— Ce doit être une seconde nature chez les gens d’Oxford ? sourit Morosini..

Elle lui rendit son sourire.

— Heureusement je sais : je suis née au bord de la mer. Le matin suivant, quand Ricci a été parti, Agostino m’a fait prendre une barque qu’il avait amenée dans la nuit au bout du parc. J’étais habillée comme vous le voyez car il m’avait recommandé de ne rien emporter, seulement un sac à main. Cette fois je l’ai pris assez grand pour dissimuler un petit chapeau souple. Agostino m’a donné un peu d’argent et j’ai ramé afin de descendre la Tamise jusqu’à Oxford où j’ai abandonné le bateau pour le train…

— Pourquoi diable faisait-il cela ?

— Je le lui ai demandé. Il m’a répondu que c’était à cause de sa mère qui était française comme moi et il a répété qu’il ne voulait pas que j’aie le même sort que les « autres » sans rien vouloir ajouter. Ce n’était d’ailleurs pas le moment de tenir une conversation. Je l’ai remercié et je suis partie.

Jacqueline se tut pour se consacrer à l’assiette d’agneau rôti que l’on venait de déposer devant elle. Aldo laissa la sienne refroidir. Ce Ricci devenait de plus en plus inquiétant. La mise en garde du valet pour sibylline qu’elle soit, assombrissait encore un portrait qui n’en avait pas vraiment besoin. Et à propos de portrait, il demanda :

— Si son départ était prévu pour une date aussi proche, comment aurait-il fait si Boldini avait accepté de vous peindre ? Il lui aurait bien fallu rester à Paris un moment ?

— Certainement pas ! Il lui aurait proposé de venir peindre à Oxford et s’il le fallait, il l’aurait enlevé. Il en est capable.

— N’exagérons rien ! Cela aurait fait trop de vagues puisque j’étais témoin de la proposition. Je me demande même pourquoi il l’a faite ?

— Je ne sais pas !

— Bon, laissons de côté ! Reste à savoir ce que je vais faire de vous… À propos de votre David vous m’avez dit qu’il était absent pour plusieurs jours ? Vous ne savez pas combien ?

— Non. J’étais tellement déçue, tellement désespérée que je n’ai même pas pensé à le demander.

— On va arranger ça ! Il a le téléphone je suppose ?

— Bien entendu !

Elle sortit une carte de visite de son sac et la lui tendit.

— Attendez-moi ! dit Aldo en quittant son siège.

Il se rendit dans le hall, pria le portier de lui appeler le numéro gravé sur le bristol et rejoignit le coin discret où était la cabine. Un instant plus tard, il entendait la voix policée d’un serviteur, lui demanda de lui passer Mr Fenner puis comme l’autre lui répondait ce à quoi il s’attendait :

— C’est contrariant ! Il faut que je le voie assez rapidement. Pourriez-vous me dire quand il rentrera ?

— D’après ce qu’il m’a annoncé il rentrera vendredi. Y a-t-il un message ?

— Oui, voulez-vous lui dire qu’il m’appelle en urgence au Ritz ? Prince Morosini !

Le nom fit son effet habituel. Le domestique promit que la commission serait faite et Aldo, satisfait, regagna la salle à manger : on était mercredi, il n’y aurait jamais que deux jours à patienter. Il en profiterait tout compte fait, pour essayer d’approfondir le mystère des relations entre Adalbert et la fille de l’insupportable Ava Astor.

— Les choses vont s’arranger, annonça-t-il joyeusement à son invitée. Votre amoureux rentre vendredi soir et il me téléphonera ici quand il arrivera.

L’étincelle qui s’était allumée dans les yeux de la jeune fille s’éteignit :

— Mais je ne peux pas attendre jusque-là ?

— Bien sûr que si. En attendant son retour vous êtes mon invitée : vous allez avoir une chambre dans cet hôtel et vous y resterez bien sagement jusqu’à samedi. Par prudence on vous fera monter vos repas mais avant vous aurez peut-être envie de faire quelques achats ? Des objets de toilette, une chemise de nuit par exemple, du linge de rechange. Il y a un magasin de l’autre côté de la rue après Green Park…

Elle le regarda avec stupeur :

— Mais… pourquoi faites-vous cela ? C’est trop…

Rapidement il posa une main apaisante sur celle de la jeune femme :

— Pour la même raison qu’Agostino : ma mère était française… et puis je n’ai pas de sympathie pour le sieur Ricci. C’est une joie, croyez-moi, de tirer de ses griffes quelqu’un d’aussi charmant que vous. Et n’allez pas vous imaginer que je cultive des pensées grivoises : je serai pour vous un frère !

Elle s’empourpra et des larmes montèrent à ses yeux :

— Comment vous remercier ? murmura-t-elle avec dans la voix une légère réticence qu’Aldo saisit au vol. Il se mit à rire :

— Je sais ! Vous êtes payée pour vous méfier de ces gens qui tiennent absolument à vous composer une famille. Après le père, le frère ? Mais rassurez-vous, je suis marié, j’aime ma femme et les enfants qu’elle m’a donnés. Finissez votre dessert, buvons notre café et allons-y !

Une demi-heure plus tard Jacqueline était nantie d’une chambre un peu éloignée de celle d’Aldo et, entièrement en confiance à présent, acceptait les quelques billets de banque qu’il lui offrait pour ses emplettes urgentes. Elle eut alors un joli geste de reconnaissance en lui plaquant sur une joue un baiser sonore – pas très distingué sans doute mais tellement spontané ! – avant de s’envoler vers les trottoirs animés de Piccadilly. Livré à lui-même Aldo s’interrogea sur ce qu’il convenait de faire, il décida finalement de prendre un taxi pour aller chez Adalbert et sortit en demander un au voiturier au moment précis où éclatait dehors un vacarme de crissements de freins, de cris, d’exclamations en même temps qu’un rassemblement se faisait au milieu de la grande artère.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il au préposé en tenue galonnée qui revenait après être allé voir : un accident ?

— Moi je dirais plutôt que c’est un meurtre, sir ! Une jeune dame vient d’être renversée par une voiture qui au lieu de s’arrêter a pris la fuite. Une honte !

Un frisson glacé parcourut l’échine de Morosini, une sorte de pressentiment :

— Une jeune femme, dites-vous ?

— Oui et je l’ai vue il n’y a pas cinq minutes sortir d’ici. Si Monsieur désire un taxi…

— Pas maintenant, merci ! Je vais voir…

Il eut quelque peine à se frayer un chemin dans la foule mais un seul regard lui suffit pour voir le corps étendu sur lequel se penchaient un homme et un policeman en tenue : c’était Jacqueline qui gisait là le visage souillé de sang sous sa petite toque de ruban. Jacqueline qui plus jamais n’irait rejoindre David Fenner qu’elle s’était prise à aimer…

Le médecin relevait la tête. Quelqu’un demanda :

— Elle est morte ?

Il fit signe que oui et Aldo recula d’un pas. Son premier mouvement avait été de s’avancer et de déclarer qu’il la connaissait mais il pensa aussitôt qu’il faudrait donner trop d’explications à des fonctionnaires qui n’y comprendraient certainement pas grand-chose et choisit une autre solution : il s’avança vers Piccadilly Circus, prit au vol un taxi qui passait et se fit conduire à Scotland Yard afin d’envahir une fois de plus le bureau de Warren, mais cette fois il se fit précéder du planton. Ce qui n’arrangea pas pour autant l’humeur du « Ptérodactyle » :

— Encore vous ? grogna-t-il. Vous allez bientôt camper ici !

— Ricci vient de tuer une jeune femme sous mes yeux. Ça vous intéresse ou pas ? fit Aldo froidement.

— Comment ?… Et d’abord asseyez-vous ! On dirait que vous êtes remué. Je vous trouve mauvaise mine.

— Il y a de quoi !

Warren alla vers l’un de ses cartonniers, en tira une bouteille de whisky et deux verres, versa dans chacun une généreuse ration et en tendit un à son visiteur :

— Buvez ! C’est une bonne panacée, ensuite vous raconterez !

Encore bourru le ton s’était adouci. Aldo prit ce qu’on lui offrait et l’avala d’un trait.

— C’est du pure malt ! s’indigna l’Écossais.

— Il est honorable, admit le coupable. Donnez-m’en encore un peu et je promets de le boire avec respect !

Resservi il cala son verre dans la paume de sa main et entreprit de raconter son aventure. N’étant pas l’homme des longues digressions, ce fut vite et bien fait. Attentif Warren prit quelques notes puis décrochant son téléphone, demanda qu’on lui appelle le poste de Piccadilly avec lequel il eut un duo où sa partition se réduisit à quelques onomatopées après quoi il appela la police de Thames Valley pour demander que l’on envoie du monde à Levington Manor. Puis décida :

— Vous allez venir avec moi reconnaître le corps ! C’est une corvée mais en attendant que l’on atteigne Ricci, vous êtes le seul qui connaisse un peu cette pauvre fille !

Il fallut en passer par là. Pourtant ce fut un moins mauvais moment qu’Aldo l’eût imaginé. Débarrassé du sang et de la poussière qui le maculaient, le visage de Jacqueline était empreint d’une sérénité inattendue par la vertu du léger sourire figé sur ses lèvres. Elle n’avait pas vu venir la mort et c’était vers une vie nouvelle, pleine d’espérance qu’elle courait quand la voiture meurtrière l’avait fauchée. Warren lui-même en fut ému :

— On dirait que, grâce à vous, elle est morte heureuse, murmura-t-il. Ce n’est pas donné à tout le monde…

— Et ce n’est pas une raison pour oublier l’assassin.

— Telle n’est pas mon intention !

Mais les nouvelles qui attendaient Warren au Yard n’étaient guère réconfortantes. À Levington Manor, la Police avait trouvé visage de bois. Seul, le gardien de la propriété put donner un renseignement : Ricci, son secrétaire, son valet et son chauffeur avaient embarqué le matin même à Southampton sur le paquebot américain Leviathan qui devait, à cette heure, avoir atteint la pleine mer. Quant au numéro minéralogique de la voiture criminelle qu’un passant avisé avait relevé, c’était celui du doyen de la cathédrale Saint-Paul…