Et puis ce fut un silence total parce que les machines venaient de stopper puis de rétrograder : l’immense navire revenait en arrière pour tenter de sauver le pilote. Il parcourut deux ou trois milles avant de réduire l’allure et de croiser lentement à l’endroit où l’avion s’était englouti mais aucun débris ne flottait en surface. À bord on retenait son souffle et durant un moment une angoisse proche du désespoir habita le paquebot. Toute trace de drame semblait effacée et pourtant l’Île-de-France cherchait encore ne pouvant se résoudre à abandonner. La nuit approchait quand soudain ils entendirent venant de l’avant :
— Il est là ! Je le vois…
De l’endroit où il se trouvait, Aldo lui ne voyait rien, sinon le canot de sauvetage que l’on descendait rapidement. Un moment plus tard on entendit venir de l’embarcation :
— On le tient ! Il est vivant !
— Dieu soit loué ! exhala près d’Aldo la voix de la dame en gris. La pauvre Dorothy ne se serait jamais remise de cette catastrophe.
— Vous la connaissez ?
— Nous sommes même un peu cousines. Elle s’appelle Dorothy Paine, d’une de nos meilleures familles new-yorkaises mais son fiancé, l’aviateur, est français. Il se nomme Pierre van Laere et c’est le fils d’un richissime courtier en coton(10).
La baronne disait ces choses naturellement, comme si elle connaissait son voisin depuis longtemps mais elle ne le regardait pas et Aldo s’étonna que Gilles fût invisible :
— Qu’avez-vous fait de mon ami Vauxbrun ? demanda-t-il.
— Oh ! Il a couru sur la passerelle voir le Commandant mais je pense que ce grand marin n’avait pas besoin de ses conseils. C’est un vrai gentleman ! Détourner un si grand navire pour un si petit personnage !
— Il doit penser qu’une vie humaine a sa valeur et qu’il faut faire de son mieux pour la préserver mais vous avez raison c’est un bonheur que naviguer sous un tel homme ! À présent peut-être serait-il convenable que je me présente à vous…
Elle se mit à rire et, en dépit de sa voix troublante, son rire était extraordinairement gai.
— C’est inutile. J’ai interrogé notre ami. En revanche vous, vous ignorez qui je suis ?
— Je le regrette depuis que je vous ai vue.
— Ah que galamment ces choses-là sont dites ! Eh bien sachez que j’ai nom Pauline Belmont, veuve depuis six mois du baron Frantz von Etzenberg et que je rentre chez moi à New York.
Une énorme acclamation lui coupa la parole : le jeune aviateur trempé comme une soupe sous la couverture qui l’enveloppait venait d’apparaître porté par deux marins qui l’emportèrent à l’infirmerie où le médecin allait l’examiner. Il eut juste la force d’adresser un signe à sa fiancée qui, cette fois, pleurait de joie.
Cependant Vauxbrun revenait et s’il fut un rien contrarié de voir que la baronne et Morosini bavardaient comme de vieilles connaissances, il ne le montra pas. L’enthousiasme l’emplissait encore trop pour laisser place à un sentiment plus mesquin.
— Quel type, ce Commandant ! Quel sang-froid, quelle élégance ! Il m’a poliment fichu à la porte mais je ne peux lui en vouloir. Lui et son bateau vont décidément bien ensemble(11). Peut-être serait-il temps de nous préparer pour le dîner ? ajouta-t-il en offrant son bras à la baronne qui le refusa :
— Allez sans moi ! Je vais prendre des nouvelles de Dorothy et resterai un moment auprès d’elle et personne ne s’habille pour le dîner qui suit l’appareillage…
— Moi qui espérais vous inviter ? émit Vauxbrun avec une grimace de déception. Tous les deux bien sûr ! ajouta-t-il avec une précipitation qui fit sourire Morosini.
— Vous aurez largement le temps pour ce faire ! Et je suppose que vous avez beaucoup de choses à vous dire si vous ne vous êtes pas vus depuis un moment.
— Ce n’est pas une si mauvaise idée, approuva Gilles aussitôt. Il y a paraît-il à bord deux vedettes et quelques autres personnalités qui ne se montreront pas le premier soir. On sera tranquilles pour bavarder…
— Ben voyons ! murmura Aldo tandis que Pauline von Etzenberg s’éloignait vers les escaliers. C’est tellement agréable d’être un pis-aller ! Je suppose que tu es, une fois de plus, très amoureux ? J’avoue que je ne saurais te donner tort.
— Elle est superbe, n’est-ce pas ? soupira l’antiquaire avec dans la voix un trémolo qui fit comprendre à Aldo que le dîner se passerait à vanter les charmes de la belle Américaine.
— Absolument mais il y a longtemps que tu la connais ?
— Huit jours. Je l’ai rencontrée au « Bœuf sur le Toit » où j’avais emmené un client suisse. Elle y était avec des amis et il se trouvait que mon client la connaissait. C’est lui qui nous a présentés.
— Une veuve de six mois au « Bœuf sur le Toit » ? Voilà un mari vite enterré il me semble ?
— Il buvait comme une éponge et la battait comme plâtre quand il était ivre. Étant donné qu’il était toujours entre deux vins ou entre deux schnaps tu vois qu’elle n’a pas grand-chose à regretter. Cela dit, elle ne s’habille jamais qu’en gris ou en blanc… mais qu’est-ce qui te prend, d’un seul coup, d’être aussi pointilleux ? Tu n’as pas d’ennuis, au moins ? J’entends côté Lisa ?
— Pas le moindre. Elle se prépare à me donner un troisième enfant et pour l’instant elle doit être en Autriche avec les jumeaux. Je reconnais cependant volontiers que si je ne suis pas devenu totalement infréquentable je n’en suis pas loin. Mon humeur n’est pas au mieux.
— Tu vas me raconter ça pendant le dîner, on se lave les mains, on va boire un verre et on y va…
Pur produit des Arts Décoratifs, les pièces d’apparat du paquebot desservies par le monumental escalier de marbre, de cuivre poli et de glaces, alliaient la simplicité des lignes au luxe le plus raffiné. Les plus grands décorateurs en avaient composé l’harmonie : Ruhlmann pour le Salon mixte dit aussi Salon de Thé avec ses boiseries en loupe de frêne blanc relevé de minces baguettes en bronze argenté, le gigantesque hall d’embarquement de Richard Bouwens, le Grand Salon de Sue et Mare avec ses canapés tendus de tapisseries d’Aubusson reproduisant les plus beaux monuments de la région parisienne – Versailles, Chantilly, Maintenon, Noyon – le Grand Café Terrasse et Fumoir à triple niveau de Henri Pacon, tout cela orné des admirables ferronneries de Raymond Subes, l’immense salle à manger enfin de Patout, avec ses plafonds à trois décrochements illuminé par les 110 plots de verre ambré de Lalique, animée en outre par l’étonnante fontaine de Navarre élevant au milieu une pyramide de cylindres or et argent. C’est près de cette fontaine que Morosini et Vauxbrun s’installèrent après leur passage au bar d’acajou déjà pris d’assaut par des Américains soucieux de profiter sans tarder des délices d’un pays exempt des barbaries de la Prohibition.
La salle à manger n’était pas pleine. Certaines dames pas forcément célèbres avaient choisi de se faire servir chez elles afin de mieux préparer leur apparition du lendemain. Calés dans les jolis fauteuils de sycomore tendus d’une tapisserie vert Véronèse à motif dégradé, les deux amis purent savourer un menu aussi varié que délicieux choisi dans une carte abondante mais que l’on pouvait compléter à volonté en demandant ce que l’on souhaitait. Vauxbrun testa immédiatement la proposition du maître d’hôtel en optant pour des œufs brouillés aux truffes qui lui furent apportés avec le vin de son choix.
Ainsi qu’Aldo l’avait prévu, une bonne partie du repas fut consacrée à la baronne Pauline sur laquelle son admirateur se montrait intarissable. Il apprit de la sorte – mais il le savait déjà ! – qu’étant une Belmont elle était née d’une des plus grandes familles new-yorkaises et aussi – ça il l’ignorait ! – qu’elle était un sculpteur de talent encore que mal connu et, bien sûr peu apprécié des siens guère ouverts aux éventuelles originalités.
— C’est sans importance, apprécia Vauxbrun. Indépendante, surtout depuis son veuvage, elle possède sa maison et son atelier sur Washington Square et une fortune que son défunt n’a pas réussi à dévorer mais je peux t’assurer que ses œuvres sont remarquables ! Positivement ! Et j’aimerais monter pour elle une exposition à Paris…
Tant et si bien que ce ne fut pas avant le dessert que l’antiquaire, un peu à bout de souffle, abandonna le sujet et s’intéressa enfin à la présence de son ami Aldo sur le navire. Agacé, celui-ci se borna à l’essentiel : il recherchait une parure provenant des trésors Médicis ayant déjà causé quelques dégâts et espérait du même coup mettre fin aux activités criminelles d’un personnage qui pouvait bien en être l’actuel détenteur.
— Et tu as des preuves ? émit Gilles Vauxbrun qui allumait un odorant havane à la flamme d’une bougie après avoir rejoint les confortables fauteuils du fumoir.
— Des preuves ? Non mais une forte présomption que je partage avec le Chief Superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard avec lequel tu sais que j’entretiens des relations amicales depuis longtemps.
— M’est avis que tu vas perdre ton temps ! patoisa l’antiquaire qui aimait abandonner parfois le style olympien. Et t’attirer pas mal d’ennuis. Depuis quand n’es-tu pas allé aux U. S. A. ?
— 1913 ! J’avoue que ça fait un moment !
— Plutôt ! Ce qui signifie que tu n’as aucune idée des us et coutumes qui se sont développés depuis la guerre et si ton type est un mafioso tu vas à la catastrophe. Tiens, si tu veux on en parlera demain à Pauline ! Elle te dira…
— Rien ! s’emporta Morosini. Ce sont mes affaires et j’aimerais qu’elles restent secrètes ! Que « Pauline » soit en train de devenir le centre de ta vie, cela te regarde mais comme je ne veux pas m’impliquer dans tes amours, tu me permettras de me retirer ! J’ai sommeil !
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