En effet, l’ancien commandant du fort Beauséjour jouissait de l’entière protection de l’intendant Bigot. On avançait même qu’au temps où il sévissait en Acadie, il avait reçu de Bigot cet encourageant billet : « Profitez, mon cher Vergor, de votre place ; taillez, rognez, vous avez tout pouvoir afin que vous puissiez me venir joindre en France et acheter un bien à portée de moi ! » Or, qui disait Bigot, disait Vaudreuil, et l’inimitié du gouverneur pouvait être redoutable.

Adam promit, par loyalisme envers celui qui l’accueillait et lui rendait un semblant de famille mais, pour être recuite, sa haine n’en demeura pas moins vivante. Dans son cœur, le capitaine la partageait avec Bigot, bien entendu, mais aussi avec un certain M. de Voltaire, bel esprit adulé des salons à ce que l’on disait et qui, apprenant en 1756 le tremblement de terre où venait de s’abîmer Lisbonne, aurait osé écrire : « Je voudrais que le tremblement de terre eût englouti cette misérable Acadie au lieu de Lisbonne… » Celui-là, Adam se réservait, si l’occasion se présentait pour lui d’aller en France, de l’amener à une plus juste compréhension de l’humanité souffrante. Fût-ce à la force des poings s’il le fallait… En attendant, il y avait mieux à faire…

Lorsque le docteur Tremaine rentra au logis, l’oie était presque cuite et embaumait toute la maison. Autour du feu, Mathilde, Petit-Guillaume, Adam et Konoka suivaient avec ravissement le mouvement lent de la broche qui offrait à la flamme une peau passant doucement du blond soutenu à la teinte appétissante d’un caramel profond. Comme s’ils n’avaient jamais rien vu de semblable…

En entendant la porte s’ouvrir, Mathilde se hâta au-devant de son mari afin de le débarrasser de son sac, de son chapeau et de son habit. La vue des siens réunis autour d’un futur bon repas arracha un sourire à cet homme fatigué, sans effacer tout à fait le pli d’inquiétude qui se creusait entre ses sourcils. Adam aussi vint à sa rencontre en lui tendant un verre de cidre. Il l’accepta, mais son regard sombre ne s’en trouva pas éclairé pour autant. Après avoir jeté un coup d’œil à l’horloge, Mathilde sentit que quelque chose n’allait pas :

— Je suis un peu en peine de Richard, dit-elle. Il n’est pas encore rentré et cependant il se fait tard…

— Nous ne l’attendrons pas, ma mie. Richard ne rentrera pas cette nuit…

— Mais…

— Il n’y a pas de mais ! Je l’ai rencontré et il m’a dit avoir le grand honneur d’être prié à souper, avec Me Huguet cela va de soi, chez M. l’intendant général et…

Les circonlocutions et autres détours de la diplomatie n’étaient pas le fait d’Adam Tavernier. Alors que Mathilde osait à peine montrer de la surprise, il gronda :

— Il va chez Bigot ? Drôle de nouvelle ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Tu supportes ça ?

Presque instantanément il corrigea :

— Ce ne sont pas mes affaires et je te demande excuses !

— Ce n’est rien ! soupira le médecin dont le regard se détourna.

Mais l’Acadien avait eu le temps de remarquer la douleur, l’inquiétude et même la honte vague qui ternissaient son éclat habituel. Les excuses qu’il proféra n’avaient pas d’autre cause. Plus tard, néanmoins, alors que tous étaient réunis autour de la table et regardaient le père découper soigneusement le rôti, il ne put garder le silence.

— Québec est à la veille de mourir de faim, dit-il amèrement. La Basse-Ville n’est plus que ruines et la Haute-Ville elle-même a souffert. Cependant Bigot et sa clique continuent de vivre dans le faste. L’intendant donne encore à souper ? On peut se demander comment il fait… à moins que tout ce qu’il nous a volé au nom des défenseurs ne soit uniquement à son profit. Ton fils est un garçon honnête. Il n’a rien à faire avec un homme qui a volé sans vergogne et le Roi de France et les habitants de ce pays. Tu devrais le lui dire !

Il y eut un silence. Tremaine s’était arrêté de trancher. Sur le manche en corne du couteau, Mathilde et Guillaume virent blanchir les jointures de ses doigts. Les yeux de la jeune femme allèrent chercher ceux de l’Acadien pour le supplier de ne pas aller plus loin. Le père eut un demi-sourire gêné et baissa un nez contrit sur son écuelle, mais tous comprirent qu’au fond l’explosion d’Adam répondait à ses propres sentiments lorsqu’il murmura :

— Richard est un garçon honnête, dis-tu ? Je le croyais jusqu’à ce soir. À présent, j’ose à peine me le demander…

II

UNE LANTERNE DANS LA NUIT…

Le lendemain, le temps changea. Le vent aigre de septembre balaya le pays. Des risées venues du nord coururent à la surface du fleuve. Les eaux se creusèrent et prirent une teinte plombée. Cependant, chacun s’en réjouit : si l’hiver s’approchait déjà, les Anglais allaient devoir repartir au plus vite et Québec pourrait respirer.

Comme s’il n’avait attendu que ce signal, le paysage se transforma. En cette seule nuit, les feuilles des arbres commençaient à rejeter leur verdure pour tirer vers un jaune pâle qui épouserait rapidement tous les tons de l’or et de l’ocre ou encore ce corail, ce vermillon et ce pourpre profond dont s’habillaient les érables avant de se dénuder en laissant tomber à leurs pieds, pour y mourir, cette dernière et fabuleuse parure…

Guillaume aimait l’automne et les couleurs somptueuses de sa palette. Habituellement, lui et son ami François passaient des heures perchés dans un arbre à contempler le fabuleux paysage que formaient l’estuaire, les îles, la double ville et les immenses vallonnements qui l’entouraient sous leur parure féerique. C’était pour les deux gamins l’annonce éclatante des plaisirs de l’hiver qui commençaient par la cueillette des champignons après la première pluie, se continuaient par l’abattage du bois de chauffage, où les garçons aimaient accompagner les hommes, en octobre, les parties de boules de neige ou de luge dans les rues en pente, les petits chevaux en pain d’épice de Noël, les histoires que l’on écoutait à la veillée, les visites au port et bien d’autres distinctions que couronnaient, quand revenait le printemps, la récolte du sirop d’érable et les instants grisants que l’on passait ensuite à le regarder cuire, devenir cette sorte de crème liquide d’une belle teinte chaude de châtaigne mûre… Évidemment, il y avait aussi le collège, le frère Gratien et son martinet, mais comme cette peu réjouissante trinité faisait partie des obligations incontournables de l’existence, mieux valait ne pas y attarder sa pensée. Il existait tant de joyeuses compensations !

Cette année, hélas, et à moins d’un miracle, Guillaume savait qu’il assisterait seul au grand spectacle de la nature… La maison de la rue Sous-le-Fort avait été détruite par une bombe et le père Niel, trop heureux de s’en tirer vivant avec les siens et l’argent qu’il gardait dans une cassette, décida le lendemain même d’émigrer chez son frère qui tenait à Montréal un important comptoir de fourrures et de marchandises de traite. L’enfant pensa qu’il allait être bien seul dans les jours à venir. À présent, il aimerait partir pour la grande ville de l’intérieur. Celle-ci commençait à lui apparaitre comme un paradis puisque, non contente d’avoir récupéré François, elle venait de lui prendre sa chère Marie-Douce. Malheureusement, c’était un paradis tout aussi inaccessible que le vrai séjour des Élus : il n’y avait aucune chance que le docteur Tremaine accepte d’abandonner ses malades, dont beaucoup étaient trop pauvres pour pouvoir échapper aux affres de la guerre… Une attitude admirable, sans doute, mais combien désolante !

À peine moins navrante que l’atmosphère de la maison, en dépit des succulences passagères dues aux oies sauvages !

Les Treize Vents devenaient le temple du silence, chacun préférant demeurer enfermé avec ses pensées. Seul Guillaume obtenait, de temps à autre, un sourire, quelques mots, surtout de Konoka d’ailleurs. Conscient des questions que l’enfant pouvait se poser, l’Indien sortait de son impassibilité habituelle pour s’occuper de lui et l’associer aux travaux de la ferme dans les limites de ses forces juvéniles. À d’autres moments, il l’emmenait courir les bois de Sillery pleins de l’odeur puissante des forêts mouillées où leurs mocassins les faisaient glisser comme des ombres sur le tapis d’aiguilles de pin. Ils grimpaient aussi aux arbres et s’efforçaient de deviner les mouvements des Anglais sur la rive d’en face.

En fait, Konoka se trompait : Guillaume ne se posait aucune question. Simplement, il ne comprenait pas pourquoi l’absence de Richard semblait prendre figure de drame. L’aîné se montrait toujours si désagréable, pour ne pas dire odieux ! C’était un vrai soulagement d’être débarrassé de lui et le gamin pensait que sa mère, perpétuellement en butte aux mauvais procédés de son beau-fils, aurait dû au contraire chanter de joie. Tout comme Adam, pour lequel Richard ne montrait que dédain et insolence quand les oreilles du père ne se trouvaient pas à portée, en s’ingéniant à le voiler assez habilement pour ne pas déchaîner une réaction violente toujours à craindre chez un homme de cette trempe. Or, au lieu de cela, on n’entendait guère dans la maison que le ronronnement du rouet, le crépitement du feu, la voix de l’horloge qui comptait les heures, le crissement du plancher et le tintement léger des ustensiles de cuisine lorsque approchait l’heure du repas. C’est pourquoi, en dépit du mauvais temps, mieux valait rester dehors le plus longtemps possible. C’était déjà suffisamment pénible, en rentrant le soir, de constater combien le visage du père était plus sombre et plus creuses les rides de son front et de sa bouche. Quant au nom de l’absent, personne ne prenait la responsabilité de le prononcer. C’en était au point que Guillaume éprouvait une sorte d’allégresse lorsque, de loin en loin, tonnaient les canons de la citadelle. Cela faisait diversion…