Lorsque enfin ils se séparèrent, un peu haletants, Agnès prit entre ses mains le dur visage.

— Vous voulez vraiment m’épouser ? Vous ne craignez pas le scandale ?

— Quel scandale ?

— Le fils de Mathilde Hamel prenant pour femme la fille de son assassin… Le pays va hurler d’horreur.

— Et quand cela serait ? Je me sens de taille à affronter quiconque oserait seulement murmurer. D’ailleurs, je crois que vous vous trompez : il n’est jamais venu à l’idée de personne de vous confondre avec votre soi-disant père… Quant à vous, dites-moi seulement que vous voulez bien du roturier que je suis ?

Elle lui tendit ses deux mains qu’il enferma dans les siennes.

— Vous savez bien que oui. Pour le reste, peut-être avez-vous raison et si nous savons habituer les gens à l’idée de nous voir mariés, peut-être que dans quelques semaines…

— Quelques semaines ? Vous voulez rire ! C’est cette nuit même que vous serez ma femme.

Effrayée, elle essaya de retirer ses mains mais il les tenait bien.

— Cette nuit ? Mais…

— Pas de « mais » ! Je vous ai dit que je ne vous lâcherais plus jamais et j’aurais bien trop peur qu’en vous laissant à vous-même, ne fut-ce que deux ou trois heures, vous ne me jouiez le tour de changer d’avis. Venez !

— Où donc ?

— À Saint-Vaast ! Dans une heure l’abbé de Folleville nous aura unis pour le meilleur et pour le pire…

— Le pire ? fit-elle.

Guillaume se mit à rire et, dans le mince rayon de lune, Agnès vit briller ses dents blanches.

— Pourquoi pas ? C’est notre vie que nous allons passer ensemble, Agnès, et nous ne sommes faciles à vivre ni l’un ni l’autre. Nous aurons des moments difficiles, mais si cela ne dépend que de moi, il y en aura beaucoup plus de très heureux. Venez ! Nous n’avons que trop perdu de temps !

Une heure plus tard, un étrange groupe s’assemblait dans la petite église Notre-Dame dont un enfant de chœur – tellement surexcité qu’il en avait mis son aube à l’envers – se hâtait d’allumer les cierges. Outre les futurs époux et Potentin, toujours aussi imperturbable, il y avait là Louis Quentin que l’on n’avait pas eu besoin de réveiller parce qu’il était à pétrir dans son fournil et Mlle Lehoussois que Marie, la femme du fournier, venait de trouver, pour une fois, dans son lit, et qui avait pris tout juste le temps de passer une jupe sur sa chemise de nuit, ses bas, ses souliers et sa grande mante à capuchon sur le tout : l’un et l’autre ayant été requis par Tremaine pour servir de témoins et visiblement ravis de se voir ainsi distinguer.

La réaction du vieil homme, quand Tremaine lui était tombé dessus en lui annonçant qu’il allait épouser Agnès de Nerville, avait rempli celui-ci de joie.

— C’est ben la meilleure idée qu’vous ayez jamais eue, mon Guillaume ! déclara-t-il sans montrer la moindre surprise. La pauvre mère de cette pauvre petite va pouvoir enfin reposer en paix !

Anne-Marie Lehoussois, elle, dès qu’elle eut compris de quoi il s’agissait, embrassa Marie Quentin, lui offrit un petit verre de sa vieille eau-de-vie de pomme pour combattre la fraîcheur de la nuit puis, ayant ainsi satisfait aux lois de l’hospitalité, ne cessa plus de louer le Seigneur d’avoir permis que « ces deux-là qui sont tellement faits l’un pour l’autre » se retrouvent.

Quant à l’abbé de Folleville, s’il commença par refuser carrément de quitter le lit où il dormait à poings fermés, il se rendit assez vite aux énergiques supplications d’un homme pour lequel il éprouvait une réelle amitié, bien qu’il lui reprochât ses sentiments religieux fort tièdes. Sa première réaction s’en ressentit.

— Qu’est-ce qui vous prend de vouloir vous marier cette nuit même ? Il n’y a pas le feu, j’imagine ? Ou bien… y a-t-il véritablement urgence ? ajouta-t-il avec un regard soupçonneux qui fit sourire Guillaume.

— Pas comme vous le craignez, monsieur le Curé ! Néanmoins, je suis tout de même fort pressé…

— Pressé, pressé ! Vous l’êtes toujours. Et d’abord, pourquoi donc venir me chercher ? Est-ce que vous n’avez pas à La Pernelle M. de La Chesnier, qui vous aime tant qu’il ne se rend même pas compte que vous êtes presque un mécréant ?

— D’abord il est absent ces jours-ci et, en outre, je n’aurais pas, vu son âge et sa petite santé, osé le tirer du lit en pleine nuit.

— Tandis que moi, vous pouvez ? Eh bien, au moins, vous êtes franc…

— Quel fichu caractère vous avez, l’abbé ! Vous n’allez tout de même pas me refuser votre aide ?

— Ce n’est pas l’envie qui me manque… mais, tout compte fait, je vais faire ce que vous me demandez. Cela va me valoir le privilège de vous entendre en confession. Ainsi d’ailleurs que votre future.

Tremaine, qui n’avait pas pensé à ça, fit la grimace.

— Une confession ? Vous croyez que c’est vraiment nécessaire ?

— Indispensable, mon cher ami ! Pas de confession, pas de mariage ! Ainsi le veut notre mère l’Église. Allez donc vous agenouiller sur ce prie-Dieu pendant que je m’habille et tâchez de me faire un examen de conscience un peu sérieux !

Il fallut bien que Guillaume s’exécutât.

À présent, debout au pied de son autel, l’abbé contemplait ce couple hors du commun et pourtant si bien assorti, si élégant malgré la poussière qui poudrait les vêtements : cette mariée en noir portant le bouquet de roses que Marie Quentin venait de placer dans ses mains, pâle et belle, lumineuse même avec son teint transparent et ses grands yeux nuageux où l’aube d’un bonheur inattendu mettait de scintillantes paillettes. Elle s’appuyait légèrement sur Guillaume dont la main soutenait son coude et qui courbait légèrement sa grande forme maigre et musclée dans une attitude tendrement protectrice. Ses yeux à lui, ses yeux fauves étincelaient de joie et d’un orgueil où entrait du défi : dans quelques instants, Agnès Tremaine allait naître et, ensemble, ils formeraient la pierre angulaire d’une de ces dynasties de la terre et de la mer dont le sang vigoureux insuffle force et puissance à un pays…

— Joignez vos mains ! ordonna le prêtre, et répétez après moi !…

Sous la voûte romane, noircie par les ans et l’humidité, retentirent les paroles sacrées qui de deux êtres n’en faisaient plus qu’un jusqu’à ce que la mort rende à chacun son individualité. Le « oui » de Guillaume sonna comme un coup de gong et celui d’Agnès y fit écho avec une émotion qui l’enroua un peu. L’anneau qu’il glissa ensuite au doigt nu de sa femme – au lendemain du décès d’Oisecour, Agnès avait jeté dans un puits le symbole d’un mariage odieux et renvoyé à l’héritier la sardoine gravée des fiançailles –, c’était Mlle Lehoussois qui venait de le lui donner. Elle le tenait de sa défunte mère et il était trop grand mais Agnès, soudain rose de joie, posa aussitôt dessus une main attentive comme s’il s’agissait de préserver la vie d’un oiseau fragile. De même provenance – la bague de défunt Lehoussois ! – était celui que la jeune femme passa à l’annulaire de son époux et celui-là allait fort bien.

— J’en suis heureuse, dit la vieille demoiselle en essuyant une larme d’émotion. Ce sera mon cadeau de mariage, et ainsi j’aurai davantage l’impression que vous êtes un peu mes enfants.

— Nous n’en aurons pas d’autres, fit Guillaume en l’embrassant. Je ferai rétrécir celui d’Agnès…

Une surprise attendait les nouveaux mariés à la sortie de l’église : les pêcheurs qui allaient prendre la mer avec la marée leur firent une ovation spontanée qui réveilla les maisons d’alentour. Bientôt il y eut, sur le port, abondance de camisoles dissimulées sous les fichus de laine et de coiffes plantées un peu à la diable sur des nattes qui dansaient sur les épaules. Tout le monde se retrouva à l’auberge, hâtivement ouverte, pour boire à la santé des mariés.

— Je vous ai offert un étrange mariage, ma chérie, dit Guillaume en hissant Agnès sur la croupe de son cheval pour la ramener aux Treize Vents, précédé de Potentin. Vous auriez peut-être aimé un peu plus de décorum ?

— Dans le genre de ce que j’ai déjà vécu ? Oh non, Guillaume, à aucun prix ! Cette nuit, nous avons eu une vraie fête !

Poursuivis par les acclamations de leurs invités auxquels Tremaine venait de promettre que la pendaison de crémaillère de la maison neuve se ferait avec eux, les nouveaux époux, au pas paisible d’une monture un peu somnolente, s’enfoncèrent dans la fraîcheur d’un chemin creux dont les haies de ronces et de chèvrefeuille étaient bordées de grandes digitales roses. C’était l’heure presque noire qui précède le petit jour et, venus des quatre horizons, proches ou lointains, les cris enroués des coqs se répondaient.

Ses deux bras noués à la taille de Guillaume, Agnès, les yeux clos, laissait aller sa tête contre l’épaule solide, savourant un bonheur si intense qu’il l’étouffait un peu. Lui, de temps en temps, tournait la tête pour sentir sur sa joue la caresse des cheveux soyeux qu’il dénouerait tout à l’heure, le parfum léger de ce corps qui allait être sien. L’émotion était tellement forte qu’elle lui nouait la gorge mais, dans son esprit, deux petits mots tournaient comme la chanson d’une boîte à musique : « Ma femme… ma femme… » C’était une ritournelle envoûtante parce qu’elle exprimait toute la griserie de la victoire et la conscience d’avoir acquis un bien inestimable…

Au détour du chemin, les Treize Vents apparurent à l’instant même où l’aurore déchirait la grisaille de l’aube. Fièrement érigée au milieu des verdures épaisses, face au soleil qui allait venir, ses grands toits d’ardoise fine luisant avec des tons gorge-de-pigeon, ses murs clairs rosissant comme une chair qui s’anime cependant que les multiples facettes de ses petits carreaux reflétaient le ciel empourpré, la belle demeure semblait aspirer toute la gloire de ce matin d’été.