il le rencontrait dans une station balnéaire autant en profiter !