Lorsqu’il les eut quittés, Tremaine et Ingoult mangèrent en silence pendant quelques instants. Une petite tempête s’accumulait dans la tête du premier qui, finalement, repoussa son assiette où ne restait guère, il est vrai, qu’une carapace soigneusement récurée.
— Par tous les diables de l’enfer, où cette femme a-t-elle pu passer ?… Le notaire, le notaire ! Tous ceux à qui je m’adresse n’ont que ce mot-là à la bouche ! Et je ne sais même pas de qui il s’agit. Il est vrai que j’aurais pu le lui demander…
— Ça ne te servirait pas à grand-chose. Par profession, un notaire est un homme discret, tout comme un avocat, et tenu, comme lui, au secret professionnel. Maintenant si, comme je le suppose, tu veux parler de la jeune Mme d’Oisecour, si mal mariée et si vite envolée, il vaudrait peut-être mieux réfléchir.
— À quoi ? Elle est dans un couvent, voilà qui est certain. Je ne peux pas davantage en forcer la porte qu’obliger l’un de tes confrères à parler. Ce qui m’étonne c’est que toi qui sais toujours tout, toi qui pourrais tenir agence de renseignements, tu ne saches rien sur elle ? C’est pourtant un cas intéressant pour un curieux comme toi ?
Joseph Ingoult réclama une nouvelle bouteille de vin accompagnée d’une tarte aux pommes, entama les deux, servit Guillaume puis, l’œil sur son verre dont il mirait le liquide dans un petit rayon de soleil entré par la fenêtre ouverte, il articula enfin :
— Que fais-tu à présent ? Tu rentres chez toi ou tu restes pour apercevoir notre bon roi ?
— Cela m’aurait étonné que tu ne changes pas de sujet de conversation ! Je compte rentrer sans voir personne. Même pas les Bougainville qui m’ont invité à les rejoindre.
L’avocat fit un bond sur sa chaise et faillit renverser son verre.
— Par la toque de juge de mon père ! Tu connais l’adorable Mme de Bougainville et tu ne me le disais pas ? Moi qui, depuis deux jours, cherche éperdument le moyen de lui être présenté ! C’est la femme la plus exquise que j’aie jamais vue, la plus fraîche, la plus…
— Inutile d’accumuler les superlatifs ! Tu te passeras de moi. Je rentre aux Treize Vents…
— Ne fais pas ça ! Écoute, je te propose un marché : reste jusqu’à demain… juste le temps de me permettre de baiser une main ravissante, et je te promets de fouiller tous les couvents du Cotentin !
— Comment t’y prendras-tu ? fit Guillaume, amusé par l’angoisse que manifestait son ami habituellement impavide, désinvolte et plutôt froid. La ravissante Flore faisait décidément des ravages…
— J’ai un parent à l’évêché. Contre un ou deux tonneaux de son vin préféré, je me fais fort d’apprendre de lui où se cache la jeune veuve.
— Elle n’est peut-être pas en Normandie ?
— Cela m’étonnerait que le fameux notaire reçoive des ordres venus de loin. Si tu veux mon avis sincère, elle est peut-être plus proche que nous ne l’imaginons. Marché conclu ?
Refuser était difficile. Guillaume accepta par la même occasion de passer la nuit chez Ingoult qui habitait une belle vieille maison place du Calvaire13. Une gouvernante à peu près aussi avenante qu’une commission d’enquête mais sachant cuisiner, repasser et broder dans la divine perfection, tenait admirablement ce logis de célibataire. Ses qualités surclassant nettement celles des meilleures auberges, Tremaine se laissa faire violence sans trop de peine. Le soir même, lorsque l’on s’assembla pour voir passer le Roi, Joseph, tiré à quatre épingles dans un frac d’un joyeux rouge clair qui rendait pleine justice à ses yeux noirs, s’inclinait enfin devant la dame de ses pensées sous l’œil vaguement goguenard d’un Tremaine soudainement délivré de l’enchantement passager où l’avait plongé sa première rencontre avec la jeune femme. Il était trop préoccupé par le nouveau problème posé par Agnès pour songer à faire sa cour à qui que ce soit. Il admirait toujours le charme et la beauté de Flore, mais avec beaucoup plus de détachement.
Le Roi fit son entrée au coucher du soleil et passa, au milieu des acclamations, sous un arc de triomphe de douze mètres de haut sur onze de large tout spécialement construit pour lui et magnifiquement décoré. Il montait avec aisance et habileté un grand et vigoureux cheval capable de porter sans peine un cavalier de sa taille et de son poids. C’était en effet un homme de haute stature et corpulent qui paraissait plus que ses trente-deux ans mais que la pratique quotidienne de la chasse et du cheval sauvait encore de l’obésité. Son visage dominé par le grand nez Bourbon était souriant et affable, bien que marqué de plis soucieux nés des tourments qu’endurait le souverain – et aussi l’époux il faut bien le dire ! – depuis que, pour une misérable affaire de collier volé, il avait dû faire arrêter, en plein château de Versailles et avant la messe du 15 août, le cardinal Louis de Rohan, Grand Aumônier de France, qui se croyait devenu le tendre ami de la Reine.
Durant tout l’hiver, les diamants des joailliers Bœhmer et Bassange, prétendument achetés par Rohan qui pensait être le prête-nom de Marie-Antoinette mais en réalité volés par une intrigante de sang royal, la comtesse de La Motte-Valois, avaient fait les délices et l’animation des salons de Valognes et de toute la France où l’on se partageait entre partisans du cardinal et soutiens de la Reine. On s’arrachait les gazettes et quelques brouilles de famille naquirent même de leur lecture, des opinions contraires qu’elle suscitait et qui étaient loin de refléter la façon de voir des gens de Paris. Dans le « petit Versailles » que se voulait Valognes, on respectait encore cette Reine tellement haïe et vilipendée dans la capitale.
Depuis trois semaines les passions se réveillaient. Appelé à juger cette affaire par une décision royale franchement aberrante car il n’était pas précisément favorable aux souverains, le Parlement de Paris avait rendu, le 31 mai précédent, un arrêt qui, s’il condamnait la voleuse, blanchissait entièrement le cardinal et l’aventurier Cagliostro, et surtout, offensait la Reine et souillait le trône. Marie-Antoinette, enceinte et proche de son terme, s’en trouvait violemment affectée. Quant au Roi, avant de partir pour la Normandie, il avait cassé le jugement parlementaire en exilant le cardinal et en chassant Cagliostro. Mais le mal était fait, qui secouait la royauté et augmentait encore l’impopularité de la Reine.
À quoi songeait-il, le roi de France, par cette belle soirée du 22 juin 1786 alors qu’escorté du gouverneur, du maire – M. Démons de Garantot – et des échevins Desfontenelles-Postel et Avoyne de Chantereyne, il traçait son chemin vers l’hôtel de ville, à travers une foule enthousiaste ? À ces acclamations qui avaient accueilli le cardinal de Rohan et Cagliostro à leur sortie de la Bastille ? À sa femme qu’il aimait et que les pamphlétaires insultaient jour après jour en prétendant que l’enfant à venir était celui du comte de Fersen ? Ou à cette misérable femme, Jeanne de La Motte qui, deux jours plus tôt, aux marches du palais de la Cité, fouettée nue puis marquée au fer rouge, poursuivait à présent son châtiment derrière les barreaux de la Salpêtrière ?
Curieusement, à cette question que se posait Tremaine, Ingoult répondit en murmurant :
— La Motte aurait dû être pendue ! Le Roi est trop bon ! J’espère seulement qu’il ne le paiera pas trop cher…
— Nous pensions de même à ce que l’on dirait ? Son visage n’est pas celui d’un homme heureux, et pourtant ces acclamations et ces vivats doivent lui réchauffer le cœur…
— Il est toujours très populaire. Seule la Reine est détestée et il en éprouve de la peine. Je pense tout de même qu’il va vivre avec joie les trois jours qu’il nous consacre : il a la passion de la géographie, de la marine, des navigateurs. N’est-ce pas, monsieur de Bougainville ?
Mais celui-ci n’entendait pas : il trépignait sur place dans sa hâte de rejoindre Louis XVI à l’hôtel de ville.
— Venez, Tremaine, venez ! Je vais vous présenter !
— Allez sans moi ! Je n’y tiens pas.
— En voilà une idée ! Vous ne voulez pas approcher notre souverain ?
— Je courrais vers lui s’il avait besoin d’être défendu mais, Dieu merci, ce n’est pas le cas. Pardonnez-moi ! Je suis, vous le savez, une espèce de sauvage qui pratique fort mal courbettes et ronds de jambe. Je sais bien qu’amené par vous, monsieur, j’aurais sans doute un bel accueil : un sourire peut-être et quelques mots aimables, mais je serais fort étonné que mon modeste nom demeure gravé dans une mémoire si auguste. Au bout d’un instant, le Roi m’aura oublié. Comment pourrait-il en être autrement au milieu de cette foule ? Enfin, venu à Cherbourg pour affaires, je ne suis pas habillé en cérémonie…
— C’est sans importance ! Le Roi est l’homme le plus simple du monde. Venez donc, Tremaine !…
Sa femme s’interposa :
— N’insistez pas, mon ami ! D’autant que M. Tremaine a raison…
— Raison ? Vous me la baillez belle ! Raison de ne pas vouloir m’accompagner ?
— Absolument, et vous feriez mieux de rester ici, vous aussi ! Selon ce que j’ai appris chez le gouverneur, il n’y aura pas de grande réception ce soir. Le Roi va souper en petit comité et se couchera tôt. Il l’a demandé expressément afin de se lever avant l’aurore pour être à temps à la marée du matin… à quatre heures et demie ! Alors, croyez-moi ! Soupons tous les quatre, si M. Ingoult veut bien être des nôtres. Ce sera tout à fait agréable et demain vous pourrez rejoindre Sa Majesté autant que vous le voudrez…
Le navigateur se laissa convaincre de mauvaise grâce, mais le souper présidé par la charmante femme n’en fut pas moins délicieux. L’avocat était aux anges et voguait visiblement sur un petit nuage rose chaque fois qu’il posait les yeux sur sa voisine. Il devait vouer par la suite à Tremaine une reconnaissance indéfectible.
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