Cependant tout cela était encore insuffisant aux yeux d’un homme décidé à s’étendre sur la presqu’île autant qu’il serait possible. Il s’intéressa à Granville dont la flotte morutière pouvait à présent faire concurrence à Saint-Malo.

L’idée lui en vint au cours d’un bref voyage effectué durant la grossesse d’Agnès. Un voyage qui était surtout un pèlerinage aux sources. Le docteur Tremaine, son père, était originaire de Montsurvent, un village situé en bordure de la fameuse lande de Lessay dont les légendes inquiétantes n’avaient pas fini de hanter les veillées campagnardes. Guillaume souhaitait pouvoir acheter au moins sa maison natale mais il ne trouva que des murs écroulés envahis de ronces, d’orties et de mélisse. De même il ne restait rien de la famille ce qui ne l’étonna guère, Guillaume l’aîné ayant été fils unique.

Déçu, mécontent, un peu déprimé même par la tristesse de ce jour d’automne qui éclairait lugubrement les étendues désertiques au-delà du village replié sur lui-même, Guillaume abandonna l’idée, un instant évoquée, de reconstruire. Pour y mettre quoi ? Un métayer et un troupeau de moutons semblables à ceux qui erraient sur la lande, conduits par des bergers à la sinistre réputation ? Son père avait fui ce village, cherché la mer et implanté son foyer bien au-delà de l’océan. Vouloir ramener son ombre dans ce tas de pierres ne lui apporterait aucune joie…

Cependant Guillaume n’avait pas envie de rentrer aux Treize Vents où Agnès luttait contre des nausées et l’obligeait à se laver entièrement chaque fois qu’il sortait de l’écurie, parce qu’elle n’en supportait pas l’odeur. Au lieu de remonter vers le nord, il prit au sud, gagna Coutances puis Granville où il avait débarqué jadis avec sa mère après leur séjour à Saint-Malo, chez les Dubois, et dont Bougainville lui avait vanté l’intérêt maritime. Le navigateur et sa belle épouse devaient être à Paris en cette période de l’année. Aussi Guillaume ne jugea-t-il pas utile de pousser jusqu’à Annoville où se situait leur propriété de La Becquetière mais décida, en revanche, d’aller faire la connaissance d’un de leurs amis, un armateur de corsaires dont les navires étaient connus et redoutés en Manche. Le plus célèbre d’entre eux, l’Américaine, frégate de trente-six canons aux ordres du capitaine Eudes de La Cocardière, s’était taillé une gloire impérissable en capturant, au cours de la seule campagne 1779, onze bâtiments anglais qui rapportèrent aux armateurs un bénéfice de près d’un million. Depuis, M. Bretel de Vaumartin – c’était son nom – continuait à armer des corsaires en compagnie de ses associés, MM. Ernouf et Lahoussaye, mais aussi s’intéressait de près à la pêche à la morue sur le Grand-Banc de Terre-Neuve où Granville envoyait chaque année une centaine de bateaux.

La rencontre fut des plus satisfaisantes, les Bougainville ayant annoncé Tremaine aussi chaudement qu’ils vantaient le Granvillois. Les deux hommes sympathisèrent au premier regard, s’entendirent dès les premières paroles échangées et furent amis après avoir rompu le pain et le sel sous les auspices de quelques homards arrosés d’un excellent vin de Chablis. Lorsqu’il rentra chez lui, Guillaume était décidé à prendre des parts de plusieurs morutiers et à remplacer, dans l’association d’armement de son nouvel ami, M. Ernouf qui venait de décéder. De son côté, Vaumartin – un joyeux rouquin aussi replet que Tremaine était long et maigre – prenait huit jours plus tard le chemin de Saint-Vaast pour aller visiter le nouveau chantier naval, ainsi que la grande maison. Une façon comme une autre de s’assurer que cet associé tombé du ciel était aussi riche qu’on le prétendait. Cela n’enlevait rien, d’ailleurs, à la sincérité de ses sentiments envers lui, mais en bon Normand le Granvillais ne mélangeait les affaires et l’amitié qu’après un examen soigneux.

À deux reprises, par la suite, il goûta l’hospitalité des Treize Vents. Guillaume, de son côté, aurait aimé se rendre souvent dans la belle vieille maison de la rue Saint-Jean habitée par Vaumartin et sa famille, parce qu’il éprouvait l’incroyable impression d’y retrouver son enfance.

En revenant vers le Cotentin, Mathilde et lui, débarquant à Granville, n’avaient fait que passer du bateau au coche pour aller vers Coutances. Pourtant l’aspect de ce port inconnu avait frappé le gamin. Il vit un promontoire rocheux supportant une ville grise et la flèche d’une église, une espèce de forteresse naturelle ceinturée de maisons et de faubourgs qui rappelait Québec en plus petit. Comme là-bas il y avait une haute ville et une basse ville, un port, des quais hérissés de mâts et de vergues. Et que le paysage marin était donc admirable ! Une large baie ondoyante que la ville presqu’île barrait comme une défense mais ouverte sur des lointains immenses, une eau bleutée qui devenait blonde là où transparaissaient les sables et puis, posées dessus comme un présent sur un plateau, les îles Chausey distantes de quatre lieues et que l’on voyait cependant aisément. Par temps clair, on devait apercevoir, selon le marin qui expliquait fièrement son pays tandis que le bateau allait vers son amarrage, la grande île de Jersey, au bord, et même, au sud-ouest, la montagne sainte, l’île-abbaye, le Mont-Saint-Michel au péril de la mer où resplendissait jadis l’âme de l’Occident médiéval.

Oui, le site était beau, mais l’enfant Guillaume l’oublia vite dans le tourbillon de drames qui s’abattit sur lui. Cependant, il retrouva ses impressions, en dépit du crachin qui sévissait alors, quand il vint pour la première fois chez Vaumartin, et plus encore lorsqu’il franchit la tranchée aux Anglais et qu’il pénétra dans la haute ville : les rues baptisées de noms sacrés, comme au Canada, rappelaient étrangement celles de Québec avec leurs pentes raides bordées de vieilles demeures – certaines avaient deux siècles ! – taillées dans un rude granit fait pour affronter les tempêtes mais qui parfois se parait d’un peu de grâce : celle d’un linteau sculpté, d’une lucarne fleuronnée, d’un balcon plus orné, d’une enseigne peinte qui en rappelait une autre et même de ces lanternes toutes identiques qu’on allumait le soir. La seule différence réelle résidait dans la dimension des fenêtres à petits carreaux, plus hautes et plus larges que dans la cité canadienne où l’on devait se protéger de froids quasi polaires, inconnus sur les côtes de la Manche. Quant à la maison de la rue Saint-Jean où Mme de Vaumartin l’accueillit, elle ressemblait tellement à son ancienne demeure de la rue Saint-Louis que Guillaume faillit pleurer en en franchissant le seuil.

Comment, dans ces conditions, n’être pas attiré par Granville ? Malheureusement, il était difficile de s’y rendre fréquemment durant la grossesse d’Agnès. De plus, Guillaume comprit vite que l’armateur granvillais ne plaisait pas à sa femme. Il ne s’en soucia pas outre mesure à cette époque, mettant cette antipathie au compte des caprices d’une femme mal dans sa peau. Mais après la délivrance, il constata que l’avis d’Agnès se montrait toujours aussi tranché : la truculence de Vaumartin, son goût prononcé pour la bonne chère et surtout les bons vins froissaient sa délicatesse au point que, pour la première fois, Guillaume se demanda s’il avait eu vraiment raison d’épouser une aristocrate. Il aimait recevoir et aussi que l’on se plût chez lui. Ce ne serait guère possible, et surtout moins agréable, si la maîtresse de maison se livrait au petit jeu des exclusives… Néanmoins, Tremaine était bien décidé à batailler aussi souvent qu’il le faudrait !

C’était justement ce qu’il venait de faire cette nuit-là et, tandis qu’il sellait Ali, il remâchait sa colère. Ce soir, au souper, il avait annoncé à sa femme la visite de Louis Bretel de Vaumartin pour le jeudi suivant et celle-ci, après avoir gardé pendant quelques instants un silence de mauvais augure, avait déclaré qu’elle n’avait aucune envie de le recevoir, tout au moins ce jour-là, parce qu’elle attendait un chanoine de la collégiale de Valognes, M. Tesson qui avait été jadis l’un des rares amis de sa mère, et que, selon elle, il était impensable de faire souper ensemble ces deux hommes.

— Vous auriez dû me prévenir, dit-elle avec le charmant sourire qui en général faisait fondre son époux. J’aurais pris d’autres dispositions, mais je crois que le mieux est d’envoyer un courrier à votre ami, pour lui indiquer un autre jour.

— Et pourquoi donc pas à votre chanoine ? riposta Guillaume, agacé, Louis Bretel est un homme fort occupé et je me vois mal le déranger dans ses affaires pour un prêtre qui n’a rien d’autre à faire, lui, que de dire ses offices ! Vous aussi auriez pu me prévenir !…

Les choses parurent cependant s’arranger. Agnès, ce soir-là, portait avec grâce l’une de ces robes un peu lâches nommées – Dieu sait pourquoi ? – des « aristotes » et que la reine Marie-Antoinette avait mises à la mode. En ce beau mois de septembre encore chaud, celle de la jeune femme, en linon brodé, s’ouvrait sur des dentelles transparentes, des batistes arachnéennes au milieu desquelles de charmants rubans bleus traçaient un chemin capricieux. Elle était si ravissante, ainsi vêtue, que Guillaume laissa tomber sa colère. À ce jour, il y avait près de trois mois qu’Élisabeth emplissait la maison de ses protestations et de ses éclats de rire, et, depuis une dizaine de jours déjà, Mlle Lehoussois, consultée, avait donné toutes assurances à Tremaine sur l’état de santé de sa femme : il pouvait, à présent, reprendre le chemin de la chambre conjugale.

Escomptant une nuit ou tout au moins deux ou trois heures savoureuses, Guillaume s’engagea à prévenir son ami et, en raccompagnant Agnès à sa porte, il l’embrassa longuement avant de murmurer :

— Accordez-moi quelques instants, mon cœur, et je vous rejoins…

Tout de suite, elle s’écarta de lui.