L’arrivée à la gare maritime du Havre lui arracha un sifflement admiratif : le paquebot Île-de-France était réellement une magnifique unité ! Avec sa longue coque noire, ses superstructures blanches et ses trois cheminées rouge et noir, le dernier né de la Compagnie Générale Transatlantique n’était peut-être pas le plus grand des navires alors en exercice – 241 mètres de long quand même ! – mais il alliait la majesté à l’élégance des lignes, de son style de vie et ses aménagements intérieurs étaient incomparables. Un journaliste américain avait écrit de lui qu’il « était beau sans grandiloquence, confortable sans mièvrerie, mondain sans mépris et incarnait sur mer l’idée que les Américains se faisaient de la France(8) ». Aldo pour sa part pensa que ce serait un réel plaisir de voyager sur ce beau coureur des mers et s’en convainquit en recevant à la coupée l’accueil courtois du Commissaire en second qui le confia à l’un des grooms en uniforme aux couleurs de la Compagnie pour le conduire à la cabine première classe où il logerait les cinq jours suivants. Moderne mais sans outrance, extrêmement confortable avec ses meubles en macassar et citronnier, ses tentures crème et sa moquette d’un brun profond, sa salle de bains étincelante où rien ne manquait, ses lampes à l’éclairage opalescent, elle était vaste et claire.

Ce n’était pas la première traversée de Morosini mais la dernière remontait à l’avant-guerre et si de notables changements lui apparaissaient il n’avait pas pour autant oublié les règles du bon passager. Aussi sonna-t-il un steward pour défaire ses valises, en ranger le contenu dans la penderie, et signer les paperasses de la douane et du passeport. Cela fait, il réendossa son imperméable, se coiffa de sa casquette et remonta sur le pont principal pour assister au départ. Le temps était gris, frais et légèrement pluvieux mais sur le quai il y avait une véritable foule agitant des mouchoirs et poussant des cris quand la sirène du navire eut retenti par trois fois. Tirée par ses remorqueurs, l’Île-de-France s’écartait du quai dessinant un canal qui allait s’élargissant, révélant les silhouettes de ceux qui restaient dont on ne voyait jusque-là que les têtes et les bras. Aucun signe d’adieu ne s’adressant à lui, Aldo s’était placé à l’écart et tandis que la gare maritime s’éloignait lentement, il pensa que pour ceux qui restaient – il avait pu remarquer plusieurs visages en larmes ! – le départ d’un paquebot était plus cruel que celui d’un train parce que beaucoup plus lent. Il avait toujours détesté qu’on l’accompagne quand il partait en voyage et se félicitait de ce que Lisa eût la même horreur des « au revoir » au bord de quelque moyen de locomotion que ce soit. Ainsi, l’avant-veille, elle lui avait interdit de la conduire à son sleeping du Simplon-Orient-Express, n’autorisant que Marie-Angéline et Cyprien à l’escorter pour s’assurer que le départ se passait au mieux. Cette fois, pourtant, il avait protesté, désireux de rester auprès d’elle le plus longtemps possible mais en s’arrachant à son étreinte avant de monter en voiture rue Alfred-de-Vigny, elle lui avait lancé :

— Il n’y a aucune raison de changer quoi que ce soit à nos habitudes… à moins que tu penses ne jamais revenir ? De toute façon, nous avons toujours détesté, toi et moi, nous donner en spectacle.

Un dernier baiser, rapide celui-là, et elle était partie, droite et fière détournant la tête pour qu’il ne vît pas les larmes dans ses yeux. Le souvenir revenait à Aldo tandis que le navire s’avançait vers la sortie du port et soudain, le bel optimisme qui lui avait tenu compagnie entre Paris et Le Havre s’effaça devant l’impression qu’en s’engageant dans cette aventure, il commettait une sottise, que cette séparation d’avec tout ce qu’il aimait pouvait être définitive, irréparable et il se fût peut-être précipité chez le Commandant pour demander à être débarqué avec le pilote quand une voix à la fois incrédule et joyeuse retentit à ses oreilles et le fit sursauter :

— Non mais je rêve ! Qu’est-ce que tu fais là ?

Il tourna la tête : son ami Gilles Vauxbrun, le grand antiquaire de la place Vendôme, était devant lui si visiblement content de le voir qu’il en était presque hilare. Grâce à lui l’impression désagréable s’envola.

— Eh bien et toi ? rétorqua-t-il tandis que leurs mains se serraient avec vigueur.

Aussi grand qu’Aldo mais plus corpulent, Vauxbrun, le cheveu rare – momentanément masqué par une casquette irlandaise – et la paupière lourde ressemblait assez à un empereur romain dans les bons jours et à Louis XI dans les mauvais. Toujours tiré à quatre épingles, habillé à Londres, la boutonnière perpétuellement fleurie selon la saison, il cachait sous un aspect majestueux le meilleur caractère du monde – tant qu’on ne lui marchait pas sur les pieds ! – une énorme culture, un goût raffiné et un remarquable sens des affaires joints à une grande générosité et à un faible pour les jolies femmes. Il avait en permanence une histoire de cœur sur le feu et savait séduire : sa voix était caverneuse et son sourire charmant. À la question de son ami il répondit, désinvolte :

— Je vais racheter à une succession un meuble qui n’aurait jamais dû quitter la France, le fauteuil de bureau de Louis XV…

— Rien que ça ? fit Morosini après un petit sifflement admiratif. Et bien entendu tu es prêt à te ruiner parce que si tu le rapportes tu ne le revendras pas ?

— Bien entendu…

Le XVIIIe siècle en général et Versailles en particulier étaient la passion de l’antiquaire. Reconstituer autant que faire se pourrait le mobilier de l’inégalable palais vidé par la Révolution était son violon d’Ingres et il comptait déjà quelque succès en ce domaine lui permettant un début de collection destinée à être léguée – sous sévères conditions – à l’État si Vauxbrun mourait sans enfants. Ce qui était prévisible chez ce célibataire endurci par nombre de belles-mères éventuelles car il était riche et Aldo le savait bien. Son inquiétude relevait donc de l’ironie. Gilles Vauxbrun n’y répondit pas. Il préféra reprendre la conversation en son début : qu’est-ce que Morosini fabriquait sur un paquebot en partance pour New York ?

— Essayer de retrouver des joyaux disparus dans des circonstances tragiques…

— Donc « rouges » ? fit Vauxbrun en employant le terme consacré par les spécialistes pour les bijoux ayant trempé dans un assassinat.

— Extrêmement rouges ! Et aussi, essayer de faire pincer un criminel !…

— Joli programme ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu t’es engagé dans la police ? Pas très sage quand on est marié et père de famille !

— Tu ne sais même pas jusqu’à quel point ! Mais il y a des choses qu’un honnête homme ne supporte que dans certaines limites.

— Tu vas avoir tout le temps de me raconter ! Oh chère baronne ! Vous ici ?

Et sur cette exclamation, Gilles Vauxbrun planta là Morosini pour se jeter à la rencontre d’une grande femme brune, très belle, qui, vêtue de gris fumée depuis ses longs pieds minces chaussés de daim ton sur ton jusqu’au voile de mousseline qui emprisonnait sa tête, ressemblait au fantôme de quelque impératrice errante. L’une de ses mains, gantée, en retenait les plis autour d’un visage qui eût été monotone à force de perfection sans la présence d’une bouche généreuse, trop grande, trop ourlée, trop pulpeuse peut-être mais d’un rouge éclatant. Elle repoussait au second plan des yeux couleur de nuage et légèrement étirés. Sur l’autre main qu’elle tendait, nue, à l’antiquaire, un seul diamant mais superbe étincelait :

— Ah cher Vauxbrun ! Je vous savais à bord et vous cherchais.

La voix était étrange, basse, voilée, un peu rauque, sensuelle juste ce qu’il fallait pour ouvrir devant un homme des horizons troublants. Pas étonnant que Gilles fût sous le charme : cette baronne-là devait lui rappeler Varvara Vassilievich la Tsigane dont il s’était si follement épris l’année précédente(9). Empressé auprès de la belle dame, il lui offrait son bras pour l’entraîner dans la direction opposée sans plus s’occuper de son ami. Avec un soupir résigné Aldo retourna au paysage. C’était une gageure en vérité ! Après Adalbert c’était au tour de Gilles – qui semblait cependant si content de le voir l’instant précédent ! – de le laisser tomber pour une femme. Exceptionnelle comme l’autre mais enfin, il y avait des limites !

À présent, le navire ayant quitté le port venait de se séparer de son pilote pour piquer en direction de la haute mer. Les côtes de France s’estompaient avec la ville du Havre mais aussi, les toits bleus de Honfleur et plus loin le liséré beige des plages de Houlgate, de Deauville et de Cabourg. Le vent fraîchit encore et Morosini quittant enfin son bastingage allait rejoindre sa cabine quand un bruit de moteur, relayé par les cris des passagers l’attira vers l’autre côté du pont : un petit avion biplan « Bluebird Blackburn » tournoyait juste au-dessus du paquebot, s’approchant si près que l’on pouvait voir le pilote agiter un mouchoir par le cockpit ouvert. Ce sémaphore semblait parfaitement compris d’un groupe de personnes entourant une jeune fille, qui, elle, agitait une écharpe bleue en faisant de grands gestes, envoyant même des baisers que le pilote rendait avec usure. Il devait être le fiancé de la belle enfant et avait trouvé ce joli moyen de lui dire un dernier au revoir. Les passagers étaient enthousiastes, sous le charme. Aldo aussi d’ailleurs il appréciait ce geste un peu fou… Le pont résonnait maintenant de rires et d’appels mais il y a une fin à tout et, après un dernier cercle, l’appareil reprit le chemin de la côte. Puis soudain, ce fut le drame : le biplan, moteur calé, piquait droit dans la mer. Ce ne fut qu’un cri sur le pont mais dans celui de la jeune fille il y avait un sanglot : il trahissait l’horreur et l’impuissance des spectateurs. L’appareil était déjà loin et le temps de descendre une chaloupe et de nager vers le lieu du drame, tout serait consommé ! Des femmes s’évanouirent mais pas la jeune fille qui agrippée au bastingage et quasi tétanisée regardait éperdument.