— Et en conclusion il lui conseilla de rompre ? intervint la marquise qui suivait l’histoire avec passion. C’est classique !

— Les Médicis n’ont jamais rien eu de classique, reprit Lisa. Cosme ordonna à son fils d’aller épouser sa princesse et d’installer sa maîtresse dans un petit palais de la Via Maggio, sur la rive droite de l’Arno, donc beaucoup plus proche du palais Pitti qui était la résidence grand-ducale. Ce qui fut fait : Jeanne d’Autriche dûment mariée et enceinte, la grande vie débuta pour le couple Buenaventuri. Bianca devint dame de la princesse et Pietro gentilhomme de la chambre avec une telle pluie d’avantages financiers que le peuple le surnomma rapidement Pietro Cornes d’Or. Il avait le cuir épais et ne s’en offusqua pas en profitant même pour réclamer toujours plus d’or, toujours plus de prébendes, récriminant sans cesse auprès de sa femme, voire auprès du prince pour faire valoir tout ce qu’il avait à souffrir de leur liaison. Tant et si bien qu’un soir, alors qu’il festoyait avec des amis, François déclara qu’il en avait assez de ce perpétuel mécontent qui était bien capable de venir lui réclamer un jour son droit d’héritage sur la Toscane. La phrase fut entendue par Roberto de Ricci qui partageait parfois les débauches où se vautrait Pietro et il vint proposer au prince de le débarrasser du gêneur moyennant une promesse d’impunité totale. Qu’on lui accorda et, dans la nuit du… 24 au 25 août 1572, le gêneur fut proprement assassiné à coups de dague à quelques pas de sa maison où, le jour venu, on le rapporta pour y recevoir les soins dus à la mort. Bianca, toute de noir vêtue et tenant par la main sa petite fille, s’en alla réclamer justice contre les assassins de son époux. Cosme la releva avec bonté, l’assura que tout serait fait pour lui donner pleine et entière satisfaction… et classa l’affaire. D’ailleurs ayant donné ce bel exemple de piété conjugale, Bianca n’eut pas le mauvais goût de revenir à la charge. Elle se hâta d’oublier Pietro pour se consacrer pleinement à ses nouvelles ambitions dont la principale était tout simplement de devenir un jour Grande-Duchesse de Toscane. Pietro n’était plus et la santé de la princesse Jeanne n’était pas des meilleures. Ce qui n’avait rien d’étonnant car depuis son mariage elle passait d’une grossesse à une autre sans interruption.

« Délaissée, bafouée, écrasée par le luxe insolent de sa rivale, la malheureuse finit par ne plus se sentir en sécurité derrière les murs cyclopéens du palais. Surtout après la mort de Cosme Ier qui fit d’elle une Grande-Duchesse. Elle avait perdu son meilleur défenseur et François ne cachait guère son impatience de s’en séparer. Elle avait, en effet, rempli sa tâche puisqu’elle avait donné sept enfants à la couronne… dont une certaine Marie destinée à devenir un jour reine de France en épousant Henri IV…

« Au début de l’an 1578, comme elle attendait le huitième, Jeanne était en si piteux état qu’elle ne pouvait plus se déplacer seule. On la portait d’une pièce à l’autre ou au jardin pour en admirer les cascades dans une espèce de chaise fabriquée exprès pour elle. Or, un matin où elle avait demandé qu’on la mène au jardin pour admirer les jeux d’eau et les nouveaux arrangements, les valets chargés de porter sa chaise la lâchèrent en plein milieu du grand escalier. Elle roula jusqu’au bas des degrés de marbre qui la brisèrent. Quelques heures plus tard elle faisait une fausse couche et mourait dans d’affreuses souffrances. Le chemin était libre devant Bianca et François proclamait déjà son intention de l’épouser. C’est alors que Venise effectua l’un de ces retournements spectaculaires dont le palais des Doges possédait le secret. Après l’avoir honnie, pourchassée, méprisée, la Sérénissime décidait d’adopter Bianca et de la proclamer sa « Fille très particulière ». Elle lui envoya même son père pour conclure la réconciliation mais…

— Ah ! Il y a un mais ! Je commençais à trouver que tout allait trop bien dans le pire des mondes, ronchonna Madame de Sommières.

— Dans ce genre d’histoire, il y en a toujours, sourit Lisa. Celui qui se dressa devant les deux amants était de taille puisqu’il s’agissait du propre frère de François, le cardinal Ferdinand de Médicis. Quand le mariage fut annoncé, une scène violente l’opposa au Grand-Duc auquel il fit entendre que même couvert d’or, un mulet ne peut devenir un pur-sang, que l’adoption de Venise ne changeait rien à la chose et que, d’ailleurs, ni Florence ni l’Autriche n’accepteraient ce monstrueux mariage. Après quoi le cardinal partit pour Rome afin de ne pas sanctionner le scandale par sa présence. L’atmosphère de Florence devenait irrespirable. Les Florentins haïssaient Bianca pour son orgueil et son faste impudent au point que tout ce qui pouvait arriver de fâcheux dans l’État lui était attribué aussitôt. On ne l’appela plus que la Strega… La Sorcière !

« Le Grand-Duc ne l’ignora pas mais, en dépit des menaces et des arrestations, la favorite ne pouvait sortir en ville sans recevoir des pierres. Le débordement haineux fut même si violent qu’il éprouva un malaise et choisit d’aller passer quelques jours à l’île d’Elbe. Il savait bien qu’il aurait dû renoncer à cette union mais il en était incapable et le 12 octobre 1579 les cloches sonnèrent et les canons tonnèrent pour l’événement… mais le peuple lui était muet et sur le passage du cortège on s’efforçait d’effacer à la hâte les graffiti injurieux qui couvraient les murs. Devant cette énorme et silencieuse réprobation, le couple grand-ducal choisit d’abandonner le palais Pitti, pour s’installer hors de la ville, dans la superbe villa de Poggio à Caiano jadis chère à Laurent le Magnifique. Là François délaissa complètement les affaires de l’État pour le plaisir de se livrer à sa vieille passion pour l’alchimie. Il y réussissait assez bien mais le mécontentement autour de lui ne fit que grossir, attisé par les agents du cardinal.

« Bianca alors prit peur quand elle sut que, du haut de la chaire du Duomo, l’archevêque de Florence avait tonné contre la Sorcière et son prince indigne et ce n’était pas ainsi cachée, comme une lépreuse, qu’elle voulait régner. Pour tenter de parer au danger, elle écrivit elle-même à Ferdinand, plaidant pour un rapprochement entre les deux frères. Le cardinal revint à Florence… On échangea des visites courtoises, on donna des fêtes et même une chasse dont le cardinal était friand à la suite de laquelle Ferdinand reçut à souper le couple grand-ducal. En rentrant à la loggia les deux époux s’attardèrent auprès du petit lac pour jouir de la beauté d’une nuit exceptionnelle… et le lendemain tous deux souffraient d’une fièvre violente qui les clouait au lit… Ce fut l’affaire de quelques jours. François mourut le premier puis ce fut le tour de Bianca après avoir adressé à son époux un dernier message d’amour. Les sénateurs de Venise sautèrent sur l’occasion et n’eurent qu’une seule voix pour clamer que le cardinal avait empoisonné leur fille mais Florence était toute à la joie de cette double mort et s’en soucia peu. On illumina. Ferdinand jetant sa soutane aux orties, accepta la couronne et fit faire à son frère de fastueuses funérailles mais il refusa la sépulture chrétienne à la Strega. On l’enterra de nuit et clandestinement dans un terrain en friche…

Trois paires de mains applaudirent la fin du récit. Lisa salua une main sur le cœur et acheva son champagne.

— Je ne te savais pas une telle culture florentine, fit Aldo. Je croyais que seule Venise t’intéressait ?

— Ses ramifications aussi et Bianca en est une belle, il me semble ?

— En tout cas j’ignorais la fin de l’histoire. On n’a jamais retrouvé son corps ?

— Je ne crois pas. D’ailleurs pourquoi aurait-on cherché ? Tu penses bien que les sbires de Ferdinand ne l’ont pas inhumée avec ses bijoux.

— Elle devait en posséder de magnifiques s’écria Marie-Angéline qui s’était tenue coite durant le récit de Lisa ce qui ne lui ressemblait pas. Sait-on ce qu’ils sont devenus ?

Elle allait devoir attendre la réponse un moment. Le vieux Cyprien qui patientait depuis pas mal de temps pour annoncer « Madame la Marquise est servie ! » se lança dans la brèche pour clamer son message en y ajoutant sotto voce :

— Si les quenelles sont trop cuites, il faudra s’expliquer avec Eulalie ! Elle est d’une humeur de chien !

En passant près de Cyprien, Aldo lui tapa sur l’épaule :

— Voulez-vous que j’aille la voir ?

— Elle adore Votre Excellence mais elle est sourde et aveugle quand l’un de ses plats est en danger ! Peut-être si le potage est expédié rapidement…

Or il était très chaud, le potage. On se brûla héroïquement et il fut avalé en trois minutes. Tous les visages étaient d’une belle couleur écarlate quand les quenelles de brochet à la Nantua firent leur apparition, à peine moins gonflées qu’il aurait fallu mais ensuite on se consacra à leur dégustation. Silencieuse bien entendu et ce fut seulement quand Cyprien servit les émincés de veau aux épinards que l’on put reprendre la conversation. « Plan-Crépin » ouvrit le feu.

— Alors ? Ces bijoux ?

Elle regardait Morosini et celui-ci ne s’y trompa pas :

— Au risque de vous décevoir je dirai que je n’en sais rien. Les Médicis étaient si riches et leurs joyaux si nombreux qu’il n’est pas facile de s’y retrouver. Mais nous pouvons réfléchir ensemble. En premier lieu je vais démolir quelque peu l’image sulfureuse que ma chère épouse a donnée de Ferdinand. Après la mort de son frère et de Bianca, on a pratiqué une sorte d’autopsie et aucun poison n’a été décelé dans les viscères…

— As-tu vraiment le sentiment que s’ils en avaient trouvé les médecins en auraient fait part au nouveau Grand-Duc ? s’insurgea Lisa. Il aurait fallu être fou ou suicidaire puisque les victimes avaient pris chez lui leur dernier repas…