Aldo admettait volontiers que le meilleur ami en question n’avait pas débordé d’enthousiasme lorsqu’à Istamboul, il avait vu débarquer de l’Orient-Express un Adalbert épanoui escortant une blonde Anglaise que l’on supposait s’appeler Hilary Dawson. Il était resté courtois parce que c’était chez lui une seconde nature mais ne s’était guère donné la peine de cacher son agacement et même sa méfiance(5). Amplement justifiée par la suite des événements mais il n’y avait aucune raison pour que la jolie femme entrevue soit aussi vénéneuse. En outre elle ne devait pas avoir de problèmes d’argent…

Une fois casé dans un taxi qui sentait la pipe froide, il fit son examen de conscience et s’adressa des reproches. De quel droit prétendait-il régir la vie sentimentale d’Adalbert ? Celui-ci avait bien été obligé d’en passer par les fluctuations de la sienne au temps où Anielka Solmanska(6) l’envahissait et, plus tard, de le voir épouser Lisa sans broncher alors qu’il était lui-même quelque peu amoureux de la jeune fille. Et la nouvelle venue semblait bien belle ! Avec son faux air de princesse égyptienne, elle avait tout ce qu’il fallait pour séduire un archéologue. Et la débauche de fleurs à laquelle s’était livré Adalbert était significative. À y réfléchir Aldo finit par conclure que ce qui le froissait le plus dans cette histoire c’était Warren. Quel rôle le Ptérodactyle venait-il jouer dans les amours pellicorniennes ? Celui de duègne ? Ridicule ! Celui de confident ? C’est là que le bât blessait… Ou alors, la dame avait un problème nécessitant un conseil, voire une aide discrète de la Police et ceci expliquerait cela mieux que n’importe quel roman né de son imagination méridionale ?…

On en était à ce point quand la voiture s’arrêta devant le Ritz mais avant que le voiturier galonné ait eu le temps d’ouvrir la portière, Morosini ordonnait à son chauffeur :

— Retournons à Cheyne Walk !

— Si c’est pour revenir ensuite ici, je préfère que vous preniez un de mes confrères, sir. Je termine dans une demi-heure.

— Dans ce cas…

Aldo paya la course, descendit presque sur les pieds du voiturier qui avait entendu l’échange de paroles :

— Un autre taxi, sir ?

— Pas maintenant, merci !

Habitué aux caprices des clients, l’homme n’insista pas. Aldo rentra dans l’hôtel et fila droit au bar. Il venait de penser à un moyen commode d’exécuter l’idée qui lui était venue mais pour ce faire il avait besoin d’une fine à l’eau pour se remettre de ses émotions et de l’annuaire du téléphone… Nanti de l’une et de l’autre, il chercha le numéro du White Horse, un pub du Strand où l’une de ses vieilles connaissances avait ses habitudes. Il demanda Harry Finch(7). Par chance il était là :

— Vous souvenez-vous de moi ? Prince Morosini ?

— On n’oublie pas facilement un client comme vous, sir. Vous avez besoin de moi ?

— Tout de suite si vous êtes libre. Venez me prendre au Ritz !

Quelques minutes plus tard, Harry Finch arrêtait son taxi devant le palace.

— Ça fait plaisir de vous revoir, votre Altesse s’écria-t-il avec une bonne humeur garante de sa sincérité.

— Laissez l’Altesse de côté ! Je n’y ai pas droit ! Sir suffira.

— Comme vous voudrez. Alors où va-t-on ce soir ? White Chapel, Lime House ? Wapping ? proposa Finch à la manière d’une carte de restaurant.

— Chelsea, si vous le voulez bien. Et en particulier Cheyne Walk.

— Ça change en effet !

— Que voulez-vous on ne peut pas toujours fréquenter les bas-fonds. On finit par se lasser !

— Ce n’est pas une critique. Il arrive qu’on puisse s’amuser autant dans les beaux quartiers…

Le taxi démarra allègrement donnant à Morosini l’impression que son moteur ronronnait d’enthousiasme. Il était lui-même très content d’avoir retrouvé Harry Finch qui s’était montré à une autre époque un auxiliaire d’autant plus précieux qu’il était discret. Arrivés en vue de la maison d’Adalbert devant laquelle la Rolls patientait toujours, il lui indiqua de rester à quelque distance de façon à ne pas la perdre de vue.

— Et maintenant, on attend ! conclut-il quand Finch eut trouvé l’emplacement idéal.

— Jusqu’à quand ?

— Que la voiture démarre. Il faudra la suivre. Je veux savoir où elle se rendra.

— Me répondez pas si ça vous ennuie mais c’est pas là que vous habitiez au moment du procès Ferrals qui a fait tant de bruit ? Un Français au nom impossible mais bien sympathique y logeait avec vous ?

— Il y est toujours et il n’y a pas d’indiscrétion. Je redoute qu’il soit embarqué dans une histoire… inquiétante…

— … mais qui a l’air d’avoir les moyens ! Quelle bagnole ! Si je vous ai compris : vous voulez le protéger ?

— Exactement !

L’attente dura environ une heure. Minuit sonnait à Big Ben quand la porte de la maison s’ouvrit, livrant passage à Adalbert accompagnant ses invités jusqu’à la voiture. La vue de la jeune femme arracha à Finch un sifflement admiratif et un :

— By Jove ! Je comprends que vous soyez inquiet ! Pour une belle femme c’est une belle femme ! Et tout le reste va avec ! Mais dites donc, l’homme qui monte avec elle, ce serait pas l’as de Scotland Yard ? Le Superintendant Warren ?

— Oh oui. C’est lui !

— Eh bien, pour suivre une voiture où il est, il va falloir des précautions. Il connaît la musique !

— Prenez, mon cher Finch, prenez ! Tout ce que je veux, pour ce soir, c’est savoir où cette dame habite et, si possible, qui elle est.

— Ça ne devrait pas poser de problèmes.

Avant de démarrer, Harry Finch laissa la Rolls prendre un peu de distance puis se lança sur ses traces. Au bout d’un moment, il reprit :

— On dirait qu’elle le ramène au Yard ? Il fait quand même pas des heures supplémentaires ?

— Rien d’étonnant ! Depuis que je le connais je ne l’ai jamais vu vivre comme tout le monde.

C’était effectivement à son bureau que retournait Warren. Les deux observateurs virent la voiture s’arrêter devant le factionnaire et le policier en descendre après quoi elle reprit sa route. Imperturbable, Finch suivit…

On alla ainsi jusqu’à Regent’s Park où le beau carrosse s’arrêta devant l’une des plus luxueuses demeures. Le chauffeur d’Aldo siffla doucement :

— Eh bien dites donc elle ne se refuse rien ! Cet hôtel c’est Hanover Lodge qui appartenait jusqu’à y a pas longtemps à l’amiral Beatty ! Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— Rien sinon me ramener au Ritz. Mais si vous aviez un moyen d’apprendre qui habite à présent cette maison cela me rendrait service.

— Oh ça ne devrait pas poser de difficultés majeures. Avec ce genre d’adresse et le numéro de la Rolls, on peut faire de grandes choses.

— Alors je m’en remets à vous, mon cher Finch ! Il y a longtemps déjà que je n’en ai plus à découvrir sur votre valeur.

Un moment plus tard, Morosini allait se coucher tandis qu’Harry Finch, tout fier de lui et récompensé royalement de ses peines à venir, reprenait sa course à travers Londres nocturne.

Le lendemain matin, sur la table de son breakfast, Aldo trouvait une enveloppe contenant une carte sur laquelle son chauffeur avait écrit :

« C’est la princesse Obolensky mais ne la prenez pas pour une Russe. C’est une Américaine pur jus qui serait même un brin timbrée. »



CHAPITRE IV


JACQUELINE

Deux heures plus tard, poursuivi par un planton affolé, Morosini faisait irruption dans le bureau du Superintendant Warren. Celui-ci, occupé à absorber l’une de ces mixtures pétillantes censées guérir la gueule de bois en avala de travers, s’étrangla, toussa éperdument, vira au violet et ne retrouva ses nuances naturelles qu’après que le visiteur intempestif lui eut appliqué quelques solides claques dans le dos.

— J’avais… dit… que je ne voulais pas… être dérangé, articula-t-il avec une peine infinie.

— Il n’a rien voulu entendre, gémit le jeune flic. J’ai pourtant fait ce que je pouvais !

— Je sais, Crofton ! Les tempêtes méridionales sont toujours imprévisibles ! Retournez à votre poste ! Et vous, ajouta-t-il d’un ton nettement moins conciliant, qu’est-ce que vous venez faire ? D’habitude on n’entre pas ici comme dans un moulin, vous savez ?

— Toutes mes excuses mais je n’ai pas dormi de la nuit et ce matin je veux savoir qui est la princesse Obolensky avec laquelle vous avez dîné hier soir ?

Warren admira en connaisseur et son œil s’arrondit :

— Quel dommage que vous soyez italien !…

— Vénitien s’il vous plaît !

— Ça fait une différence ?

— Énorme ! Alors vous disiez ? Si je n’étais pas…

— Je vous offrirais une place sur-le-champ !

— Ce n’est pas une réponse et je vous rappelle que votre temps est précieux. Alors je répète : qui est…

— Une Américaine richissime…

— Je le sais déjà.

— Alors que voulez-vous de plus ? grogna Warren au nez duquel la moutarde commençait à monter sérieusement.

— Ce qu’elle est pour Adalbert et ce qu’elle faisait chez lui hier au soir ?

— Vous n’imaginez pas que je vais vous répondre ? Si « votre » ami n’a pas jugé bon de vous le dire ce n’est à moi de le faire. Secret professionnel ! Vous devez le comprendre, hein ?

— Tout à fait d’accord mais puisque vous avez l’air de jouer là-dedans le rôle du confident, je veux savoir ce que cette femme est pour Adalbert ?

L’ironie plissa soudain la longue figure de Warren et une étincelle s’alluma sous le surplomb des sourcils :

— Ma parole vous faites une crise de jalousie ?

Le mot était mal venu. Morosini souffla la fureur par les naseaux :