— Oh non, Guillaume ! Pas maintenant !… Il… il est beaucoup trop tôt !
— Comment cela, trop tôt ? Est-ce que vous ne m’aimeriez plus ? (L’attirant de nouveau contre lui, il enfouit son visage dans son cou qu’il caressa de ses lèvres en murmurant :) Est-ce que vous n’aimez plus l’amour ? Agnès, Agnès ! Vous n’allez pas vous refuser ? Voilà des nuits que j’ai peine à trouver le sommeil tant vous me hantez ! Mon amour !… j’ai tellement envie de vous !
Cette fois encore elle réussit à lui échapper et s’aplatit contre la porte de sa chambre.
— Je vous en prie, Guillaume, soyez raisonnable ! Mon amour pour vous n’est pas en question et j’aimerais autant que vous reprendre ces jeux ardents que nous aimions tant mais, je vous le répète, c’est encore trop tôt ! Je ne suis pas assez remise !
— Ce n’est pas l’avis d’Anne-Marie. Elle dit que vous êtes tout à fait guérie.
— Qu’en sait-elle ? Ma blessure est cicatrisée, mes chairs sont guéries… mais pas ma peur !
— Votre peur ?… Mais de quoi ?
— D’être à nouveau enceinte. De retrouver ces interminables semaines vécues avec le cœur au bord des lèvres, avec la sueur au dos et l’impression que tout chavire autour de moi… dans l’attente de la torture finale…
À sa pâleur soudaine, Guillaume comprit qu’elle ne plaisantait pas, qu’elle était vraiment terrifiée, et tenta de la raisonner :
— Que ces mauvais souvenirs soient encore trop frais ne m’étonne pas et j’en ai parlé avec notre vieille amie. Elle dit qu’un premier enfant est toujours plus difficile à venir qu’un second…
— Vraiment ? Demandez donc plutôt à Rose ! Elle a fait son fils presque en riant…, fit Agnès avec un petit rire nerveux.
— Il est des exceptions ! Mais enfin, ma chérie, vous n’allez pas nous condamner tous deux à la vie monastique ? Vous êtes ma femme, je vous aime et j’ose espérer que vous me le rendez ?…
— C’est vrai… je vous aime. Mais j’ai encore plus peur…
— Quel enfantillage ! Ne me ferez-vous pas un peu confiance ? Nous pouvons nous aimer, croyez-moi, sans… qu’il y ait des conséquences ! Je vous promets de faire très attention, ajouta-t-il en tendant à nouveau les bras vers elle… qui, une fois encore, échappa.
— Je ne doute pas de vous, Guillaume. Je sais que vous pensez chacun des mots que vous prononcez mais… je sais aussi comment vous êtes dans l’amour. C’est une flamme dévorante qui vous possède tout entier.
— Entendez-vous par là que je me comporte brutalement ?
— Non… mais…
— Mais quoi ? fit-il d’un ton où n’entrait plus aucune tendresse.
— Comment vous dire ?… À un certain degré de passion il est impossible, selon moi, de se contrôler. C’est pourquoi je vous demande encore un peu de patience. Plus tard…
— Plus tard ? C’est un peu vague. Cela veut dire quand ?
— Est-ce que je sais ? Quelques semaines… un ou deux mois…
— Pourquoi pas un ou deux ans ? Voilà sept mois que je ne vous ai pas tenue dans mes bras, Agnès ! Sept mois, alors que je vous désire chaque nuit un peu plus. N’aurez-vous pas pitié de moi ?
— Ne renversez pas les rôles ! C’est moi qui vous demande pitié !… Laissez-moi respirer un peu, vivre un peu ! Je ne veux pas user toute mon existence entre une nausée et une souffrance !
— Je croyais que vous vouliez un fils ?
— Bien sûr ! Et je vous promets de vous le donner, mais pas maintenant… pas tout de suite !
Cette fois des larmes jaillirent de ses yeux. Elle se mit à trembler comme en face d’un véritable danger. Ce qui, au lieu de l’apitoyer, mit son mari hors de lui. D’un élan, il l’atteignit, maîtrisa sans peine sa résistance en rassemblant ses deux poignets qu’il maintint d’une seule main derrière son dos, s’empara de sa bouche en un baiser violent qu’elle ne put éviter, puis de sa main libre se mit à la caresser. Il le connaissait bien ce corps qui se refusait à lui, et il le sentit mollir contre lui à mesure que montait le plaisir. Quand il éclata en une longue plainte heureuse, il lâcha la jeune femme qui glissa à terre au milieu de ses dentelles et resta là, haletante et les yeux clos, sans qu’il fît seulement mine de l’aider à se relever. Au contraire il recula de quelques pas, contemplant avec une sorte de rage le ravissant désordre où il la laissait.
— Admets que nous aurions été mieux dans ton lit… et que j’aurais pu te prendre sans la moindre peine ?…
Elle tendit vers lui une main qui appelait.
— Guillaume ! souffla-t-elle… Il ne faut pas…
— Quoi ? Abuser de toi ? Sois en repos, Agnès, tu n’as plus rien à craindre de moi. J’ai seulement voulu te montrer qu’en me repoussant tu nous mentais à tous les deux. À présent, je vous souhaite la bonne nuit, madame Tremaine. Quand vous serez décidée à m’ouvrir votre couche virginale, vous voudrez bien me le faire savoir ?… Assurez-vous seulement que j’en aurai encore envie !
L’instant d’après, il était aux écuries, sellant lui-même Ali sous l’œil de Potentin qui était accouru au bruit de sa galopade dans l’escalier et le vestibule.
— Et où est-ce que vous allez en pleine nuit ? demanda celui-ci.
— À Granville ! Tu diras à ma femme que je serai sans doute absent quelques jours…
Toujours imperturbable, Potentin tendit le porte-manteau que Tremaine gardait toujours prêt dans la sellerie en cas d’un départ urgent.
— Quelques jours ? Je croyais que M. de Vaumartin venait dans trois jours ?…
— Eh bien, il ne viendra pas, puisque j’y vais. De toute façon, j’ai grand besoin d’exercice !…
— Mais enfin, demain vous avez au moins deux rendez-vous ? Un avec…
— Et alors ? Tu m’excuseras ! Ou bien vas-y à ma place et raconte ce que tu veux ! Il est temps que je pense un peu à moi !
— Ça veut dire quoi, ça ?
Tremaine se pencha pour regarder sous le nez ce serviteur qui était aussi son plus vieil ami.
— Que je suis trop jeune pour vivre dans l’abstinence aux côtés d’une candidate à la sainteté… et que j’ai bien l’intention de me trouver une fille dans les plus courts délais !
N’ayant jamais eu recours aux professionnelles de l’amour, il n’en fit rien, se contenta d’aller piquer une tête dans la mer pour se rafraîchir le sang puis, prenant la route de Valognes, s’en alla finir sa nuit au Grand Turc d’où il comptait repartir au petit matin afin d’être à Granville dans la soirée. Ce qu’il accomplit scrupuleusement.
Tout au long de la route, il remâcha sa colère et sa déception. Que sa femme eût peur de l’amour dépassait son entendement. Certes, la première expérience dans les pattes du vieil Oisecour laissait d’affreux souvenirs à Agnès mais, depuis plus d’un an qu’ils étaient mariés, il s’était appliqué à les effacer et Dieu sait qu’elle avait été une compagne ardente jusqu’à ses premiers malaises ! Est-ce que tout allait être à recommencer ? Allait-il falloir l’apprivoiser de nouveau et ensuite se priver de l’espoir d’autres maternités ?
Autre chose aussi agaçait Guillaume : ce chanoine Tesson, ancien ami de sa mère qu’elle avait retrouvé durant sa retraite dans un couvent de Valognes après la mort du baron et qui, selon lui, prenait un peu trop souvent le chemin des Treize Vents. Tremaine, chrétien fort tiède et assez méfiant envers les gens d’Église, ne l’aimait pas plus qu’Agnès n’aimait Vaumartin, et craignait qu’il ne cherchât à s’implanter un peu trop solidement chez lui… Il se promit d’en causer avec Potentin, toujours de si bon conseil…
Il finit tout de même par balayer ses soucis. Il faisait l’un de ces jolis temps du début de l’automne où l’été se prolonge. Sur la lande les bruyères mettaient de grandes taches, hésitant entre le rose et le mauve et, dans les sous-bois, les champignons étaient si nombreux qu’un aveugle aurait pu les trouver à l’odeur. Guillaume finit par retrouver sa bonne humeur naturelle et, refusant de s’appesantir plus longtemps sur ses problèmes domestiques et sur ce qu’il trouverait au retour, il se sentait l’âme d’un écolier en vacances lorsqu’il mit enfin pied à terre dans la cour de l’Auberge de la Manche où il comptait passer la nuit. Il aurait pu se rendre tout droit chez son ami dont l’hospitalité était aussi large que généreuse, mais il détestait déranger. Aussi se contenta-t-il de faire porter un billet annonçant sa visite pour le lendemain puis soupa de bon appétit, se coucha et dormit en homme qui a une longue chevauchée dans les reins.
Le lendemain vers dix heures, il franchissait le pont lancé sur la tranchée aux Anglais et gravissait allègrement, à pied, la rue Saint-Jean avec, dans les bras, un gros bouquet de fleurs encore brillantes de rosée qu’il venait d’acheter au marché à l’intention de Mme de Vaumartin. Il le remit aux bras d’une servante puis se dirigea vers la Grand-Porte aux environs de laquelle se trouvaient les bureaux de l’armateur dont les fenêtres dominaient ainsi le port. Celui-ci n’était encore bordé que par une longue rue, noire et sale, où l’on ne trouvait guère que des entrepôts et des tavernes à matelots. Le tout sentant furieusement le poisson et la saumure.
Un autre visiteur, plus matinal sans doute que Guillaume, l’avait précédé chez Vaumartin car une voiture et un cocher attendaient devant l’entrée des bureaux. Guillaume en était déjà familier : lorsqu’il franchit le seuil en lançant un vigoureux « Bonjour à tous ! », les commis, penchés sur leurs registres, lunettes sur le nez et la plume à l’oreille, relevèrent la tête et lancèrent d’une même voix :
— Le bonjour à vous, monsieur Tremaine !
Le nouveau venu s’arrêtait pour bavarder un instant avec l’un des employés comme il le faisait toujours, quand une dame sur le point de pénétrer dans le cabinet de l’armateur et dont Tremaine s’était contenté de remarquer la taille fine, l’élégante toilette et le grand chapeau empanaché cachant entièrement son visage, s’arrêta brusquement, fit demi-tour et vint vers lui. Il vit alors qu’elle était extraordinairement belle, très blonde avec des cheveux aux reflets argent qui n’avaient aucun besoin de poudre, un teint ravissant, un petit nez insolent retroussé au-dessus d’une bouche fraîche comme une fleur. Mais surtout Guillaume remarqua les yeux : de longues prunelles d’un bleu-vert transparent, légèrement étirés vers les tempes. Cette femme n’était plus une jeune fille ; peut-être même avait-elle plus de vingt-cinq ans, mais sa beauté illuminait l’étroite pièce grise et poussiéreuse.
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