— Tu m’as surtout l’air de te prendre un fichu caractère ? remarqua Gilles pas vexé le moins du monde. C’est parce que, pour une fois, ton égyptologue cinglé n’est pas avec toi ?
Le choix du terme n’était pas fait pour apaiser Aldo. Il savait qu’un certain antagonisme existait entre ses deux amis mais jamais Vauxbrun ne l’avait exprimé si peu que ce soit.
— Si tu veux le savoir, il embarque cette nuit à Plymouth mais il ne me sera sûrement d’aucune utilité parce qu’il est comme toi : réduit à l’état de chien savant par une jolie femme. Bonne nuit !
— Ah oui ? Mais alors…
Aldo n’entendit pas la suite : il était déjà dans le grand escalier avec l’intention de regagner sa cabine quand il eut soudain l’envie d’aller fumer une cigarette sur le pont supérieur. La nuit était noire, sans étoiles mais un vent froid s’était levé qui apportait un avant-goût de la température que l’on rencontrerait quand on approcherait la zone des icebergs. La mer se formait sous la longue coque noire animée d’un léger roulis. Le pont était désert et la solitude d’Aldo y fut totale. N’ayant pas pris la précaution d’aller chercher un manteau, un frisson désagréable lui courut dans le dos. Ce n’était pas vraiment le moment d’attraper froid – en admettant qu’il y en ait pour ça ! – et jetant par-dessus bord le mince rouleau de tabac à demi consumé, Aldo rentra dans son confortable logis flottant, se lava les dents, se coucha et sans prendre un livre ou un journal, il s’endormit bercé par l’écho lointain de l’orchestre du bord. Il dormit même si profondément qu’il ne broncha pas quand, au milieu de la nuit, l’Île-de-France fit escale à Plymouth pour embarquer ses passagers britanniques. Il serait temps demain de savoir si Adalbert avait fait son entrée sur le bateau. Les nouvelles amours de Gilles Vauxbrun lui avaient donné le coup de grâce.
Ce fut pourtant cette idée qui l’éveilla bien que la longue houle atlantique continuât de bercer doucement son lit. Il se leva, prit une douche, se rasa, et enveloppé dans le peignoir de bain au monogramme de la Compagnie Générale Transatlantique, sonna pour son petit déjeuner. Peu après le steward lui apportait de quoi nourrir une famille. Outre le café, qu’il avait décidé, non sans inquiétude, d’essayer et qui se révéla parfait, il y avait là des œufs à la coque, du jus d’orange, un pamplemousse, des brioches moelleuses, des croissants croustillants, des toasts à point, du miel, diverses sortes de confitures, du beurre frais, du lait et du fromage à la crème fraîche.
— Si Monsieur désire autre chose ? proposa le steward prévenant.
— Vous voulez dire que s’il me prenait fantaisie de vous demander un gigot je pourrais l’avoir ?
— Absolument, Monsieur ! J’aurais seulement le regret de vous prier de m’accorder un léger délai.
— Magnifique mais rassurez-vous je n’en ferai rien. C’est parfait… Tiens ! D’où sortez-vous ce journal ?
Il y en avait un, en effet, plié sur le plateau et dont Aldo s’emparait en parlant.
— C’est L’Atlantic, Monsieur, le journal édité le matin par le bord. Une partie est imprimée à Paris mais l’autre sur le bateau : il y a les dépêches, les cours de la Bourse reçus par T. S. F. et le programme de la journée.
Vraiment complet. On pouvait faire du sport en salle avec tous les ustensiles mécaniques possibles ou bien se promener sur le pont-promenade à moins que l’on ne préfère s’y installer avec un livre dans l’une des nombreuses chaises longues, les jambes enveloppées d’un plaid par les soins des grooms attentifs. Comme la température était fraîche, une distribution de bouillon chaud était prévue à onze heures. Le déjeuner serait servi à midi et demi suivi du café présenté à deux heures dans le beau salon de Ruhlmann. À trois heures, cinéma avec le Chanteur de Jazz le premier film parlant. À quatre heures Guignol pour les enfants qui disposaient aussi de salles de jeu. À cinq heures le thé avec sandwiches, glaces et pâtisseries variées. À huit heures dîner. À neuf heures concert au cours duquel un jeune pianiste polonais au nom imprononçable se ferait entendre après quoi l’on danserait une partie de la nuit… avec champagne et autres consommations. Les soirs de gala, la soupe à l’oignon était prévue au petit matin.
— Mais dites-moi, on mange tout le temps sur ce bateau ? fit Morosini amusé.
— C’est un paquebot français, Excellence. Nous tenons à faire apprécier notre cuisine et nos vins. D’ailleurs, il y a l’air de l’océan ! Votre Excellence n’imagine pas à quel point il creuse ! Même les jeunes dames qui soignent leur ligne n’y résistent pas…
— Heureusement que la traversée ne dure pas un mois ! Vous débarqueriez des cargaisons d’obèses.
— On n’est pas mal traité non plus sur les paquebots qui font l’Extrême-Orient pourtant les passagers n’ont guère de surpoids à déplorer mais évidemment, pour ceux à qui la nourriture trop raffinée pose problèmes, il y a les bateaux anglais ! Avec eux, personne n’a rien à craindre…
Peu désireux de retourner se coucher, fut-ce dans une chaise longue en face de l’océan, Aldo choisit d’aller arpenter le pont-promenade, large avenue délimitée par le bastingage en bois de teck surmonté de vitrages coulissants que l’on ouvrait par beau temps. Ce n’était pas le cas ce matin : la mer était grise ainsi que le ciel avec un vent de force six ou sept qui chassait les nuages et la pluie vers les côtes européennes. Aussi n’y avait-il que peu de monde même dans les « transatlantiques ». Une douzaine de personnes seulement étaient alignées contre le mur de tôles peintes d’un ton crème avec alternance de mat et de brillant, vêtues de tweed ou de « whipcord » avec casquettes assorties pour les hommes, de fourrures et d’étroits chapeaux de feutre souple ou de velours pour les femmes mais tous étaient entortillés jusqu’à la ceinture dans des plaids écossais aux couleurs identiques. Aldo ne leur accorda qu’un regard rapide, le temps de constater qu’il n’y avait personne de connaissance et poursuivit sa promenade circulaire heureux de ne rencontrer qu’un Américain se livrant à un footing accéléré, un groom menant en laisse trois fox-terriers à poil dur et une nurse avec une poussette occupée par une mignonne fillette d’environ deux ans qui lui fit un joli sourire en battant de ses petites mains puis, sans transition, se mit à hurler quand un long passager coiffé d’un chapeau noir et le nez chaussé de lunettes au moins aussi sombres, passa près d’elle. En gagnant la plage arrière du pont supérieur, il vit avec étonnement qu’il y avait à cet endroit, soigneusement bâché, un hydravion de taille réduite posé sur une catapulte. Un marin lui apprit que, lancé à un certain point de la traversée, l’appareil permettait au courrier de gagner plus de vingt-quatre heures. Et ce fut pendant qu’il causait avec le jeune homme que la baronne von Etzenberg le rejoignit.
— Il m’avait bien semblé vous reconnaître, dit-elle en manière d’entrée de jeu. Vous faites partie des courageux qui préfèrent entretenir leur forme plutôt que se vautrer sous les couvertures ?
— Je n’ai jamais été très « chaises longues », répondit-il en s’inclinant sur la main qu’elle lui tendait. Mais je pourrais vous retourner le compliment.
— Oh moi je ne fais rien comme tout le monde ! En outre j’ai le pied marin d’un vieux cap-hornier. Ce qui n’est pas le cas de notre ami. Je l’ai rencontré alors qu’il essayait héroïquement d’aller faire quelques exercices au gymnase mais subitement il est devenu vert comme une salade et m’a laissée en plan.
— Pauvre Gilles ! Je devrais peut-être aller voir si je peux l’aider ?
— N’en faites rien, je viens de lui envoyer le médecin du bord. Un type très bien dont je n’ai eu qu’à me louer quand il m’est arrivé par hasard d’en avoir besoin.
— Vous avez déjà voyagé sur l’Île-de-France ?
— C’est mon quatrième voyage ! J’adore ce navire. On s’y sent chez soi et même mieux parce qu’on y est pour vous aux petits soins et qu’il y règne une atmosphère comme je les aime. Et vous ?
— Oh moi c’est la première fois. Je n’ai pas revu l’Amérique depuis 1913.
— C’est étonnant car vous êtes connu des deux côtés de la « Mare aux harengs » ?
— Sans doute mais jusqu’à présent l’Europe me suffisait d’autant plus que vos compatriotes m’ont souvent fait la grâce de venir me consulter à domicile…
— Quand le domicile est un palais cela n’a rien de surprenant. Joint à votre réputation il fait de vous un objet de curiosité, rendant votre présence à bord d’autant plus étonnante. Qu’est-ce que vous allez faire chez nous ? ajouta-t-elle, donnant libre cours à sa curiosité sans s’encombrer, en bonne Américaine, des discrétions de la civilité puérile et honnête telle qu’on la pratiquait en Europe.
Pourtant la brutalité de la question ne choqua pas Aldo peut-être parce qu’il sentait chez cette femme une réelle sympathie et que ses yeux gris se plantaient droit dans les siens. Cependant il resta évasif :
— Régler une affaire.
— Quel genre d’affaire ?
Il eut un haut-le-corps et fronça les sourcils. La baronne Pauline allait tout de même un peu loin mais déjà elle reprenait :
— Pardonnez-moi si je vous parais indiscrète et ne voyez dans cette question directe qu’un désir de nouer avec vous une véritable amitié. Or, vous n’êtes pas venu aux U. S. A. depuis des années et les « affaires » revêtent souvent chez nous un caractère brutal, ou alors sournois en particulier lorsqu’il s’agit de celles dont vous vous occupez : les bijoux historiques, célèbres ou non, toujours magnifiques sinon vous ne vous y mêleriez pas et donc obligatoirement dangereux.
— J’espère qu’il n’en sera rien, sourit Aldo. Je souhaite seulement vérifier une hypothèse.
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