— Heureux de vous voir, Morosini, fit Warren venu à sa rencontre. J’espère que votre visite est purement amicale ?

Au physique il n’avait pas changé : long, maigre, chauve, l’œil bouton d’or et la lèvre mince, il tendit à son visiteur une main osseuse mais forte qui broya joyeusement ses aristocratiques phalanges. Le ton était calme, uni mais à la petite étincelle dans l’œil et au léger frémissement des lèvres bien rasées on pouvait déduire une joie extravagante qu’Aldo eût vivement regretté de ternir :

— Si j’ai fait le voyage depuis Paris, c’est uniquement pour vous voir, dit-il. J’avoue que j’ai une ou deux questions à vous poser mais j’aurais pu vous écrire. Je n’ai pas résisté. Mais d’abord comment allez-vous ?

— Bien, je suppose. C’est une question que je ne me pose jamais. En revanche, donnez-moi des nouvelles de Lisa mais si vous étiez à Paris peut-être n’en avez-vous pas de fraîches ?

« Sacré policier ! pensa Morosini, tu veux savoir ce que je faisais en France ? » Cela ne le gênant pas de répondre il s’exécuta :

— Elle a profité de mon voyage pour venir faire le tour des couturiers et elle est en forme. Moi j’avais été appelé en consultation par votre confrère Langlois au sujet d’une affaire assez vaseuse…

— Les curieuses collections de ce vicomte qui s’est octroyé une mort présidentielle, je suppose ?

— Décidément on ne peut rien vous cacher, dit Aldo en riant. Nous avons réussi à rendre certains bijoux à leurs véritables propriétaires.

— Si vous pensez que quelques-uns d’entre eux étaient anglais, c’est non.

— Je le savais et je n’aurais pas affronté un Pas-de-Calais grincheux pour ça. Ce qui m’amène est une histoire bien plus ancienne qui remonte à un temps où nous ne nous connaissions pas. Vous souvenez-vous de la mort tragique de la cantatrice Teresa Solari ?

— Tuée au Covent Garden en décembre 21 ? Pas facile à oublier. La femme était fort belle et sa voix exceptionnelle… mais comment en êtes-vous venu à vous y intéresser ? À cause des bijoux qu’on a volés sur son cadavre ?

— Naturellement. Eux aussi étaient exceptionnels, ou plutôt le sont toujours car je suppose qu’ils doivent être quelque part. Vous n’en auriez pas une petite idée par hasard ?

— Aucune. Les journaux en auraient fait état… Mais comment cette histoire est-elle venue jusqu’à vous ? À l’époque votre notoriété était encore… jeune ?

— Elle n’est pas encore si vieille. C’est le peintre Boldini qui m’a renseigné. Un vrai conte fantastique mais il vaut d’être rapporté et en venant je n’avais pas l’intention de vous cacher quoi que ce soit.

Avec sa précision habituelle, Morosini évoqua le portrait de Madame d’Ostel sans se perdre dans les détails et sans céder à un lyrisme dont il savait que Warren avait horreur. Celui-ci l’écouta avec une attention soutenue, tout en prenant quelques notes.

— Des joyaux Médicis ? Peste ! soupira-t-il quand Aldo eut fini. Votre Boldini ne me l’avait pas dit. Je me demande pourquoi d’ailleurs ?

— Je crois qu’il avait l’impression de ne pas vous intéresser et aussi que vous redoutiez de le voir se mêler à votre enquête.

— Il n’a pas entièrement tort. Je me souviens qu’il m’avait un peu agacé avec le lamento dont il m’a régalé à l’époque. En plus il ne me lâchait pas et trouvait visiblement que l’enquête piétinait.

— En dépit du fait qu’il ait rendu hommage à votre valeur, ça aussi c’est vrai. Il pense même qu’elle a été abandonnée…

Warren lâcha son crayon, planta ses coudes sur son bureau et darda sur Aldo un regard qui pesait une tonne :

— Jamais nous n’abandonnons faute de résultat. Le dossier n’est toujours pas refermé… même si l’assassin a été retrouvé.

— Vous l’avez eu ? Qui était-ce ?

— Oh ! Un simple exécutant : un certain Bobby Rasty qui s’était fait engager au théâtre comme machiniste quelques semaines avant la représentation. Quelqu’un l’a vu s’enfuir de Covent Garden aussitôt après la découverte du cadavre. Il est monté dans une voiture qui l’attendait sur l’arrière du bâtiment…

— Et vous avez réussi à mettre la main dessus quelque temps après ?

— C’est la brigade fluviale qui l’a fait quand elle a repêché son corps près de Wapping environ un mois après le crime. Il avait été proprement égorgé.

— Autrement dit, il n’était qu’un comparse et le véritable assassin vous ne l’avez pas coincé ?

— Non. C’est pourquoi le dossier n’est pas refermé. Auriez-vous une suggestion ? ajouta le policier mine de rien en feignant de concentrer son attention sur son crayon dont, à l’aide d’un canif, il entreprit de retailler la pointe avec autant de soin que si le sort du monde en dépendait. Du coup Morosini se consacra soudain à un examen attentif de ses ongles.

— Peut-être ! laissa-t-il tomber négligemment. Ce n’est, remarquez-le, qu’une suggestion mais il m’arrive de croire aux coïncidences. Il y en a qui donnent à penser. Connaissez-vous un certain Ricci ? Aloysius C. Ricci pour être plus complet ?

— Le milliardaire américain ? Comme tout le monde : sale tête d’origine italienne et, grosse fortune d’origine douteuse. Qu’est-ce qu’il vient faire là-dedans ?

— Rien peut-être mais il se trouve qu’il était présent chez Pavignano à certaine fête de fiançailles et qu’il assistait à la tragique représentation de La Tosca.

L’œil rond du « Ptérodactyle » abandonna son crayon pour lancer un éclat jaune sur son visiteur :

— Comment le savez-vous ?

— Boldini bien sûr !

— Celui-là ! Au lieu de fuir ses imprécations j’aurais mieux fait de le passer à la question ! Vous a-t-il tout dit ou conserve-t-il quelques détails à distiller ?

— En dehors du fait qu’il a reçu, à l’époque, une lettre de menaces qui lui a fait reprendre le chemin de la France et vous a débarrassé de lui, je crois sincèrement que tout y est. Il n’avait évidemment aucune raison de risquer sa peau pour une belle cantatrice que sa mort n’aurait pas ressuscitée. D’où l’idée qu’il a eue de décorer le portrait de feue la baronne d’Ostel des bijoux de la « Sorcière de Venise » dans l’espoir d’inciter quelqu’un dans mon genre à les rechercher. Mais j’ai encore à vous dire qu’avant de me jeter dans le train pour me précipiter chez vous, nous avions déjeuné au Ritz Boldini et moi en face de Ricci et d’une de ses belles amies…

Suivit la fidèle relation de la conversation à trois avec le milliardaire qui n’eut d’ailleurs pas l’air d’impressionner Warren : il se remit à peaufiner son crayon.

— Je ne vois rien là-dedans qui confirme si peu que ce soit la thèse de sa culpabilité, dit-il en conclusion. Boldini lui a refusé un portrait et vous d’investiguer au sujet de son envie de collectionner. Un point c’est tout.

— Il n’en demeure pas moins que ce personnage mérite qu’on lui consacre une certaine attention. Ne fût-ce que pour sa manière d’accepter les refus. J’ai trouvé ça ce matin sur la table de mon breakfast ajouta-t-il en tirant de sa poche un télégramme qu’il jeta sur le bureau. On m’y apprend que la maison du peintre a été victime dans la nuit d’avant-hier d’un incendie que la présence d’esprit d’un voisin noctambule a permis fort heureusement d’éteindre très vite. Sans lui son atelier était anéanti. Encore une coïncidence sans doute ?

Sans répondre, le Superintendant lut à deux ou trois reprises le papier que Lisa avait signé et ne sortit de son silence que pour clamer d’une voix digne de commander une revue de la Garde :

— Pointer !

Une porte de côté s’ouvrit aussitôt permettant à Aldo de constater que l’inspecteur Jim Pointer n’avait pas changé lui non plus : c’était toujours la même carrure de grenadier surmontée d’un long visage dont les incisives proéminentes évoquaient irrésistiblement un lapin. La vue de Morosini eut l’air de lui faire plaisir mais on ne lui laissa guère de temps pour la joie des retrouvailles :

— Allez me chercher le dossier Teresa Solari ! Décembre 1921 ! lui enjoignit son patron.

— Oh, je n’ai pas oublié ! Heureux de vous voir, sir ! réussit-il à placer avant de s’éclipser.

— Moi aussi, inspecteur ! dit Morosini à la porte qui se refermait cependant que par l’entrée principale le planton surgissait armé du plateau à thé. Il était en effet cinq heures et le sacro-saint breuvage devait circuler dans toute la maison comme dans tout le reste de l’Angleterre. Aldo détestait le thé et eût donné n’importe quoi pour un bon café mais le divin nectar était outrageusement inconnu dans le Royaume-Uni où l’on osait servir sous son nom – sauf au Ritz d’origine suisse ! – une accablante tisane que le Vénitien soupçonnait de provenir en droite ligne des glands de la forêt druidique. En outre deux tasses figuraient sur le plateau, signe tangible de l’estime où le tenait Scotland Yard puisqu’il était l’ami du patron. Aussi se résigna-t-il à avaler l’eau chaude additionnée de sucre et de lait qu’on lui offrait.

De son côté, l’inspecteur Pointer fit preuve d’une remarquable célérité : le sous-main de Warren était encore chaud quand il déposa le dossier demandé que d’ailleurs le policier n’ouvrit pas. Il s’agissait d’une liasse épaisse et, devinant que Warren préférait le consulter seul, Morosini se leva et prit congé en annonçant son intention de revenir le lendemain si Warren n’y voyait pas d’inconvénients.

— À moins que vous n’acceptiez de dîner ce soir avec moi ? proposa-t-il.

— N’est-il pas déjà convenu que nous nous retrouvions ce soir ?

— Où ?

— Mais chez Vidal-Pellicorne ?

Il prononçait « Pellicôôôôrne » d’une façon plutôt réjouissante mais Morosini était trop surpris pour s’amuser :

— Adalbert ? Il est ici ?

— Depuis une petite semaine, je crois. Oh, je vois que vous ne le saviez pas et je crains d’avoir gaffé !