— Ôte-toi de l’esprit que c’était un homme cruel ! Depuis Laurent le Magnifique il a été le meilleur et le plus sage administrateur de Florence qui a connu sous son règne une paix brillante.
— Il a tout de même jeté sa soutane aux orties comme dit Lisa, coupa Marie-Angéline pour qui ce qui touchait à la religion était sacré.
— Elle n’était que symbolique, sa soutane ou plutôt sa simarre. Il avait été nommé cardinal à quatorze ans comme cela se faisait beaucoup dans nos familles princières mais il n’avait jamais reçu les ordres. N’empêche que l’Église lui doit pas mal de choses comme l’œuvre de la Propagation de la Foi mais en bon Médicis, il était passionné d’art et enragé collectionneur d’antiques… C’est lui qui a fait édifier à Rome la Villa Médicis sans compter, devenu souverain, le port de Livourne et une marine solide pour lutter contre les pirates turcs. Il a entretenu avec la reine Catherine de Médicis des liens chaleureux et c’est elle qui l’a autant dire marié à sa nièce Christine, fille de Charles II de Lorraine détachant ainsi celui-là de l’alliance espagnole. Plus tard Ferdinand a uni sa nièce Marie avec Henri IV. Et maintenant les bijoux ! se hâta-t-il d’ajouter en voyant s’ouvrir avec ensemble les bouches de sa femme et de Marie-Angéline.
Elles les refermèrent avec le même ensemble. Aldo poursuivit :
— Ferdinand ayant eu huit enfants de Christine de Lorraine, dont deux ont renouvelé l’ancienne alliance autrichienne, de nombreuses pièces ont alimenté le trésor des Habsbourg mais je vois mal le Grand-Duc leur faire présent de celles qui appartenaient à une gueuse néfaste. En revanche, il peut fort bien les avoir incluses dans l’énorme cassette de sa nièce Marie. Ce qui était plus normal puisque, à l’exception de la fameuse croix, son propre père les avait offertes à sa seconde épouse. En outre il s’est montré vraiment fastueux avec elle. Songez que la galère où Marie prit place pour se rendre en France était entièrement dorée au-dessus de la ligne de flottaison et que les armes de la France qui la décoraient étaient en diamants et saphirs tandis que celles de Toscane brillaient de tous leurs rubis, émeraudes et saphirs…
— Quel gâchis ! soupira Madame de Sommières en chipotant les épinards qu’elle n’aimait pas.
— Je partage votre avis et il se peut que toute cette joaillerie ait subi quelques prélèvements au cours de sa navigation mais pour en revenir à ce qui nous occupe je pense que la parure a pu venir en France avec la fiancée d’Henri IV. J’ai bien envie d’aller voir au Louvre la série des grandes peintures que Rubens a consacrées à Marie de Médicis. Il me semble que sur l’une d’elles, la Reine porte une croix du même style…
— Auquel cas elle aurait rejoint les Joyaux de la Couronne, constata la marquise avant d’ajouter : Au fait, tu ne nous as pas appris ce que t’a raconté Boldini ?
— Non, c’est vrai, dit Aldo dont le visage se rembrunit. C’est une histoire assez terrible et dont pour l’instant je ne sais trop que penser.
— Dis toujours ! Nous avons la soirée devant nous.
Il s’exécuta sur fond de tarte aux fraises de façon aussi concise que possible sans oublier cependant le bref entretien avec Ricci mais quand il eut fini, un nuage s’était installé sur le front et les beaux yeux violets de sa femme. Il ne s’en aperçut pas tout de suite parce que Marie-Angéline exultait déjà à la pensée que l’Américain possédait un palais à Newport où Mrs Van Buren venait d’inviter « notre chère marquise » et bien entendu elle-même. Ladite marquise se hâta de doucher son enthousiasme :
— Du calme, Plan-Crépin ! Vous n’y êtes pas encore. Je n’étais pas très tentée par cette invitation mais si c’est pour vous l’occasion de fourrer votre nez pointu dans les affaires d’un personnage louche et de lui donner la chasse…
— Louche mais passionnant ! Et si Aldo avait dans l’idée d’aller voir de plus près…
— Ça y est ! Il a fallu qu’elle le dise, s’écria Madame de Sommières en tapant sur la table. Regardez plutôt Lisa, bécasse que vous êtes ! Vous pouvez être sûre qu’elle s’attend à quelque chose d’approchant !
Aldo fixa sa femme et son regard se chargea de tendresse :
— Tu es inquiète, mon cœur ? C’est vrai ?
— Vrai ! Je suis persuadée que tu te lances déjà, au moins en pensée, sur la trace de ces sacrés bijoux… et cette histoire ne me plaît pas. Ces femmes assassinées…
— Ce que j’ai en tête c’est simplement un petit tour à Londres en général et à Scotland Yard en particulier.
— Tu veux voir Warren ?
— Oui. Son opinion a beaucoup d’importance pour moi. Et tu pourrais venir avec moi. Ce n’est pas loin et tu irais courir les magasins avec Mary ? Elle doit être rentrée des Indes puisque son mariage avec Douglas Mac Intyre a lieu dans deux mois en Écosse(4).
— Mary est à Kapurthala où elle fait le portrait de la princesse Blinda tandis que Douglas est à Peshawar en mission. Quant au mariage il est prévu dans un mois mais à Delhi, chez le Vice-Roi. J’ai reçu une lettre un peu avant que nous ne quittions Venise !
— Et tu ne m’as rien dit ?
— Tu as toujours tellement de chats à fouetter ! Tu es parti comme la foudre pour Paris où je t’ai rejoint quelques jours après… Cela m’était sorti de l’idée. Alors si tu vas à Londres tu y vas seul. Je préfère t’attendre ici… mais pas pendant des mois ! Si tu tardes trop je rentrerai.
Aldo vint s’accroupir auprès de sa femme dont il prit les deux mains entre les siennes :
— Nous nous étions juré de ne plus nous séparer ? Viens avec moi en Angleterre et ensuite nous rentrerons ensemble !
— Non, mon chéri ! Il y a là quelqu’un dont je dois prendre grand soin et, en outre, je te connais trop bien ! Si tu flaires une piste, rien ne pourra t’arrêter et tu te retrouveras de l’autre côté de l’Atlantique sans même t’en apercevoir.
— Tu me juges si mal ? fit Aldo d’un air si déconfit que Lisa se mit à rire :
— Non seulement je ne te juge pas mal mais je ne te juge pas du tout. Simplement, il faut que je me fasse à l’idée qu’on n’a pas droit aux états d’âme quand on est ta femme. C’est le revers de la médaille.
— Alors je n’y vais pas, décréta Morosini en se relevant.
— Mais si tu vas y aller, sinon ton esprit engendrera toute une série d’idées fixes tant que tu ne sauras pas où sont passés les cadeaux du Doge ! Et moi j’ai besoin de paix. Au moins pour quelques mois. Alors va à Londres et voyons ce qu’il en sortira !…
— Oui, mais à présent, te laisser m’ennuie. Tu vas te tourmenter et ce ne sera pas bon pour le bébé.
— Pas à ce point tout de même ! Si tu veux savoir je vais te dire ce qui m’inquiète le plus : c’est de te voir t’embarquer seul dans cette aventure car je sens que c’en sera une. Si Adalbert était avec toi je serais beaucoup plus tranquille.
— Oui mais une fois de plus il est aux abonnés absents, Adalbert, et personne ne sait où il est passé.
Tante Amélie qui, avec Marie-Angéline, s’était écartée avec discrétion du duo revint sur le devant de la scène pour envelopper les épaules de Lisa d’un bras protecteur :
— Vous faites du roman d’anticipation pour l’instant, mes enfants ! Voyons d’abord ce qu’Aldo va rapporter de chez le Superintendant. Lisa, vous pouvez rester ici le temps que vous voudrez. Et faire venir les jumeaux s’ils vous manquent trop. Quant à Vidal-Pellicorne, il va bien reparaître un jour ? Plan-Crépin se fera un plaisir de surveiller ce qui se passe rue Jouffroy. Quand il revient, on te l’envoie, mon garçon. Il suffira que nous sachions où t’atteindre…
Lisa tourna la tête afin de poser ses lèvres sur la joue poudrée de la vieille dame :
— Vous savez toujours ce qu’il faut dire, Tante Amélie. Avec vous tout devient simple…
— et puis, flûta Marie-Angéline occupée à servir le café, en cas de besoin, je suis là, moi…
Ainsi conforté, Morosini prit le lendemain matin, en gare du Nord, le rapide de Calais.
« Ce qu’il y a de bon avec les Anglais c’est que chez eux rien n’a jamais l’air de changer, se disait Morosini en franchissant deux jours plus tard les grilles de Scotland Yard. Cela évite de mesurer le temps qui passe et de se sentir vieillir. »
C’était valable, évidemment, pour le solide bâtiment flanqué d’une tour ronde en sombre granit de Dartmoor fait pour défier les siècles mais aussi pour les hommes de garde et leur casque ovoïde la jugulaire au menton qui gommait les différences physiques, la taille des moustaches, les longs couloirs gris… et peut-être aussi le sergent qui, au poste de garde, accueillit sa demande d’être reçu par le Chief-Superintendant Warren. Et en fait c’était le même. Le nom qu’on lui donna lui fit lever la tête et lui arracha l’ombre d’un sourire :
— Il y a longtemps qu’on ne vous a vu, sir ! émit-il avec sobriété avant de décrocher le téléphone intérieur pour s’assurer que l’on pouvait recevoir. Quelques mots brefs puis « Vous êtes attendu ! »
— Même étage, même bureau ?
— Bien entendu, sir !
Dédaignant l’ascenseur, Morosini choisit l’escalier. Une activité mesurée, feutrée même régnait dans la grande maison. Au siège de la police de Sa Majesté, les portes ne claquaient pas comme au Quai des Orfèvres mais les brouillards extérieurs étaient renforcés par la fumée des pipes – dont chacun sait qu’elles sont propices à la réflexion – ou des cigarettes. Un planton qui ne fumait pas, lui, ouvrit devant le visiteur une porte matelassée et celui-ci put constater que la pièce où travaillait son ami était toujours la même avec ses classeurs d’un brun presque noir, ses lampes à opalines vertes, son fauteuil de cuir noir usagé et ses chaises inconfortables. L’unique changement – et il était de taille ! – venait de Gordon Warren lui-même : tous les souvenirs qu’en conservait Aldo étaient gris. Or, il arborait ce jour-là un complet bleu marine admirablement coupé comme d’habitude, agrémenté en outre d’un bleuet à la boutonnière. L’inévitable macfarlane était cependant pareillement présent et pendait à un porte-manteau comme un drapeau en berne.
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