En venant prendre le bras d’Aldo avec l’aisance parfaite d’une femme du monde, elle murmura :

— Vous arrivez à point nommé pour avoir le temps de digérer la surprise avant l’arrivée des vedettes…

— Quelles vedettes avons-nous ?

— Adolphe Menjou, l’acteur de cinéma et surtout l’immense Cécile Sorel et son comte de Ségur de mari. Quant à la surprise…

— Merci, j’ai vu…

En effet, assise à la place indiquée par le maître d’hôtel, à la gauche du Commandant, la belle Alice jouait avec ses longs sautoirs de perles tandis que penché sur elle, Adalbert lui parlait de façon intime.

— Eh oui ! soupira Pauline. Nous allons dîner ensemble ! Ce que c’est que d’appartenir à d’illustres familles américaines ! Mais grâce à Dieu nous ne serons pas face à face, cette chipie et moi. Vous ne serez pas non plus trop près de votre « ami ». Ni de moi ajouta-t-elle avec une grimace. C’est votre égyptologue qui va être mon voisin mais comme il sera loin de sa belle, je crains qu’il ne soit pas très récréatif…

— Cela m’étonnerait. Il est brillant, en général et, croyez-moi, c’est fondamentalement un homme charmant. Qui avons-nous d’autre ?

— L’attraction d’hier : ma petite cousine Dorothy et son chevalier ailé…

— Il a décidé de rester avec nous ?

— Le moyen de faire autrement ? De toute façon et même s’il n’a pas le sou sur ce bateau, il en a largement les moyens. Le Commandant qui est un vrai gentleman, le traite en invité privilégié… et lui a même prêté un smoking. Il y a aussi un jeune couple adorable : Vladimir Ivanov et sa femme Caroline. C’est un Russe blanc naturalisé américain et elle appartient à l’une de nos bonnes familles, les Van Duysen…

Ils approchaient de la table où il allait bien falloir faire quelques présentations, ce dont Aldo se réjouissait secrètement, quand une énorme ovation mit tout le monde debout : le maître du navire descendait le grand escalier entouré du jeune Van Laere et de Dorothy Paine, jolie à croquer dans une robe on ne pouvait plus virginale, en tulle blanc piqué de petits bouquets de roses pompons de la même teinte que ses joues : elle vivait là avec son héros une heure de gloire. Arrivés à destination, l’officier fit les présentations.

D’aspect sévère avec un beau visage énergique et d’épais cheveux grisonnants, le Commandant Blancart n’en était pas moins renommé pour sa courtoisie et sa galanterie. Son courage et son audace aussi. Le bruit courait encore du premier voyage de l’Île-de-France en direction du Havre au sortir des chantiers de Saint-Nazaire où l’officier signait les derniers papiers avant de donner l’ordre d’appareillage : une manœuvre criminelle avait, à sa place, ordonné de mettre les machines en marche. Le bateau avançait dans un bassin où tout écart était impossible et l’espèce de pont-levis qui séparait ce bassin de la sortie du port était fermé. L’ordre de stopper vint aussitôt mais le bateau courait sur son erre. Une belle tentative de sabotage qui aurait rendu fou n’importe quel commandant de bord mais Blancart n’était pas n’importe qui. Il fit corner l’ordre d’ouvrir le pont et, prenant en personne la barre en main, dirigea l’Île-de-France droit sur l’étroit passage en pensant que son coup d’audace pouvait payer, vaincre l’incroyable concours de circonstances et que les dégâts seraient moindres. Et il réussit : le pont se leva presque à ras de l’étrave et s’écarta suffisamment pour que le bateau pût franchir le goulet sans une égratignure, salué par les acclamations de la foule massée sur les quais.

C’était ce même marin qui, un sourire un peu timide aux lèvres, recevait à présent en homme du monde confirmé, présentant ses invités les uns aux autres. Il y avait là outre Pauline, Aldo, la princesse Obolensky et Adalbert, Van Laere et Dorothy Paine, le jeune couple américano-russe annoncé : le comte et la comtesse Ivanov. Lui un magnifique gaillard taillé pour porter la tenue des anciens chevaliers-gardes, elle, née Caroline Van Druysen, une grande fille blonde, rieuse et charmante, élégante aussi dans une robe de velours noir et une parure de fort beaux rubis, s’assortissaient magnifiquement. On échangeait baisemains et shake-hands quand Menjou souriant et volubile arriva en hâte s’excusant sur les aléas du poker et chacun prit sa place.

— Tout le monde n’est pas arrivé ? émit le Commandant en constatant que la place en face de la sienne restait vide ainsi qu’une autre entre Caroline Ivanov et l’aviateur.

Un éclat de rire de Pauline lui répondit :

— Quand on invite Célimène, Commandant, il faut s’attendre à ce qu’elle n’arrive que le théâtre plein et le rideau levé depuis un moment. La grande Sorel ne saurait entrer comme vous et moi.

— Sans doute mais comme cette dame n’est pas chef d’État ni tête couronnée, je n’ai aucune raison de faire attendre d’autres dames et je vais ordonner que l’on serve…

L’instant suivant, un silence de la salle saluait l’arrivée de la comédienne et en vérité il y avait de quoi. Sur l’escalier, vide à présent, se dressait la silhouette majestueuse et insolente de celle qui à la Comédie-Française remplaçait Sarah Bernhardt pour le faste et l’excentricité et continuait d’interpréter Célimène, Phèdre ou Andromaque la quarantaine passée mais avec quelle allure ! Drapée d’une sorte de simarre cardinalice sur une longue robe de lamé argent, la tête orgueilleusement rejetée en arrière coiffée d’aigrettes pourpres sur un bandeau de diamants, sa longue main posée sur l’épaule de son époux, le comte Guillaume de Ségur, elle resta immobile un instant, somptueuse et insolite si l’on s’en tenait à la mode qu’elle dédaignait avec superbe, regardant cette salle comme elle l’eût fait depuis la scène du Français. Des applaudissements crépitèrent et Célimène acheva noblement sa descente, accueillie au bas des marches par celui que la courtoisie obligeait à l’y chercher.

Lorsqu’elle fut près de lui – il allait avoir l’honneur d’être son voisin – Aldo s’avoua qu’elle était encore belle – le cheveu blond vénitien, l’œil bleu agrandi par un maquillage parfait, la large bouche carminée s’ouvrant sur des dents un peu trop régulières peut-être, cette comtesse de Ségur d’un nouveau genre répandait autour d’elle autant de parfum qu’une cassolette orientale. En outre, elle parlait – toujours pour la galerie ! – d’une voix de tête avec parfois des intonations graves donnant l’impression qu’elle était en scène. À peine fut-elle assise que toute conversation devint impossible. Comme une reine recevant sa cour, la grande Cécile tint une sorte de conférence destinée à distribuer à chacun de ses compagnons des sortes de satisfecit qui leur démontra qu’elle savait exactement qui ils étaient.

— Elle a dû se faire communiquer la liste des invités, chuchota Pauline qui avait trouvé le moyen de changer de place pour rejoindre Aldo et qui s’était entendu déclarer pour sa part quelle « maniait le ciseau comme Molière sa plume… », c’est assez habile : les compliments font toujours plaisir.

Chacun y eut droit et comme le tour de table s’achevait par Aldo occupé à déguster le homard thermidor que la tragédienne dédaignait superbement, il bénéficia, à sa surprise, d’un régime particulier. Après lui avoir déclaré à haute et intelligible voix qu’il était « le magicien des fastes du passé », la grande Cécile baissa notablement le ton pour lui demander – tout en se décidant à attaquer son crustacé et alors qu’un bienfaisant silence permettait d’achever le plat tranquillement – ce qu’il savait du sort exact des « autres » diamants du Collier de la Reine. Elle était persuadée d’en posséder un qu’elle portait à l’annulaire gauche entouré d’autres plus petits. Aldo se pencha sur la belle main qu’elle lui tendait et observa avec attention la bague en question.

— Il se peut que vous ayez raison, Madame. Votre diamant doit peser trois carats. Il y en avait huit de ce poids dans le fameux collier qui, si ma mémoire est fidèle et s’agissant des diamants ronds en comptait vingt-six : un de onze carats, quatorze de dix, trois de cinq, huit de trois plus six cent trois petits diamants ronds sans compter les dix-huit en forme de poire. Le vôtre peut fort bien être l’un des huit. Où l’avez-vous acheté ?

— À Londres, chez un antiquaire dont j’ai oublié le nom. Il m’a assurée de son authenticité. Donc celui-ci n’est pas en question : c’est le sort des autres qui m’intéresse…

— En dehors de ceux que possèdent les ducs de Sutherland et de Dorset les autres ont été éparpillés et remontés dans d’autres bijoux…

— Oh j’aurais tant aimé savoir ! Voyez-vous je rêve d’en acheter encore quelques-uns et si pouviez m’aider je vous en aurais une reconnaissance infinie…

« Ça y est, pensa Aldo. Encore une qui me prend pour une espèce de détective privé qui n’a rien d’autre à faire qu’attendre le client ! » Son regard, à ce moment, croisa celui d’Adalbert qui, séparé de sa belle par une bonne longueur de table, s’ennuyait visiblement comme un rat mort en faisant des efforts surhumains pour entretenir la conversation avec sa voisine. Il y vit luire un instant l’étincelle de la vieille complicité – tout à l’heure, ils avaient échangé une poignée de main correcte mais sans plus avant qu’Aldo fût admis à saluer Alice Obolensky – mais ce fut très fugace, les yeux de Vidal-Pellicorne revenant aussitôt vers Alice en train de bavarder avec le Commandant Blancart. Mais il fallait répondre à son impérieuse voisine :

— Vous me demandez l’impossible, Madame. À moins que l’une des deux maisons ducales que je viens de citer n’annonce une vente – ce qui me paraît impensable ! – je ne vois pas comment je pourrais retrouver des pierres isolées, peut-être retaillées et incluses dans différentes pièces de joaillerie. À moins d’un miracle…

— N’êtes-vous pas justement l’homme des miracles ? intervint Cyril Ivanov qui suivait la conversation avec attention. Je parierais que votre présence ce soir s’explique par la traque de quelque joyau ? Je me trompe ?