Abandonnant enfin sa contemplation Boldini tressaillit comme s’il sortait d’un rêve :
— Vous pensez que cet homme a pu jouer un rôle dans ces deux meurtres ? C’est sérieux ?
— Très ! J’aurais préféré qu’il collectionne les joyaux plutôt que les jolies filles mais l’un n’empêche pas l’autre après tout et vous ne m’avez pas l’air très renseigné sur ce type.
— J’en conviens et j’avoue même que je l’avais oublié. C’est en le revoyant ici que mes souvenirs se sont réveillés. Pardonnez-moi si je vous semble indiscret mais où pensez-vous résoudre le problème ?
— À Londres. Je brûle de l’envie soudaine de revoir Scotland Yard et son limier-vedette. En attendant je crois que nous allons avoir une visite, ajouta-t-il en baissant le ton.
En effet, après un bref entretien avec le maître d’hôtel, Aloysius C. Ricci venait de s’extraire – sans aucune grâce d’ailleurs ! – de son délicat fauteuil Louis XV pour franchir l’espace séparant sa table de celle des deux hommes. Il arma son visage pour la circonstance d’un sourire pavé de dents… en or bien entendu. Un joyau de l’art dentaire américain mais qui n’arrangeait rien… Il eut une brève inclinaison du buste, puis déclara en italien :
— Il me semblait bien avoir reconnu le grand Boldini et j’avais dans l’idée de l’inviter à ma table mais cet âne bâté de maître d’hôtel a prétendu que vous n’accepteriez pas !
Boldini pris de court ne trouvant rien à répondre ce fut Aldo qui s’en chargea pour lui donner le temps de se remettre.
— Cet âne bâté comme vous dites, outre le fait qu’il est l’un des hommes les plus discrets et les plus courtois que je connaisse, est aussi celui qui sait le mieux son monde ! On dirait que ce n’est pas votre cas ? Remarquez, il avait entièrement raison en disant que votre invitation ne serait pas acceptée.
La verte mise au point n’eut pas l’air de plaire au personnage dont l’œil se fît mauvais. Elle ne l’empêcha cependant pas de tirer à lui un siège pour s’asseoir sans qu’on l’y eût invité.
— Je me demande de quoi vous vous mêlez ? Quoi qu’il en soit je me suis dérangé. Signor Boldini, commença-t-il, aussitôt repris par un Morosini décidé à ne rien lui passer parce que sa tête lui déplaisait de plus en plus.
— On dit Maître ! Ou Maestro si vous préférez !
— Maître si vous y tenez mais maintenant laissez-moi parler ! Je désire donc… Maître, que vous exécutiez le portrait de la jeune personne qui m’accompagne. Elle a je crois ce qu’il faut pour tenter votre pinceau ?
— Certes elle est belle mais…
— Et encore vous n’avez qu’un faible aperçu des charmes que cachent les vêtements de ville. En grand décolleté, elle est sublime ! Des épaules, des seins…
Le peintre l’arrêta d’un geste sec :
— Je n’en doute pas un instant néanmoins vous me permettrez de refuser. Je ne fais plus de portraits !
— Allons bon ! Et pourquoi ?
— Je suis âgé, Monsieur, fit Boldini avec une immense dignité. Mes yeux et mes doigts le sont aussi. Ce qui met fin, je pense, à notre entretien ?
Ricci ne l’entendait pas ainsi. Ce n’était pas un homme facile à décourager.
— Même imparfait, un portrait signé de vous serait le joyau de ma collection ! J’aime prolonger le temps qu’une femme passe auprès de moi en la faisant peindre. Une façon comme une autre de ne pas la quitter vraiment. Et je suis prêt à vous payer très, très cher !
— Un argument sans valeur pour moi. Sans être aussi riche que vous je suis loin d’être à plaindre ! Aussi, afin d’adoucir mon refus, je vous donnerai un conseil : allez donc faire un tour à Montparnasse ! Paris regorge de peintres bourrés de talent ! En allant à la Closerie des Lilas ou à la Coupole vous en rencontrerez au moins une douzaine… À commencer par ce Japonais génial qui s’appelle Foujita…
— Cela ne m’intéresse pas ! coupa brutalement l’Américain. C’est vous ou personne !…
— Ce sera personne ! Je le regrette pour cette jeune dame !
Une lueur mauvaise glissa sous les paupières épaisses de l’homme d’affaires :
— Vous feriez mieux de me dire que vous refusez parce que cette fille n’est ni une duchesse ni une cocotte en vue…
— Ridicule ! Je n’ai pas peint que des grandes dames ou des vedettes. Souffrez à présent que notre discussion s’arrête là ! J’ai définitivement renoncé au portrait… sauf pour les chevaux !
Mais on ne se débarrassait pas facilement d’Aloysius C. Ricci. Vissé à sa chaise et les coudes plantés sur la table il allait argumenter encore quand Aldo décida qu’il était temps d’en finir :
— L’idée ne vous vient pas que vous importunez maître Boldini ? dit-il et sa voix cassante était d’une froideur polaire. Dès l’instant où il articule un refus, il n’y a pas à insister.
— Et si vous la fermiez, vous ? D’abord vous êtes qui ?
— Prince Morosini, de Venise.
L’œil menaçant de l’autre s’arrondit :
— Pas le Morosini des bijoux ?
— Si.
— Oh ! ça change tout et vous m’intéressez beaucoup ! Vous savez ou vous ne savez pas que j’ai décidé, après les femmes, de collectionner des joyaux. Célèbres de préférence ! Il me paraît que l’ensemble est harmonieux, vous ne croyez pas ?
— Je crois surtout que votre belle compagne est restée seule assez longtemps ?
— Elle a l’habitude…
— Pas moi. Je déteste faire attendre une femme.
En même temps il consultait sa montre et se levait pour faire le tour de la table et aider Boldini à en faire autant :
— Désolé, ajouta-t-il, mais nous avons un rendez-vous dont l’heure approche. Pardonnez-moi, Maître, de vous brusquer un peu…
— Pas du tout, pas du tout ! fit le peintre en allumant un grand sourire où entrait du soulagement. Sans vous j’aurais pu oublier.
— Je n’aime pas que l’on m’éconduise, grinça Ricci, ce qui lui valut un demi-sourire insolent d’Aldo.
— Dans ce cas il faut apprendre à vous retirer avec élégance, décocha-t-il narquois.
— Je n’aime pas davantage les leçons !
— Alors faites en sorte de ne pas les mériter ! À ne pas vous revoir, Monsieur !
— Ça c’est une autre affaire !
Quittant enfin la table, l’intrus rejoignit la sienne, où n’osant commencer sans lui, la jeune femme se morfondait devant une moitié de langouste qui, heureusement, ne risquait pas de refroidir.
— J’espère, fit Boldini, que la pauvre créature ne va pas faire les frais de notre double refus ?
Mais Ricci se contenta de reprendre sa place sans lui adresser même un regard et se mit à dévorer sa part en affamé.
Pendant ce temps, Aldo avait attiré le maître d’hôtel à part :
— Ce Ricci, vous le connaissez ?
— Oui et non, Excellence ! C’est un client de l’hôtel.
— Ce qui veut dire qu’avec votre proverbiale discrétion vous ne m’en parlerez pas, soupira Morosini.
— On ne se refait pas. Cependant je peux avancer que nous sommes nombreux ici à regretter que ce monsieur s’obstine à descendre chez nous. Nous avons une certaine quantité de clients américains auxquels nous tenons parce qu’ils sont des gens charmants, qu’il y a plaisir à les côtoyer mais celui-là !…
— Pourquoi votre service de réservation l’accepte-t-il ? Il est facile, il me semble, de se déclarer complet !
Le soupir de Dabescat aurait pu faire envoler la colonne Vendôme :
— Nous l’avons fait cent fois !
— Et alors ?
— Alors, nous avons eu sur le dos l’ambassadeur des États-Unis, le Quai d’Orsay et parfois même l’Élysée. Ce serait une sorte de mécène qui en fait une « persona on ne peut plus grata » !
Cette fois Morosini se mit à rire :
— J’ai toujours dit que les républiques manquaient de discernement dans leurs relations ! Au fait, quand il n’est pas à Paris, où habite-t-il ?
— La 5e Avenue à New York mais surtout Newport où il aurait construit une copie du palais Pitti à Florence.
— Jardins Boboli compris ? émit Aldo effaré.
— Je ne sais pas. Mais il en est bien capable.
Après avoir confié son grand peintre à un taxi et lui avoir promis de revenir le voir avec Lisa avant de quitter Paris, Morosini choisit de rentrer à pied rue Alfred-de-Vigny. Le temps était délicieux et le petit marché aux fleurs, place de la Madeleine, embaumait si fort le lilas que le passage d’un autobus ne réussit pas à imposer son odeur désagréable. Il s’y attarda un moment puis remonta tranquillement le boulevard Malesherbes en réfléchissant à ce que Boldini lui avait appris. L’histoire était trop excitante pour qu’il n’ait pas envie d’en rechercher les tenants et les aboutissants mais il se demandait comment sa femme allait prendre la chose. Après la traque de la « Régente » et l’inoubliable voyage aux Indes, il lui avait juré de ne plus se séparer d’elle sauf lorsqu’elle allait à Zurich, chez son père ou à Vienne chez sa grand-mère ou quand lui-même se rendait à une vente quelconque sur le territoire italien. À présent il regrettait un peu cette promesse née spontanément d’une émotion violente mais que sa profession pouvait rendre difficile à tenir. Surtout envers une femme enceinte qui, par définition, devrait se ménager ! Or, depuis sa visite à Boldini et ce passionnant déjeuner, il sentait poindre en lui cette excitation, cette fièvre qui l’envahissait chaque fois que s’ouvrait devant lui la piste, chaude ou non, d’un bijou fascinant. Et Dieu sait si ceux-là l’étaient ! Comme tout ce qui touchait aux Médicis. Mécènes issus d’un petit comptoir de banque mais doués d’un sens artistique quasi visionnaire, ils avaient empli Florence et l’Europe de leurs fastes, de leurs œuvres d’art et de leur politique souvent tortueuse au point de donner à l’Église deux papes, à la France deux reines ! Pas mal de soufre dans tout cela et dans cet ordre d’idées celle que l’on avait surnommée la Sorcière tenait une place non négligeable… Et Aldo savait déjà qu’il allait être incapable d’opposer la moindre résistance à l’appel que la belle dame lui adressait du fond des âges.
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