— À moi maintenant de vous raconter une histoire peu banale. Il y a quatre ans environ, Ricci s’est marié en grande pompe dans son palais de Newport, dans le comté de Rhode Island qui est…

— Je connais. Ne vous fatiguez pas à me décrire l’endroit, j’y ai séjourné en 1913.

— Parfait ! Vous savez donc que toute la Society de New York y possède des propriétés somptueuses et y donne des fêtes qui ne le sont pas moins. Les origines de Ricci étant quelque peu douteuses, il a eu de la peine à se faire admettre mais on le sait très riche, très puissant aussi car il semble disposer d’une espèce d’armée occulte, et en outre, il s’est montré d’une telle générosité envers les œuvres charitables des dames les plus en vue qu’elles ont fini par accepter une de ses invitations puis par le recevoir. Son statut auprès d’elles était celui d’un original, l’un de ces américano-étrangers bizarres mais distrayants à force d’être fastueux. Aussi, quand il s’est marié, tout le gratin était-il représenté à la fête. D’autant qu’elle promettait d’être amusante puisque les invités, comme les époux eux-mêmes, devaient porter des costumes du XVIe siècle italien.

— Tiens donc ! fit Morosini entre ses dents.

— C’était selon lui une façon élégante de rendre hommage à ses ancêtres florentins en même temps qu’à ceux de sa fiancée qui était de là-bas elle aussi. Celle-ci se nommait Maddalena Brandini. Elle dansait à Broadway dans une revue et c’était une fille magnifique : blonde avec des yeux sombres, une allure de reine et une plastique assortie. Pas très intelligente peut-être mais sa beauté excusait toutes les folies. J’ai eu l’occasion de l’apercevoir peu avant son mariage et… peu après. J’étais alors inspecteur et j’avais été détaché par New York chez le shérif Williams, à Newport pour suivre un escroc dont on n’était pas certain qu’il ne soit pas aussi un assassin. J’y étais donc au moment des épousailles et pour une belle fête ça a été une belle fête ! La mariée était littéralement vêtue d’or roux – la couleur même de ses cheveux ! – avec des joyaux anciens, magnifiques comme on n’en voit guère que dans les musées d’Europe…

— Une grande croix de diamants, perles et rubis assortie à de longs pendants d’oreilles ? lança Morosini inspiré par une voix intérieure singulièrement impérative.

Aussi fut-il à peine surpris de constater l’effet de ses paroles sur son interlocuteur.

— Comment le savez-vous ? lâcha celui-ci stupéfait.

— Une idée ! Depuis l’Angleterre je suis persuadé que Ricci possède les joyaux que je cherche, que c’est lui qui a fait assassiner Cecilia Solari et peut-être aussi la fiancée de Pavignano. Il faudrait alors qu’ils lui aient échappé pendant quelque temps sinon comment expliquer qu’ils se soient retrouvés au cou de la cantatrice ? Mais poursuivez je vous en prie et pardonnez-moi de vous avoir interrompu.

— Le mal n’est pas grand : votre intervention ne manquait pas d’intérêt mais revenons au mariage ! Vers le milieu de la nuit, les époux se sont retirés, les invités aussi… et une semaine plus tard, le corps de Maddalena, nu, disloqué et éventré était retrouvé sur une plage au sud de Newport. Je ne dirais pas assassiné mais massacré… Même pour moi le spectacle était difficile à supporter.

— Comment se fait-il dans ce cas que Ricci ne soit pas sous les verrous depuis quatre ans ? gronda Aldo révulsé d’horreur.

— Simplement parce qu’il ne pouvait pas être l’assassin. Il était en Floride au moment du meurtre. Il y était parti au matin qui suivit ses noces et il avait une collection de témoins tous plus sérieux les uns que les autres.

— Payés sans doute ?

— Non. Des gens très bien, hôteliers, serveurs, conducteurs de train, etc.

— …de même qu’il était à bord du Leviathan au moment où Jacqueline Auger était écrasée devant le Ritz… S’il n’a pas agi en personne il a commandé le crime. Vous avez dû enquêter. Vous n’avez rien trouvé ?

— Rien ! Pas ça ! fit Anderson en faisant claquer l’ongle de son pouce entre ses dents. On a visité son énorme baraque, le Palazzo Ricci comme il l’appelle, depuis les caves jusqu’aux toits sans détecter la plus petite trace, le moindre indice. Les jardins aussi et le hangar à bateaux. On a fouillé chez les domestiques, on les a passés au gril et, tenez-vous bien : ceux-ci ont vu Maddalena entrer dans la chambre nuptiale, menée par Ricci mais ensuite ils n’ont pas revu la jeune femme.

— Comment cela ?

— Elle n’est jamais ressortie de cette chambre. Du moins à leur connaissance car il a bien fallu qu’elle en sorte pour qu’on la retrouve une semaine plus tard sur les rochers. Ricci, lui, apparemment désolé d’être obligé de s’éloigner s’est fait conduire à New York dans son yacht d’où il a pris le train pour la Floride. Naturellement avant de partir il avait recommandé que l’on veille sur son épouse mais lorsque la femme de chambre est venue réveiller Maddalena avec une tasse de thé il n’y avait personne et la chambre était dans l’état exact où elle l’avait elle-même laissée quand vers la fin de la journée elle était venue l’examiner afin d’être sûre que tout était en ordre. La couverture du lit nuptial était faite, les vêtements intacts, la robe de noces étalée sur un fauteuil. Seuls manquaient les bijoux, la chemise de nuit et le déshabillé assorti en batiste et dentelles blanches ainsi que les mules de velours rouge.

— Autrement dit Maddalena serait partie faire un tour dans cet appareil un peu succinct – au fait, c’était quand ?

— En juillet donc en été et il faisait chaud, une espèce de chaleur orageuse un peu étouffante.

— Qui expliquerait l’envie de faire un tour dans la fraîcheur de la nuit mais après une fête les domestiques se hâtent habituellement de remettre tout en ordre et quelqu’un aurait pu la voir si – et c’est le plus probable – elle était descendue vers la mer.

— Mais personne ne l’a vue et croyez-moi il y avait du monde : rien qu’au Palazzo, ils sont vingt à demeure et il y avait aussi des extra. Cela faisait une cinquantaine de personnes…

— Et elle a disparu comme ça : en chemise et saut-de-lit mais avec les joyaux ? Que s’est-il passé ensuite ?

— On a prévenu le mari par télégramme et il est accouru en donnant tous les signes d’une profonde désolation. Il avait l’air à moitié fou, exigeait que l’on mène une enquête serrée, promettant même une forte récompense à qui ferait prendre l’assassin et je vous prie de croire qu’il y a eu du monde mais, comme d’habitude en pareil cas, toutes ces bonnes volontés n’ont fait que gêner notre action.

— Je veux bien le croire. Et vous dites qu’on l’a retrouvée nue les bijoux envolés bien entendu.

— Eh oui ! On a avancé alors l’hypothèse que la malheureuse était allée rejoindre un amoureux. Par quel chemin on n’en a rien su à moins qu’elle n’ait eu la possibilité d’emprunter le balai des sorcières ou de se faire pousser des ailes…

— Les sorcières ? fit Morosini avec l’ombre d’un sourire. Voilà qui est séduisant ! Savez-vous que j’ai donné le nom de « Joyaux de la Sorcière » à la fameuse parure de Bianca Capello ? Et Salem n’est pas tellement loin de Rhode Island ? Mais vous en étiez à un amoureux possible…

— Pas vraiment surprenant avec une fille aussi belle mariée à un homme beaucoup plus âgé et plutôt quelconque. Sa passion assouvie, l’amant pour éviter les ennuis aurait exécuté sa maîtresse avant de prendre la poudre d’escampette avec les bijoux…

— Possible sans doute…

— Mais hautement improbable car le drame s’est reproduit pratiquement de la même façon deux ans après et presque jour pour jour… Il y a vingt-quatre mois donc, Ricci après avoir mené un deuil impressionnant, a décidé de se remarier. Cette fois, il s’agissait d’une Américaine, une fille de dix-neuf ans qu’il avait rencontrée à Central Park où elle donnait à manger aux oiseaux. Elle s’appelait Anna Langdon et elle était vendeuse chez Woolworth…

— …sans aucune famille, blonde tirant sur le roux avec des beaux yeux sombres.

— Comment le savez-vous ?

— Je ne sais pas : j’imagine. Cela me paraît couler de source.

— Une vraie Cendrillon en effet dont Ricci a fait une éblouissante créature. Et le scénario s’est renouvelé. Le mariage a été annoncé. Il devait avoir lieu comme le premier à six heures du soir et se terminer par un bal.

— En costumes d’époque, j’imagine ?

— Tout à fait. Ricci avait demandé à ses invités de faire ce petit effort en mémoire de sa première épouse si tragiquement disparue.

— Et ils ont marché ?

— Presque tous. La première fête avait été sublime, d’une rare somptuosité. Elle avait laissé de tels souvenirs – même dans un lieu aussi fabuleux que Newport ! – qu’ils ont eu envie de la renouveler. Par pure curiosité j’y suis allé, moi aussi, bien que je n’eusse pas été invité et j’avoue que le coup d’œil était féerique.

— La mariée portait-elle des bijoux ?

— Naturellement, mais ce n’étaient pas ceux de la première fois.

— Tiens donc ? J’aurais cru pourtant…

— Ne laissez pas s’envoler votre imagination : si la parure de Maddalena lui a été volée par celui qui l’a tuée, comment voulez-vous que Ricci puisse l’offrir à sa nouvelle fiancée ? Elle avait sur la gorge un énorme rubis au bout d’une chaîne d’or, des perles et des rubis plus petits, rien aux oreilles, rien aux bras mais à la main droite, il y avait un autre rubis de la même taille.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Pratiquement le même scénario. Ricci est entré avec sa jeune épouse dans la chambre. À dû en ressortir environ une demi-heure après, appelé par un télégramme à La Nouvelle-Orléans. Il en a montré paraît-il une vive contrariété mais l’affaire, une fois encore, était d’importance et il est parti en recommandant à ses serviteurs la plus grande vigilance…