À sa stupéfaction, Agnès ne montra aucune surprise en le voyant venir, comme si sa présence en ce lieu et à cette heure eût été naturelle. De son côté, Tremaine s’adressa à elle en bannissant tout protocole et aussi simplement que s’ils s’étaient rencontrés une heure plus tôt.
— Pourquoi faites-vous cela ? demanda-t-il en désignant l’amas de boiseries brisées, de rayonnages et autres lambris voués à la destruction…
Elle haussa les épaules.
— Gabriel m’a dit que vous vous intéressiez à ces vieux bois. Malheureusement pour vous, vous arrivez trop tard. Demain soir, j’y mettrai le feu moi-même.
— Demain ? Pourquoi demain ?
— Parce que ce sera la Saint-Jean d’été et que de tout temps, durant cette nuit-là, un feu a été allumé à cet emplacement comme il s’en allumera dans tous les châteaux et dans tous les villages. Celui-ci sera fourni plus que jamais par le château. Ensuite, il n’y en aura plus…
— Vous haïssez tellement cette demeure ?
— Plus encore que vous ne l’imaginez ! Ma mère y a souffert le martyre avant de mourir assassinée. Quant à moi, je ne me souviens pas d’y avoir jamais connu un seul jour de bonheur ! Enfin, elle ne représente rien pour moi qu’un nom détesté…
— Ceux qui l’ont construite, qui l’ont habitée ne méritaient-ils pas un peu de mansuétude ? C’est un grand nom, vous me l’avez rappelé…
— Il leur restera la chapelle et c’est, pour la plupart, plus qu’ils n’en méritent. L’histoire des Nerville est pavée de chair et de sang, et moi je ne fais que détruire un repaire de seigneurs-forbans plus soucieux de leurs chevaux et de leurs chiens que de leurs épouses.
— Est-ce que vous ne les aimez pas ?… Je veux dire les chiens et les chevaux ? fit Guillaume, mi-figue mi-raisin.
Apparemment Agnès n’était pas décidée à apprécier l’humour. Son ton se fit cassant.
— Si, encore que je n’admette pas l’excès. Mais d’abord, qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— Plus que vous ne pensez ! Ne vous fâchez pas, je vous en prie ! Je suis si heureux de vous retrouver enfin que vous aurez peine à m’échapper…
— Il le faudra bien pourtant : il ne peut plus rien y avoir de commun entre vous et moi…
— De commun peut-être, mais d’extraordinaire, d’exceptionnel, de fabuleux, je crois qu’il peut y avoir beaucoup de choses entre nous.
— Vous allez encore me proposer de devenir votre maîtresse ? fit-elle avec un immense dédain.
— Non, et je vous en demande encore pardon. J’étais fou et surtout aveugle…
— Allons donc ! Vous le seriez encore, n’est-ce pas, si je ne vous avais pas révélé le secret de ma naissance ?
— Voulez-vous la vérité ? Je n’y crois pas ! Vous ne m’avez raconté cette fable que pour me punir et me blesser.
— Cette fable ? Me croyez-vous capable d’avilir ma mère avec un tel mensonge ?
— Je ne vois pas en quoi elle serait avilie. Etre l’épouse de Raoul de Nerville devait être un tel cauchemar qu’il fallait tout tenter pour éviter d’être écrasée sous le poids du malheur. Si l’amour a des ailes, c’est parce qu’il permet de s’envoler du pire des bourbiers. Quant à vous, il y a en vous trop de violence pour que vous ne soyez pas la fille du comte !
Elle haussa les épaules avec fureur.
— Vous ignorez tout de ma famille maternelle. Sachez, monsieur Tremaine, que les Landemer, s’ils étaient plus droits et plus grands que les Nerville, n’en étaient pas moins rudes et c’est d’eux que je tiens. Pour ce qui est de mon vrai père… je n’ai jamais su son nom.
La voix tendue venait de se briser sur ce qui était sans doute un lourd regret. Guillaume se sentit envahi de tendresse ainsi que d’un immense désir d’interposer sa force entre les ouragans meurtriers et cette mince jeune femme qui refusait de plier sous leurs coups. Il se rapprocha d’un pas, n’osant davantage par crainte de la voir s’enfuir.
— Je ne me reconnais pas le droit de vous reprocher votre vengeance, moi qui ai si longtemps attendu la mienne, fit-il avec une soudaine douceur, mais lorsque vous en aurez fini avec Nerville, quand la dernière pierre reposera dans les fondations de la grande digue, qu’allez-vous faire de vous-même, Agnès ?
Elle eut un haut-le-corps qui ressemblait à un frisson.
— Je ne vous permets pas de m’appeler ainsi !
— Voilà qui m’est égal : je ne vous ai jamais appelée autrement durant les nuits blanches que je vous dois. Il y a longtemps déjà, je vous ai avoué que je vous aimais, seulement je l’ai fort mal dit… peut-être parce que je n’avais pas l’habitude.
— Quel âge avez-vous, monsieur Tremaine ?
— Trente-six ans ! Pourquoi cette question ?
— Vous espérez me faire croire que durant tant d’années vous n’avez jamais dit à une femme que vous l’aimiez ?
— Jamais, si étrange que cela vous paraisse ! Sauf… une seule fois !
— C’est suffisant pour que jamais soit de trop.
— Croyez-vous ? J’avais sept ans et l’objet de mon amour en avait quatre…
Il eut l’impression qu’elle souriait.
— Vous l’aimez peut-être encore ?
— On aime toujours ce qui s’attache aux souvenirs d’enfance lorsqu’ils sont jolis, mais cette petite fille appartenait à un temps qui n’est plus et qui ne reviendra jamais.
— Comment s’appelait-elle ?
— Marie… je l’avais surnommée Marie-Douce.
— C’est charmant. Cependant, l’on dit que les hommes demeurent fidèles à un certain type de femme, et moi je ne suis pas douce.
— Elle ne l’était pas vraiment, elle non plus : l’apparence seulement, les cheveux, la frimousse, le sourire. Une image de joie et de vitalité, mais il est probable qu’elle a beaucoup changé, conclut-il d’un ton d’insouciance qui balayait le souvenir.
Comme Agnès ne disait rien, peut-être parce qu’elle ne savait quoi répondre, ce fut lui qui renoua le lien rompu en demandant :
— Vous n’avez pas répondu à ma question. Qu’allez-vous faire lorsque ce terrain sera nu ? Vous ne pensez pas vivre dans la maison des Perigaud ?
— Pourquoi pas ? J’y vis depuis six mois et ma présence est passée aussi inaperçue que je l’espérais…
— Ce n’est pas possible ! Vous qui avez condamné ce château à cause de ses crimes, ne pouvez vous abriter derrière des murs qui ont vu tant de souffrance ?
— Justement. C’est peut-être une bonne façon de les expier…
Une brusque colère envahit Guillaume : que cette femme déjà si malmenée par la vie voulût s’offrir en holocauste à un dieu de vengeance qu’il n’avait jamais accepté, il ne pouvait en supporter l’idée. Un élan le jeta presque sur Agnès dont il emprisonna les épaules dans ses fortes mains.
— Cessez de délirer ! Vous n’avez rien à expier, vous. Et votre père supposé a payé pour ses crimes.
Elle se tordit pour essayer de lui échapper mais ne put y parvenir.
— Lâchez-moi ! Vous entendez ? Je vous ordonne de me lâcher !
— Non. Inutile de vous débattre : je ne vous lâcherai plus jamais, Agnès ! Je ne vous ai poursuivie que pour vous le dire…
— Il le faudra bien. Vous parliez de crimes. Qui vous dit que je n’en ai pas un sur la conscience ?
— Vrai ou pas, cela m’est égal ! Je vous veux, vous entendez ? Je veux que vous soyez ma femme et la maîtresse des Treize Vents. La maison n’attend que vous pour commencer à vivre…
Elle eut un rire qui se fêla sous la poussée d’un sanglot.
— Vous voulez que je fasse vivre votre demeure, moi ?… Moi qui détruis celle-ci ? Moi… qui ai mis le feu à La Rocquière ?
— Vous ?
— Avec l’aide de Gabriel, mais c’est bien moi qui ai donné l’ordre. Je ne supportais pas l’idée de vivre d’autres nuits semblables à ce que fut celle de mes noces !
— Mais vous avez failli mourir dans l’incendie ?
— Je l’espérais… Souvenez-vous ! N’avez-vous pas évoqué pour moi, un jour, ces jeunes filles indiennes jetées à la couche de vieux rajahs qu’elles devaient ensuite accompagner dans les flammes de leur bûcher ? Je vous ai alors demandé si vous étiez bien sûr que certaines n’étaient pas consentantes afin que le feu les délivre à jamais du souvenir, comme de la souillure de répugnantes caresses. C’est ce que je voulais, vous entendez ? J’ai voulu me consumer avec cet affreux vieillard… À présent, oserez-vous encore dire que vous voulez m’épouser ?
Il lâcha les épaules de la jeune femme mais ce fut pour l’enfermer dans ses bras, étroitement, en la serrant fort et en appuyant contre lui la tête rebelle dont il caressa les cheveux avec douceur.
— Plus que jamais, mon amour, murmura-t-il, les lèvres contre la soie de la chevelure dont l’odeur évoquait la fraîcheur des bruyères, des fougères après la pluie.
Agnès pleurait à présent, s’abandonnant enfin à cette tendresse qu’elle avait désespéré de jamais obtenir.
— Vous n’avez rien à vous reprocher, sinon d’avoir voulu mourir au moment où la Providence vous délivrait : cet homme était mort quand on l’a trouvé…
— Oui… mort sur moi… en moi ! Pourquoi donc vouliez-vous que je vive après cette horreur… que j’affronte le regard des autres… et peut-être… le vôtre ? Oh, Guillaume… Je vous aimais tant et j’en ai tant souffert !…
À présent, des sanglots convulsifs la secouaient à la limite d’une crise de nerfs qui la délivrait enfin de tant de contraintes accumulées, de tant d’avanies, d’injures, de souffrances et de mépris, qu’il avait fallu supporter.
À la fois navré et heureux, Guillaume la berça longuement, murmurant des mots tendres sur ses yeux et son front jusqu’à ce que l’accès se calme peu à peu et qu’il trouve ses lèvres tremblantes et mouillées qu’il baisa doucement, délicatement, comme une fleur malmenée par l’orage, avant de s’en emparer avec passion. Une passion à laquelle la jeune femme répondit ardemment.
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