La quarantaine, pas très grand mais solide avec un large visage où le sourire creusait mille petites rides dans la peau tannée, l’œil franc et bleu, Ted Mawes accueillit le voyageur étranger avec une jovialité spontanée. Prendre pension dans sa maison lui semblait une idée parfaite à une époque où les visiteurs n’étaient pas encore trop nombreux. Aldo – Monsieur Morosini pour une circonstance où sa qualité lui paraissait plus encombrante qu’autre chose ! – reçut l’assurance d’être mieux nourri que partout ailleurs et de disposer d’une chambre dans une maison voisine – on ne logeait pas à la taverne même – où il jouirait de tout le confort et, en outre, du calme nécessaire à l’artiste qu’il était. Après mûres réflexions, Aldo s’était en effet annoncé comme un écrivain doublé d’un peintre désireux de rassembler le matériel destiné à un livre sur la guerre d’Indépendance et les rôles qu’avaient joué à Newport les troupes du roi de France en général, du marquis de La Fayette et du comte de Rochambeau en particulier. L’idée était bonne parce qu’il se trouvait que cette période de l’histoire des États-Unis était le dada favori de Ted Mawes et Aldo, de son côté, doté d’un ancêtre français ayant participé à l’expédition et instruit par un précepteur tout aussi français pouvait tenir largement sa partie dans une joute oratoire sur le sujet.

Entre lui et l’aubergiste la glace fut donc vite rompue. Ted aimait discourir et se promettait d’agréables moments avec ce client visiblement fortuné avec lequel il envisagea aussitôt de longues causeries au coin du feu. Même en été et sauf en cas de canicule, il n’était pas rare d’en allumer le soir, le climat du nord-est océanique rafraîchi par le courant du Labrador étant sujet à des fluctuations rapides avec alternance de soleil et de pluie et des différences de plusieurs degrés. Le soir même Ted vint, avec le plateau du café garni de deux tasses et sa pipe, s’asseoir à la table de ce client de choix, versa le noir liquide – qui sentait bon, ma foi ! – et cala ses pieds sur la pierre de l’âtre voisin :

— À cette heure-ci je suis un peu plus tranquille : on va pouvoir causer. Par où voulez-vous commencer ?

— Ma foi je ne sais pas trop. Reste-t-il ici beaucoup de vestiges de la Révolution(18) ?

— Pas mal, à commencer par cette maison qui lui est bien antérieure mais il y en a d’autres et presque la totalité du centre-ville est d’époque depuis la vieille synagogue – la plus ancienne des États-Unis – jusqu’à Trinity Church en passant par la maison des Quakers, le petit musée, Hunter House, le Brick Market et surtout Old Colony House que je vénère : c’est là que le grand Washington, votre Rochambeau et le chevalier de Ternay son chef d’escadre se sont rencontrés en 1781. Par la suite elle est devenue le centre du gouvernement. Les milliardaires new-yorkais se sont contentés de s’installer vers le sud de l’île pour y construire toute leur marbrerie et ils ont laissé le cœur de la ville tranquille.

Le ton était acerbe. Aldo glissa négligemment :

— On dirait que vous ne les aimez pas beaucoup ?

— À l’exception de quelques-uns, non. Ils nous considèrent en bloc comme des fournisseurs, à peine plus que des pêcheurs. Ils vivent entre eux et nous ignorent. Pourquoi voulez-vous que nous les aimions ? On voit que vous ne les connaissez pas…

— Si, un peu. Avant la guerre, un ami m’avait emmené aux Breakers.

Ted émit un léger sifflement cependant que son œil disait clairement qu’il avait compris que son écrivain n’était pas n’importe qui.

— Le vieux Vanderbilt ? C’était lui le mieux de la bande. Avec aussi les Belmont. C’est Mrs Belmont qui a « lancé » Newport avec Ward Mac Allister mais ensuite, le vieux filou s’est mis au service de Mrs Caroline Astor celle que l’on appelait « la » Mrs Astor qui s’était couronnée elle-même reine de New York… et de Newport. Je l’ai vue quand j’étais petit et vous n’imaginez pas ce qu’elle pouvait transporter comme diamants sur la poitrine. Et elle ordonnait, et elle décidait, et elle faisait la loi de la Haute Société ! Mais laissons ces gens-là et revenons à nos beaux temps de la Révolution !…

— Juste encore un mot à ce sujet parce que le personnage m’intrigue depuis que j’en ai entendu parler en Europe. Connaissez-vous Aloysius C. Ricci ?

Aldo eut l’impression qu’un voile de brume descendait sur la joviale figure de son hôtelier mais ce fut bref et le beau temps revint vite :

— Tout le monde le connaît ici. Un drôle de personnage ! marmotta Ted en tapant sa pipe dans la cheminée avant de la bourrer de nouveau avec un soin méticuleux.

— Mais encore ? J’ai entendu dire en France qu’il avait fait construire une réplique réduite du Palais Pitti à Florence. Or, quand je suis venu en 1913 j’ai vu quelques maisons de style italien mais rien de tel.

— Parce qu’il l’a fait construire juste après la guerre. En plus il n’est pas dans le Cercle d’Or mais plus loin vers les pointes où la côte est plus déchiquetée. La sagesse parce qu’il était plutôt mal vu au début mais il en a tant fait qu’il a réussi à se créer des relations pour ses fêtes de mariage qui toutes deux ont mal tourné. Je ne sais s’il compte recommencer : ça m’étonnerait beaucoup après ces deux drames.

N’étant pas censé être au courant, Aldo réclama quelques explications complémentaires qu’on lui donna bien volontiers en ajoutant que si ça l’amusait, on lui montrerait avec plaisir le « Palazzo » en question tout en précisant qu’il était gardé jour et nuit et quelle que soit la saison, que le maître soit là ou pas, par des gens de type méditerranéen qui ressemblaient plutôt à des gangsters et aussi peu rassurants que possible. Il est vrai que, selon les bruits rapportés par Ted, la bâtisse recelait des trésors.

Le lendemain, après avoir passé la matinée à sacrifier à son rôle en parcourant la ville ancienne et en rendant visite à la bibliothèque plus riche qu’il ne l’eût imaginé, Aldo loua une bicyclette, le moyen de transport local le plus courant, fixa sur le porte-bagages son matériel de peinture et s’en alla en reconnaissance, s’aidant de ce que lui avait appris Ted et de ses propres souvenirs, sa mémoire lui restituant les noms, les lieux, les images même datant de plusieurs années auparavant.

Il commença par piquer droit sur Euston Beach, la « plage du vulgaire » d’où partait le chemin préservé par les pêcheurs et les douaniers qui longeait la rive est opposée au port et filait vers le sud où le littoral se découpait en plusieurs longues pointes. Depuis ce chemin étiré sur quatre ou cinq kilomètres on pouvait contempler les façades arrière des somptueuses demeures où il avait été reçu jadis. Les « Breakers », « Marble House », autre logis Vanderbilt copié sur le Petit Trianon de Versailles mais où certaines moulures étaient d’or massif, puis « Rosecliff », « Beechwood » et « Belcourt Castle », d’autres encore dont il n’avait pas retenu les noms. Il aurait pu emprunter Bellevue Avenue qui partait de la bibliothèque, formant un peu l’épine dorsale du quartier chic sur laquelle ouvraient d’autres « villas » mais il pensait qu’en longeant ainsi la côte il trouverait plus facilement ce qu’il cherchait. Partout la proximité de l’ouverture de la « Season » se faisait sentir. Les intérieurs, toutes fenêtres ouvertes, étaient livrés au grand ménage et l’on s’activait dans les parcs à enrichir les massifs de fleurs et à rendre les pelouses aussi douces et unies que du velours vert. Ailleurs on roulait les courts de tennis.

Il pédala de la sorte pendant une bonne dizaine de kilomètres suivant une petite route s’enfonçant dans les terres en direction des pointes et n’eut pas besoin qu’on lui souffle qu’il était arrivé quand, débouchant sur l’océan, il découvrit adossé à une pente couverte de pins et assis sur une terrasse ce qu’il cherchait. Il mit alors pied à terre et, appuyé au guidon de son vélo, resta là un moment à contempler ce qui était pour lui un phénomène avec un mélange de colère et d’envie de rire. Il fallait être complètement fou pour reproduire – assez mal ! – ce symbole de la puissance des grands-ducs de Toscane. Pour qui ne connaissait pas l’original et n’avait jamais vu ses pierres cyclopéennes se dorer à la tendre lumière florentine, cette copie imparfaite pouvait faire illusion mais privé de ses deux galeries de retour délimitant une noble cour d’honneur, et de deux ou trois fenêtres de chaque côté, il ne restait plus qu’une lourde barre de pierre à deux étages sommée d’une autre moins longue ménageant deux terrasses. Tout le reste – hautes fenêtres cintrées, balustres et balcons – était exact encore que réduit mais que la couronne de pierre posée au sommet telle une cerise sur un gâteau était donc ridicule comme les grilles dorées apposées aux ouvertures du rez-de-chaussée et à l’entrée de la propriété ! En bon Vénitien, Morosini n’avait jamais aimé les palais florentins qu’il trouvait lourds comme des coffres-forts de banquiers – ce qu’ils étaient pour la plupart ! – et le palais Pitti ne faisait exception qu’en vertu de la splendeur de ses jardins animés d’eaux vives et du foisonnement des plantes méditerranéennes. Ceux de celui-là étaient plus anglais qu’italiens même si, descendant devant la façade, au milieu de la pelouse, une fontaine en escaliers avec un dispositif pour des jets d’eau encore endormis s’efforçait de l’ennoblir.

Ici en revanche, pas de grand ménage, pas de jardiniers à l’œuvre. Tout était clos, fermé, muet, aveugle et le gris sombre des moellons patinés par les hivers et les vents de tempête conférait un air sinistre, menaçant même, à un ensemble qui mieux arrangé aurait pu avoir sa beauté.

Cela acquis et puisque apparemment l’endroit semblait abandonné, Aldo pensa qu’il ne serait peut-être pas inintéressant de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Menant sa bicyclette à la main, il entreprit de suivre les murs hérissés de tessons qui, descendant jusqu’aux rochers, délimitaient la propriété, à la recherche de la porte de service qui ne pouvait manquer d’exister. Un étroit sentier filait tout au long bordé de l’autre côté par un épais bois de pins, d’aulnes et de cornouillers qui enveloppait le domaine sur trois côtés.