— Que fais-tu là ? fit-elle avec sévérité. Tu devrais déjà être au lit.

— Je sais mais…

— Pas de mais ! Je n’aime pas que mon petit garçon se conduise comme un vilain espion. Allons ! Que l’on se dépêche !

L’enfant obéit, sans pouvoir s’empêcher de soupirer :

— Juste au moment où ça devenait intéressant !

— Oh ! souffla Mathilde, scandalisée. Est-ce que, par hasard, tu espérais entendre gourmander ton frère ?

— Oui, admit Guillaume avec sérénité. Je le déteste ! (Puis, se haussant sur la pointe des pieds, il baisa la joue de sa mère :) Bonsoir, Maman, je vous souhaite la bonne nuit !

D’un geste vif mais plein de tendresse, Mme Tremaine attira son fils contre elle et posa ses lèvres sur son front. Elle ne se sentait pas le courage de lui reprocher une antipathie qu’elle partageait. Il était déjà suffisant d’avoir à la dissimuler à son époux qu’elle avait déçu en lui refusant son cœur et qui tirait de sa déception le besoin de se faire pardonner un peu trop souvent par son fils aîné. Mathilde acceptait mal qu’il n’imposât pas sa volonté à Richard avec plus de fermeté.

Celui-ci, d’ailleurs, n’avait pas grand-chose à craindre de la colère de son père, refroidie à présent parce que son retour l’avait rassuré. Aussi la jeune femme s’était-elle retirée pour que le docteur ne se sentît pas contraint à une rigueur qu’il ne souhaitait guère exercer. Seuls, à présent, les deux hommes trouveraient une entente facile : Richard savait parfaitement ce qu’il faisait en demandant d’être entendu par les seules oreilles paternelles.

Trop fière cependant pour écouter ce qui se disait en bas, Mathilde gagna la chambre conjugale qui, pour quelques instants tout au moins, serait la sienne sans partage.

Seul le feu qu’elle y avait allumé en fin de journée pour combattre l’humidité l’éclairait. Dans sa hâte de monter, la jeune femme avait oublié de prendre une chandelle mais c’était sans importance : tisonnées, les braises lancèrent vite leurs langues claires sur les bûches de pin qu’elle ajouta et qui emplirent la pièce de leur senteur.

Si elle l’avait occupée seule, Mathilde eût aimé cette chambre claire sur les murs blancs de laquelle ressortaient si bien la grande armoire peinte en deux tons de vert patiné, le grand lit de noyer tendre soigneusement ciré réchauffé d’un gros édredon rouge vif et sanctifié par une simple croix de bois accrochée au-dessus, les étroits tapis à fleurs naïves qui l’encadraient, les deux fauteuils aux jambes grêles où l’on posait les vêtements et, près de la cheminée, le berceau de bois devenu inutile depuis que Petit-Guillaume n’y dormait plus. Depuis neuf ans, aucun enfant n’y avait été déposé. Mathilde eût préféré le mettre au grenier mais son époux voulait qu’il reste là, même en sachant bien qu’il n’existait plus d’espoir de maternité. C’était pour lui, en quelque sorte, le symbole de sa puissance virile et le rappel constant des fils qu’il avait su donner à la terre canadienne. C’était le premier objet qui tombait sous son regard lorsqu’il se levait.

Il y tenait… Une image sainte encadrée, un chandelier de cuivre et un petit soufflet reposaient sur le manteau de la cheminée.

En dépit de sa simplicité, c’était une jolie chambre, plus belle sans doute que celle où Mathilde vivait dans la maison de son père, le saunier de Saint-Vaast-la-Hougue, devenue celle de son frère. Lorsqu’elle y était entrée pour la première fois, la jeune épouse de Guillaume Tremaine espérait y connaitre, sinon le bonheur, du moins une heureuse paix, ce qui à ses yeux revenait presque au même. Hélas, le temps d’une nuit de noces et l’espoir agonisait car cette nuit-là fut un vrai cauchemar.

Alors que l’on pouvait s’attendre, chez un médecin, chez un homme tellement plus âgé et par là même plus expérimenté, à une douceur attentive, à une lente découverte des réalités physiques de l’amour, Mathilde se vit soudain la proie d’une sorte de monstre en lequel il était difficile de reconnaître l’homme grave et un peu triste qu’elle était venue épouser. D’abord, il avait bu trop de cidre. En outre, une trop longue continence n’est jamais bonne pour un homme et Tremaine, après avoir manqué d’étrangler sa jeune épouse en arrachant le lien qui coulissait la chemise, se comporta, en face de la beauté lumineuse ainsi révélée, comme le plus primitif des mâles : un ours n’eût pas fait mieux ! Déflorée avec une rare brutalité, la malheureuse dut subir, à trois autres reprises, un assaut tout aussi douloureux. Son bourreau, occupé à la dévorer toute crue, ne se rendit même pas compte des larmes qui inondaient son visage et trouvait au contraire une sorte de stimulant à la résistance qu’elle tentait de lui opposer. Ce fut seulement lorsqu’il l’abandonna pour se mettre à ronfler, largement étalé sur le dos, qu’elle eut l’impression de remonter un peu des profondeurs de l’enfer.

Le lendemain, il était repentant, offrit des excuses, promit de se comporter d’autre manière… Promesses d’ivrogne au retour du cabaret ! Dès qu’il se glissait près de sa femme dans le lit commun, respirait l’odeur tiède de ce jeune corps, touchait cette peau douce comme un velours, la folie le reprenait. Il lui fallait étreindre, presser, enfoncer, mordre, se repaître jusqu’à l’épuisement d’une chair qu’il n’avait jamais osé espérer aussi savoureuse. Jusqu’à cette nuit où Mathilde s’évanouit et où il crut qu’il l’avait tuée…

Elle l’en menaça d’ailleurs avec une détermination froide qui blessa le trop volcanique amoureux. La chance voulut qu’à cet instant il lui fût possible de se déclarer enceinte.

— Si vous voulez que j’aime l’enfant que je porte, déclara-t-elle, faites en sorte que je n’aie pas à haïr son père.

— Cela vient du trop grand amour que vous m’inspirez, Mathilde, et vous le savez bien.

— C’est une explication, non une excuse. Et je ne vous ai jamais caché que je ne vous aimais pas… comme vous le souhaitez tout au moins.

Elle regretta par la suite sa trop grande franchise car il en fut malheureux plus qu’elle ne l’aurait cru. Pendant des semaines, il coucha dans la grange ou bien, lorsque l’on s’installa rue Saint-Louis, dans la pièce où attendaient ses malades. Sans plus faire de tentative tant que dura la grossesse et bourrelé de remords lorsqu’il entendit Mathilde crier dans les douleurs de l’enfantement bien que l’accouchement fût des plus normaux. Tout juste cinq heures : un minimum pour une primipare.

De ce jour, la vie intime du couple ne fut plus que de façade. On refit chambre commune, cependant, mais le docteur savait que sa femme, sensibilisée à l’excès, ne voulait plus entendre parler d’une nouvelle conception. Il s’abstint donc de toute tentative mais en souffrit car il l’aimait ardemment. Elle en eut conscience et s’appliqua toujours à se montrer une épouse attentive et prévenante. Cependant, si elle finit par porter à son époux une certaine affection, elle ne put se résoudre à l’accueillir de nouveau. Et il respecta sa décision.

En regagnant sa chambre, ce soir-là, elle savait donc n’avoir rien à redouter. Cependant, par habitude, elle conservait une vague inquiétude, craignant toujours que ne se réveillât le vieux démon ; elle eût donné beaucoup pour une chambre à elle seule mais leurs demeures n’étaient pas assez vastes pour cela et ils n’étaient pas d’assez grandes gens pour se permettre ce luxe… Le plus difficile, tout au long des dix années écoulées et même encore à présent, était de vivre avec, bien cachée au fond de son cœur, la déchirure causée par son départ pour la Nouvelle-France, lorsqu’il lui avait fallu admettre qu’elle n’épouserait jamais Albin, le garçon qu’elle aimait depuis toujours…

Il était tard lorsque Guillaume l’aîné et Richard montèrent se coucher. Mathilde ne dormait pas encore : elle écoutait le vent tourbillonner autour des cheminées comme jadis autour des forts de Tatihou et de La Hougue par les nuits de gros temps, et y prenait un plaisir presque douloureux parce qu’il la ramenait au joli temps d’autrefois quand, insouciante et heureuse, elle croyait voir sa vie toute tracée devant elle comme un beau chemin bien sablé. Elle avait toujours aimé le vent dont la turbulence répondait si bien à tout ce que son âme renfermait de passion retenue, et plus d’une fois son bonnet lui avait échappé lorsqu’elle l’ôtait pour se laisser décheveler par une bourrasque et croire, un instant, que ses longs cheveux allaient l’emporter comme une mouette au-dessus des vagues écumantes…

Elle ne dormait donc pas mais fit semblant. Derrière l’écran de ses paupières, il était plus facile de retrouver son rêve…

Durant toute la journée et la nuit du lendemain, la tempête mit tout le monde d’accord, assiégés et assiégeants se trouvant réduits à se protéger tant bien que mal des fureurs conjuguées des vents croisés, de la pluie et des flots. Le Saint-Laurent abandonnait toute majesté pour se trémousser comme une sorcière au sabbat. Guillaume, en qui renaissait la passion de sa mère pour les bourrasques, éprouvait une peine infinie à se tenir tranquille : craignant que la tourmente ne l’emportât comme fétu de paille, ses parents l’obligèrent à demeurer dans la maison dont on ne savait pas très bien, d’ailleurs, si elle n’allait pas s’envoler. Tout ce qu’il réussit à obtenir fut le droit d’accompagner Konoka dans sa maisonnette où, sous la direction de l’Indien, il s’initiait aux joies de la sculpture sur bois : un tronçon de pin d’une main, un couteau de l’autre, il s’installait en tailleur à côté de son ami rouge et ne voyait plus passer le temps. Quant à Richard, qui avait pris froid durant ses mystérieuses pérégrinations, il en profita pour rester au fond de son lit, n’acceptant de nourriture et même de tisanes que de la seule main paternelle.

Tout s’apaisa au soir du 12 septembre lorsque la marée, après avoir atteint son étale, commença de descendre.