— Et voilà, conclut le Superintendant, comment on peut commettre en toute impunité un crime en plein cœur de Londres !… Nous n’avons pas le plus petit brin de preuve pour attaquer Ricci. Vous et moi savons que c’est lui mais il est impossible d’obtenir contre lui le moindre mandat… outre le fait que sur un navire yankee il est déjà en terre américaine…
— Est-ce que vous ne vous dépêchez pas trop ? s’insurgea Morosini. Si le doyen n’a rien à voir là-dedans, l’automobile qui a tué doit appartenir à quelqu’un, non ?
— C’est sans doute une voiture volée et si elle est maintenant au fond de la Tamise comment voulez-vous qu’on la retrouve ?
— Bon, admettons ! Reste ce David Fenner dont la carte a été retrouvée dans son sac et qui doit rentrer vendredi soir ! S’il l’aimait, il aura peut-être quelque chose à dire ?
— C’est notre seule chance.
Warren n’ajouta pas ce qu’il pensait. À savoir que si le jeune homme trempait dans des affaires louches il n’aurait sûrement pas l’envie – ou la folie ! – de se mouiller pour une femme qu’il connaissait à peine selon le monde et ne connaîtrait jamais bibliquement. Surtout s’il avait quelqu’une idée du danger qu’il courrait en désignant Ricci à la Police… Il aurait peut-être pris des risques si Jacqueline avait vécu mais à présent…
La suite n’allait lui donner que trop raison. Prévenu par son serviteur que la Police le cherchait, David Fenner se présenta le lendemain. C’était un homme d’une quarantaine d’années, plutôt séduisant qui exerçait le métier de courtier en bourse. La voix douce, le ton affable et aussi souriant que le permettait la circonstance, il ne nia pas s’être pris d’amitié pour la « fille adoptive » de Mr Ricci et lui avoir proposé de se mettre à sa disposition quand elle viendrait à Londres pour lui faire visiter la capitale britannique. Il se montra navré d’apprendre sa fin tragique mais ne voyait pas en quoi il pouvait être utile à Scotland Yard, ses relations avec l’homme d’affaires américain – à l’exception de deux courts séjours à Levington Manor ! – ne dépassant pas le niveau du travail.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Warren à Morosini auquel il avait fait la faveur de permettre d’assister à l’entrevue, à condition qu’il se taise !
— Qu’il ment ! Je jurerais qu’il était prêt à demander la main de celle qu’il croyait la pupille de Ricci mais la mort de celle-ci lui a fait comprendre qu’il valait mieux adopter un profil bas. Il est probable qu’il aurait servi le même plat à la malheureuse. En changeant la sauce avant de lui conseiller gracieusement de rentrer au logis le plus vite possible. Une éventuelle héritière pouvait l’intéresser mais certes pas une future épouse fuyant un aussi redoutable Othello. Ce serait risible, si ce n’était aussi écœurant !
— Je partage ce sentiment. Aussi ai-je l’intention de faire surveiller discrètement le personnage. La nature exacte de ses affaires, officielles ou non, pourrait être instructive. On y mettra le temps qu’il faut !… À présent, cher ami, je crois que vous pouvez retourner auprès de votre épouse. Elle doit commencer à trouver le temps long…
— Sans doute. Auparavant accordez-moi une question ? Qu’allez-vous faire du corps ?
Warren releva à la fois les sourcils et les épaules :
— L’enterrer, bien sûr ! Aux Indigents puisque, d’après ce que nous savons vous et moi, elle n’a plus aucune famille en France.
— Laissez-moi la rapatrier. Elle était de Dieppe, et même si personne ne s’y souvient d’elle, Jacqueline aura au moins la satisfaction de reposer dans sa terre natale, déclara Aldo sans se soucier de l’œil effaré du policier.
— Ça va vous coûter une fortune et vous la connaissiez à peine !
— Peut-être mais voyez-vous j’ai l’impression, à présent, qu’elle fait un peu partie de ma famille. Et si vous vouliez bien me faciliter les formalités…
— Très volontiers ! Je vais même m’en occuper immédiatement ! Vous m’étonnerez toujours, Morosini mais vous êtes décidément un vrai gentleman ! Vous pourrez partir demain !
Aldo remercia et cette fois quitta Scotland Yard sans esprit de retour. Il avait hâte, maintenant, de quitter l’Angleterre et de rentrer à Paris. Si ce détour par la Normandie le retardait il savait qu’il se serait reproché toute sa vie d’avoir abandonné sur une terre étrangère la pauvre jeune femme qui était venue lui demander secours.
N’ayant rien d’autre pour s’occuper ce jour-là, il se fit conduire à Chelsea. C’était trop bête de se séparer ainsi de son meilleur ami sur une vague brouille que le temps pouvait envenimer. Prudemment il pria son taxi de l’attendre et s’en félicita car il ne trouva que Théobald. Celui-ci lui apprit qu’Adalbert venait de partir pour Hever Castle, accompagnant « Madame la Princesse chez lord Astor ».
— Je suis désolé pour Monsieur le Prince, soupira-t-il, mais content qu’il soit revenu ici. Après ce qui s’est passé l’autre soir j’avais grande peur de ne plus le revoir.
Morosini le connaissait depuis trop longtemps pour douter un seul instant de sa sincérité. À la mine navrée du fidèle factotum d’Adalbert il subodorait que la nouvelle relation à tendance amoureuse de son maître ne l’enchantait pas. Il lui offrit son plus désarmant sourire :
— On ne se brouille par pour si peu avec un vieil ami. Nous avons une telle quantité de souvenirs communs que le passage d’une femme, si belle soit-elle, ne peut les effacer.
— Ça fait tout de même des dégâts ! soupira Théobald. Et je suis heureux que Votre Excellence ait eu la bonne idée de passer me voir.
Il en avait visiblement gros sur le cœur ne souhaitant rien d’autre que l’oreille attentive d’un ami sûr.
— J’ai un peu de temps, suggéra Aldo. Voulez-vous que nous bavardions un brin ?
— Oh oui ! Si Monsieur le Prince veut passer au salon…
— La cuisine fera aussi bien mon affaire… ainsi qu’une tasse de café ! Vous devez être le seul à savoir le faire sur cette île déshéritée ! Et cela rappellera le bon temps où nous travaillions ensemble ! Il m’a l’air révolu celui-là ?
— Oh, il ne faut jurer de rien ! Je prie chaque jour pour que Monsieur retrouve le sens des réalités.
Tout en parlant il précédait Aldo dans la cuisine, l’installait devant la table ronde, cirée à miracle et entreprenait aussitôt la confection du breuvage espéré en attrapant le moulin à café qu’il se mit à tourner frénétiquement mais Aldo n’avait pas perdu le fil de la conversation :
— Il est vraiment amoureux d’elle ? demanda-t-il.
Sans arrêter son moulin, Théobald leva les yeux au plafond :
— Hélas ! C’est encore pire qu’au retour d’Istamboul quand il s’était entiché de cette Anglaise ! Celle-ci c’est à Louqsor qu’il l’a rencontrée, au Winter Palace et depuis il ne jure que par elle. Il voit en elle son étoile…
— Autrement dit il est fou ! Mais enfin pourquoi ? J’ai aperçu cette dame et j’admets qu’elle est fort belle mais il en a vu d’autres.
— Mais pas encore qui se prétende l’incarnation d’une grande dame égyptienne, qui lui soit apparue pour la première fois – à une soirée costumée déguisée en princesse du temps des Ramsès et qui, en plus, possède un mystérieux pouvoir de divination qu’elle tient d’un collier d’or et de lapis-lazuli trouvé dans la tombe de Tout-Ank-Amon…
Quoiqu’il n’en eût guère envie, Morosini éclata de rire :
— Non mais je rêve ! Ne dites pas qu’un égyptologue de sa force ait pu se laisser prendre à un appât aussi grossier ? Un collier de Tout-Ank-Amon ? Mais il doit sortir tout droit de chez un joaillier du Caire au mieux et au pire de la boutique d’un marchand véreux et persuasif ? Un collier divinatoire en plus ! Il ne nous manquait que ça !
Peu à peu sa gaieté se changeait en colère. Théobald laissa passer le flot, servit une nouvelle tasse de café en y ajoutant des biscuits de sa composition dont son invité raffolait puis soupira :
— Le malheur c’est que ce foutu bijou est authentique. La dame qui était sur place à l’ouverture de la tombe se l’est fait offrir par lord Carnavon avant sa mort. Alors non seulement elle en est fière mais elle croit pouvoir en tirer le pouvoir de remonter le temps, de se réincarner quand elle le souhaite dans l’apparence de cette princesse qu’elle pense avoir été. De plus, Monsieur, outre le fait que sa beauté le subjugue, est extrêmement impressionné par ce qu’elle lui raconte… Il songe à écrire un livre sur la période qu’elle dit avoir vécue : elle est pour lui une documentation hors pair parce que vivante.
— De quoi plier en deux de rire le British Museum, le Musée du Louvre et quelques autres notabilités du genre ! S’il n’a pas peur du ridicule c’est qu’il est gravement atteint !
— C’est ce que j’essaie de faire comprendre à Monsieur le Prince. C’est toute notre vie que cette femme est en train de chambouler… et moi j’en mourrai de chagrin !
— On n’en est pas là, heureusement ! fit Morosini en considérant la figure épanouie de bonne santé qui le regardait d’un air désolé, et celle-là n’est pas candidate au mariage. À moins que le prince Obolensky ne soit lui aussi qu’un fantôme ?
— Oh non, il est réel et cette dame en a, je crois, un enfant ou deux mais il a fait son temps et elle songerait à s’en séparer.
— Pour s’attacher votre maître par les doux liens du mariage ? Grand bien lui fasse si c’est là son bonheur mais j’en doute !
— Moi aussi. Votre Excellence peut être sûre que s’il l’épouse moi je m’en vais…
— Vous n’y arriverez jamais. Vous lui êtes trop attaché, sourit Aldo ému de voir une larme poindre au coin de l’œil du fidèle serviteur.
— Il le faudra car cette dame ne m’aime pas. Oh, si je ne trouve pas de place qui me convienne j’irai rejoindre Romuald, mon jumeau pour l’aider à cultiver son jardin…
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