Et sans lui laisser le temps de réaliser, il s’engouffra dans l’ascenseur dont les portes venaient de s’ouvrir devant lui. Tandis qu’elles se refermaient il put apercevoir Nelly plantée toujours à la même place avec la mine déconfite d’une petite fille qui vient de voir s’envoler son ballon rouge. Cela le fit sourire et lui fit du bien. Avant cette rafraîchissante rencontre il était à peu près décidé à laisser Vauxbrun aller dîner seul chez la baronne Pauline mais maintenant il pensait que cette sortie lui changerait peut-être les idées. Ce qui relevait de l’impossible s’il restait seul à tourner en rond dans sa chambre en écoutant la radio. En foi de quoi, il se déshabilla, se doucha longuement, se frictionna avec sa chère lavande anglaise, et se rasa. Ensuite il enfila du linge frais, des chaussettes de soie noire, passa un pantalon de smoking, des souliers vernis, brossa ses épais cheveux bruns dont l’argenture près des tempes lui parut plus accentuée, noua avec la dextérité de l’habitude un papillon de soie noire sous son col à coins cassés après avoir piqué son plastron empesé de minuscules saphirs montés sur or et endossa finalement la veste aux revers de soie dans les poches de laquelle il glissa son portefeuille et son étui à cigarettes en or frappé à ses armes sans lesquels il ne se déplaçait jamais. La douceur de l’air ne justifiant pas le port d’un manteau, il prit un mouchoir propre, un chapeau, des gants et après une dernière chiquenaude à un grain de poussière, un dernier regard au miroir, il descendit rejoindre Gilles Vauxbrun qui devait l’attendre dans le hall. Mais s’il espérait trouver un Vauxbrun épanoui à la perspective de la soirée à venir, il dut déchanter. Si Gilles offrait une image de pure élégance et de grande allure il n’en était pas moins d’humeur chagrine et à peine dans le taxi, il ne fit aucune difficulté pour en confier la raison à son ami. Le fauteuil de bureau de Louis XV venait de partir pour Boston, ce qui ne l’arrangeait pas.
— Autrement dit tu as fait la traversée pour rien ? demanda Aldo.
— Ce n’est pas cela : je n’ai pas perdu mes chances de l’avoir et de toute façon à cause de la baronne jamais je ne dirai que j’ai fait ce voyage pour rien, ajouta-t-il avec une mine extasiée qui donna aussitôt à son compagnon l’envie de lui taper dessus.
Cependant celui-ci se contenta de grogner :
— Je sais. Parle-moi plutôt du fauteuil ! Qu’est-ce qu’il fait à Boston ?
— Il appartient maintenant à Diana, la fille aînée du vieux Lowell, qui y habite. Elle a réussi à le faire entrer dans sa part de succession en disant que son père le lui avait promis.
— Cela veut dire qu’elle ne le vendra pas.
— Tu n’y es pas. Ce qu’elle veut c’est faire monter les enchères. Elle sait que je dois venir et elle a déclaré au notaire qu’elle m’attendait. Il va falloir que j’aille là-bas, émit Vauxbrun avec un soupir aussi lourd que s’il devait s’embarquer pour la Patagonie.
— Et alors ? Ce n’est pas le bout du monde, Boston. Ce ne doit pas faire beaucoup plus de cinq cents kilomètres…
— Je sais et si je pouvais traiter entre deux trains je ne t’en parlerais même pas mais j’ai bien peur d’être obligé de rester beaucoup plus longtemps. J’espérais pouvoir acheter avant que la succession ne soit liquidée mais si mon affaire ne dépend plus que de Diana ça va être toute une histoire. Je vais devoir palabrer pendant des jours et des jours ?
— Tu veux dire marchander ? Mais ça ne te ressemble pas. Quand tu veux quelque chose – en particulier pour ta collection ! – tu paies le prix ! Point final !
— Le malheur c’est que ce n’est pas si simple. La marotte de cette femme c’est le XVIIIe siècle français et comme elle n’a pas souvent un interlocuteur de ma taille elle va en profiter et faire traîner en longueur.
— Mais enfin elle doit savoir que tu as autre chose à faire que t’asseoir, une tasse de thé à la main, pour parler Louis XV à perte de vue ?
— Pas Louis XV, Pompadour ! Elle a pour la marquise une vraie passion. Jusqu’à essayer de lui ressembler !
— Tu n’aurais pas une bricole lui ayant appartenu et que tu pourrais lui proposer comme monnaie d’échange ?
— Si ! fit l’antiquaire morose. J’ai un bonheur-du-jour provenant du château de Choisy… mais il me serait pénible de m’en séparer. Tu dois le comprendre, toi ! En outre, si je le mets sur le tapis, mon joli petit meuble, elle est capable de vouloir venir le chercher elle-même et tout de suite. Tu peux être sûr qu’elle ne me lâchera plus et que je devrai rentrer par le premier bateau. Or…
— Or cela ne t’arrange pas ?
— Pas du tout ! J’aimerais rester à New York deux ou trois semaines. Ma maison de Paris marche presque toute seule avec Bailey et il se peut que je trouve ici une occasion ou deux.
Il devenait fébrile et Aldo pensa, tristement, que lui aussi était sévèrement mordu et que cette fichue Amérique était en train de lui enlever ses plus chers amis. Aussi mit-il une grande douceur en remarquant :
— J’ai peur que cela ne te suffise pas. Deux ou trois semaines sont vite passées et il faudra bien que tu rentres un jour. À moins que tu ne décides de transporter la place Vendôme dans Washington Square ?
On y arrivait justement, ce qui permit à Gilles de ne pas répondre sinon par un nouveau soupir. Une idée traversa alors l’esprit d’Aldo tandis qu’ils sonnaient à la porte de Pauline et soudain il déclara :
— Remarque : ces contretemps sont véritablement agaçants. Je suis comme toi… ou plutôt non je ne suis pas comme toi parce que moi je n’ai qu’une hâte, c’est de rentrer à Venise. Or, j’ai l’intention de partir dès demain pour Newport. Et pas pour m’amuser. Je préfère au contraire que la Saison ne soit pas commencée…
Il avait touché au but : quand la porte s’ouvrit libérant la lumière du hall d’entrée, celle-ci lui permit de voir la figure de Vauxbrun s’épanouir brusquement comme un bégonia assoiffé sous l’arrosoir. C’était évident : ce qui ennuyait le plus le bon Gilles c’était d’aller se perdre dans les brumes du Nord tandis que son ami Aldo continuerait de se dorer au soleil de New York en compagnie de sa bien-aimée Pauline, preuve que l’amour et l’intelligence ne faisaient pas souvent bon ménage. Il y avait dans la ville même une foule d’hommes séduisants au possible et cependant le pauvre garçon, tout pareil à Adalbert, ne trouvait rien de mieux que prendre pour cible de ses soupçons un vieil ami dont il savait pourtant que, depuis son mariage, il n’était plus dangereux. C’était à pleurer !
La soirée n’en fut pas moins charmante.
La maison de Pauline acheva de convaincre Morosini de ce dont il s’était déjà aperçu. À savoir qu’aux États-Unis, le statut d’artiste n’avait aucun point commun avec celui des rapins de Montmartre ou de Montparnasse, ces sommets de l’Art parisien, et que le talent ne s’y réfugiait pas sous un toit percé ou dans une chaumière.
Elle n’avait guère de points communs non plus avec les hôtels démesurés, pompeux à la limite de l’étouffant et dorés sur tranche, alignés au long de la 5e ou de Park Avenue. Pas immense, cette demeure privilégiait le style colonial pour la simplicité des beaux meubles anciens en y mêlant avec bonheur des œuvres d’artistes contemporains comme l’un des « Toits » éblouissants de soleil d’Edward Hopper qui était d’ailleurs le voisin immédiat, un coin de jardin de Claude Monet, un Van Dongen, une ébauche de Rodin, une collection de statuettes chryséléphantines de Chiparus, une « Rue de New York » de Prendergast, une tête de femme romaine en bronze et quelques-unes de ces étranges statues venues des lointaines Cyclades et de la nuit des temps. En fait, un assortiment de ce que peut rassembler une artiste doublée d’une femme de goût fortunée. Les lignes sobres, les couleurs claires de l’intérieur laissaient leur pleine valeur aux œuvres exposées ainsi qu’à l’esthétique de Pauline elle-même vêtue pour ce soir d’une longue et simple robe de velours noir sous un grand sautoir de perles magnifiques.
Pas d’armée de domestiques non plus. Trois serviteurs seulement, un « butler » anglais qui servait aussi de chauffeur, une cuisinière française et une femme de chambre américaine assuraient une vie quotidienne harmonieuse à cette maison, plus masculine que féminine. En prenant place autour de la table dont l’acajou sombre, brillant comme du satin reflétait les flammes des chandeliers d’argent, les verres en cristal de Bohême et les orchidées blanches du surtout, les deux hommes firent à leur hôtesse un sincère compliment.
— C’est une vraie joie de venir chez vous, baronne, dit Gilles Vauxbrun. On s’y sent à l’aise… mais vos amis doivent vous le répéter à satiété ?
— Il faudrait que j’en donne l’occasion. J’ai peu d’amis et reçois encore moins. Je suis lasse de ces cohues où l’on se marche sur les pieds en criant très fort pour dominer les autres en buvant n’importe quoi. Depuis la prohibition tout au moins.
— Ceci n’est pas n’importe quoi, émit Aldo en promenant sous son nez la tulipe de cristal à demi pleine d’un meursault remarquable…
— Mon défunt époux possédait une qualité – je me suis souvent demandé si ce n’était pas la seule en dehors de son physique ! – : il aimait les vins et savait les choisir. J’ai grâce à lui une excellente cave.
— Je sais d’expérience, fit Aldo, que la prohibition ne vous dérange pas beaucoup. L’occasion m’a été donnée de goûter le vulnéraire que notre amie emporte avec elle dans ses voyages, dit-il à l’intention de Gilles. Comment faites-vous, baronne, pour vous jouer ainsi des lois ?
— Ayant la double nationalité autrichienne et américaine, la première m’accorde certains privilèges mais surtout j’appartiens à ce que mes compatriotes considèrent comme leur aristocratie fondée sur l’ancienneté et aussi la fortune. Il faudrait être un irrécupérable rustre pour venir voir ce qu’il y a dans le verre d’une Belmont. Cela dit, messieurs, cette maison vous est ouverte et vous me ferez plaisir en y venant souvent durant vos séjours…
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