Il savait aussi que l’aventure aurait moins de sel sans son ami Adalbert Vidal-Pellicorne, celui que Lisa appelait le « plus que frère »…

En débarquant à Paris appelé par le commissaire Langlois, Morosini n’avait rien eu de plus pressé, les bagages et Lisa déposés chez Tante Amélie, que de faire un saut de l’autre côté du parc Monceau, rue Jouffroy où logeait l’archéologue. Dont il était sans nouvelles depuis plusieurs mois mais cela ne tirait pas à conséquences : bien que doté d’une assez jolie plume, Adalbert détestait écrire une lettre et abhorrait les cartes postales. Seuls les télégrammes en cas d’urgence obtenaient son approbation. En d’autres termes on ne savait jamais où il était lorsqu’il s’absentait. Seul Théobald, son irremplaçable valet de chambre-cuisinier-assistant et vaguement secrétaire, était au courant. Et encore pas toujours : il arrivait qu’Adalbert parte pour l’Égypte ou n’importe quel autre point du Moyen-Orient et de là s’en aille gambader sur une impulsion, à quelques centaines voire quelques milliers de kilomètres sans avertir personne. Il est vrai qu’à ses travaux d’égyptologue notre homme ajoutait de menus services discrètement rendus à la France et qui n’avaient rien à voir avec les hiéroglyphes sinon l’obscurité totale pour le commun des mortels. Aussi Morosini n’avait-il été que modérément surpris quand, derrière la porte vernie de l’élégant appartement il n’avait trouvé que la silhouette en gilet rayé, impeccable et déférente, de Théobald. Eh non ! Monsieur Adalbert n’était pas là ! Parti pour la Vallée des Rois depuis deux mois il y était peut-être encore mais le fidèle serviteur ne pouvait en donner l’assurance à Monsieur le Prince. Seulement ce qui n’était alors qu’une déception mineure à la limite du contretemps se changeait à présent en un profond regret… C’était un peu comme de s’en aller au combat en laissant derrière soi sa cuirasse ou sa meilleure arme ! Et ce serait beaucoup moins amusant !



CHAPITRE III


LES BRUMES DE LA TAMISE

— Au risque de passer pour une insupportable béotienne, j’aimerais que quelqu’un m’explique qui était au juste cette Bianca Capello ! déclara la marquise en reposant sa flûte de champagne vide. Voilà deux jours qu’elle va et vient dans ma maison sans que personne songe seulement à me la présenter ! ajouta-t-elle d’un ton plaintif.

— Nous ne la connaissons pas ? s’indigna Marie-Angéline scandalisée.

— Pourquoi ? Je devrais ?… Imaginez-vous, Plan-Crépin, que je tienne registre de toutes les gourgandines de France, de Navarre et même d’ailleurs sous prétexte que je dois cette maison à l’une d’entre elles ? Je n’ai pas votre culture encyclopédique, moi ! Je ne suis pas un Pic de la Mirandole en jupons, moi ! lança Madame de Sommières se montant peu à peu.

— Comment peut-on évoquer Pic de la Mirandole et ignorer Bianca Capello ? soupira la vieille fille les yeux au ciel.

— Ils n’étaient pas mariés que je sache ? Et si j’en juge par les bribes collectées ici et là ils ne vivaient pas à la même époque ! C’est vaste la Renaissance alors ne dites pas n’importe quoi !… Et donnez-moi encore un peu de champagne !

Le regard nostalgique dont la vieille dame couvait son verre vide n’avait pas échappé à Aldo déjà occupé à le remplir. Il était cinq heures du soir et Tante Amélie qui détestait le thé – cette tisane ! – célébrait toujours le five o’clock britannique en sacrifiant aux mânes de Dom Pérignon. Aussi achevait-elle à peine sa phrase qu’il lui offrit le joli cornet de cristal empli de fines bulles sur fond de citrine pâle. Ce qui lui valut un grand sourire :

— Merci, mon garçon ! Tu te dévoues pour m’éclairer ?

— Il vaudrait mieux que ce soit Lisa, répondit-il avec un tendre regard pour sa femme. Elle connaît Venise et ses fantômes mieux que moi et si un jour un cataclysme m’engloutissait avec la maison Morosini elle ferait un malheur comme guide conférencière !

— Moi qui déteste les conférences ! soupira la jeune femme. Ou l’auteur est ennuyeux ou c’est le sujet qui l’est ! Mais j’accepterais volontiers un supplément de champagne moi aussi.

— Un conférencier convenable boit de l’eau !

— Eh bien c’est un tort. Je les trouverais peut-être plus distrayants mais pour faire plaisir à Tante Amélie, je me lance : Dans la nuit du 29 novembre 1563…

— Tu connais même la date ? s’exclama Aldo sincèrement admiratif.

— Si tu m’interromps à chaque phrase nous en avons pour huit jours ! Je reprends, donc la nuit du 28 au 29 novembre 1563, deux jeunes gens s’enfuyaient de Venise sur une barque servant au ravitaillement de la cité. Deux amoureux à demi liquéfiés de peur car s’ils étaient repris c’était la mort sans phrases surtout pour le garçon, fils d’un notaire florentin et modeste employé de la banque Salviati où il poursuivait son apprentissage. La jeune fille, elle, appartenait à l’une des plus puissantes familles patriciennes de la ville, les Grimani-Capello. C’était aussi la plus jolie vierge de la ville et elle était promise en mariage au fils du Doge Priuli. Elle avait seize ans et elle s’appelait Bianca.

— Je suppose que le garçon aussi était beau ? murmura Tante Amélie.

— Assez pour avoir séduit une éblouissante créature dont rêvait la moitié des hommes. Car en plus elle était riche, une circonstance qui n’avait pas échappé au ravisseur, Pietro Buenaventuri, qui afin de couvrir leurs premiers frais, l’avait incitée à emporter quelques bijoux et un peu d’or tandis que lui-même se servait dans la caisse de son employeur. Tant qu’à prendre des risques – et ils étaient énormes ! – autant que cela en vaille la peine ! Et l’entreprise réussit : on gagna la terre ferme puis Padoue où l’on trouva des chevaux pour rejoindre Florence… là Bianca éprouva une première déception : les Buenaventuri habitaient, sur la piazza San Marco, une étroite et haute bâtisse à deux fenêtres de façade par étage dont la comparaison avec le palais de son père eût été risible. Cependant, on s’y aima ferme…

Aldo éclata de rire :

— Ah que j’aime cette tournure poétique et ce raccourci galant ! Tu devrais écrire, mon cœur ! Je te promets un triomphe.

— Raconte toi-même ou tais-toi ! protesta Lisa qui revint aussitôt à ses moutons. Mais entretemps Bianca s’ennuyait à périr n’ayant d’autre distraction que regarder les passants et se rendre parfois, étroitement voilée, aux offices du couvent San Marco où d’ailleurs un prêtre avait béni son mariage avec Pietro dans la chapelle divinement décorée par Fra Angelico. Il ne pouvait être question pour elle de sortir de la maison parce qu’à Venise sa fuite avait déclenché un drame affreux : on avait retrouvé les bateliers payés par Pietro. Ils avaient été torturés puis mis à mort avec leurs femmes tandis que l’oncle du jeune homme, le vieux Buenaventuri chez qui il logeait, était lui aussi confié aux bourreaux et mourait peu après enchaîné au mur de sa prison. Depuis le Conseil des Dix avait envoyé ses sbires les plus habiles à Florence afin de ramener les coupables et leur faire payer leur forfait.

« Pietro alors prit peur et, pour se mettre à l’abri ainsi que ses parents – peu satisfaits, surtout la mère, de ce mariage insensé ! – il eut l’idée de demander la protection du prince François de Médicis, fils et héritier du Grand-Duc Cosme Ier. Un petit calcul assez infâme car, de notoriété publique, François était un grand amateur de jolies femmes toujours prêt à se lancer aux trousses de beautés inconnues. Si Bianca lui plaisait, non seulement sa protection serait assurée au couple mais le mari obtiendrait peut-être quelques avantages substantiels, le prince passant pour être très généreux…

— Pouah ! Le vilain bonhomme ! émit la marquise.

— Je vous concède qu’en dehors de son physique Pietro ne valait pas cher. Cependant il obtint un succès complet. François de Médicis le reçut et même l’accueillit avec empressement : les rares personnes ayant pu entrevoir la jeune recluse de la piazza San Marco en disaient merveilles. Et comme il fallait avant tout que le prince pût voir Bianca, on décida que la jeune femme pourrait, à un moment donné, prendre le frais à sa fenêtre. Le risque serait mince : dès la veille, François ferait veiller par ses gardes à la sûreté de la maison. Au jour dit, le prince passa et repassa sous les fenêtres de Bianca et put la contempler dans tout l’éclat de son épanouissement car elle venait de donner le jour à une petite fille. Sur-le-champ François prit feu car elle était vraiment très belle, ses yeux sombres contrastant avec le blond de sa chevelure le tout mis en valeur par des traits d’une pureté et d’une finesse extrêmes. François se prit pour elle d’un violent amour et n’eut de cesse de se la faire présenter…

Lisa s’interrompit un instant pour tremper ses lèvres dans le vin pétillant, avala une gorgée et reprit :

— Une grande dame, la marquise de Mondragone, se chargea de l’agréable corvée. Elle entra en relations avec Bianca, l’attira chez elle où comme par hasard François venait souvent. La rencontre eut lieu et la jeune femme n’eut guère de peine à s’éprendre du prince. Il faut dire qu’à vingt-trois ans François était fort séduisant sans être vraiment sympathique. De sa mère, Eléonore de Tolède, il tenait un physique élégant, un visage régulier et surtout de très beaux yeux mais, de son père, le redoutable Cosme Ier, un caractère difficile, une cruauté profonde pouvant aller jusqu’à la franche sauvagerie, un orgueil intraitable et le goût prononcé des femmes. Malheureusement il n’avait ni son intelligence froide et lucide, ni son sens politique. Quoi qu’il en soit ce fut entre Bianca et lui un double coup de foudre et quelques jours plus tard, le mari étant allé faire un tour opportun à la campagne, François vint piazza San Marco et prit possession de la belle. Bientôt leur liaison devint publique. Fier de sa maîtresse, François l’étala avec une insolence qui n’eut d’égale que la servile complaisance du mari. C’est alors que Cosme Ier s’en mêla : que son fils eût une maîtresse de plus il n’y voyait pas d’inconvénients sinon que pour se rendre chez elle, il lui fallait traverser la ville nocturne avec tous les dangers que cela comportait. En outre il désirait lui voir épouser l’archiduchesse Jeanne d’Autriche.