Cette histoire, Guillaume la connaissait bien à présent, grâce aux nombreuses veillées passées avec l’abbé de La Chesnier dont la tragique bataille de La Hougue était la grande passion ; une passion partagée désormais par son jeune ami… Chaque fois que, de la route, il apercevait Cherbourg, Guillaume croyait voir flamber sur le ciel irisé le royal vaisseau bleu et or. Il entendait les cris des blessés que les pêcheurs s’efforçaient de sauver au risque de leur vie, les prières des femmes. Sa haine de l’Anglais se réchauffait à ce feu ardent et il se réjouissait de l’intense activité déployée depuis trois ans pour faire enfin de la sentinelle la plus avancée de l’étoile-France le port sûr et inexpugnable qu’elle méritait de devenir.
Ce jour-là, il la trouva parée comme une mariée, pavoisée des girouettes aux ruisseaux dans l’attente de l’auguste visiteur, déroulant pour son entrée, comme au Moyen Âge, des draps de couleurs vives, des morceaux de soie, des drapeaux et même quelques anciennes tapisseries, peu nombreuses car il n’y avait guère que sept familles nobles qui se grouperaient tout à l’heure pour recevoir le Roi autour du duc de Beuvron, Anne-François d’Harcourt. Il y aurait des Morte-mer, des Boisgelin, le chevalier d’Accueil et quelques autres qui composaient habituellement au gouverneur une sorte de cour, animant la belle demeure qui avait été autrefois l’abbaye Notre-Dame et dont les jardins descendaient des hauteurs d’Octeville. Mais la bourgeoisie, née du commerce, grandissait et tenait à le faire savoir. Ce n’étaient partout que banderoles, flammes, drapeaux, bannières de toutes sortes, chacun tenant à prouver sa reconnaissance à ce bon roi qui, d’une ville mal remise de ses blessures et un peu somnolente, venait de faire sortir un immense chantier en pleine activité pour lequel plus de huit cents compagnons charpentiers du Devoir étaient accourus des quatre coins de France ; sans compter une multitude de senaus, ces petits mais vigoureux bateaux d’origine hollandaise qui encombraient la baie pour le transport des matériaux. Demain, en se rendant au port, Louis XVI marcherait sur un tapis de fleurs…
Lorsqu’il entra en ville, Tremaine évita soigneusement l’opulente auberge des Ducs de Normandie et gagna directement son point de chute habituel : le café Ouistre qui ouvrait ses portes accueillantes dans la rue du Quai-du-Bassin12. C’était le rendez-vous privilégié de la bourgeoisie mais la noblesse – et même les dames ! – ne dédaignait pas d’y venir jouer au billard. On disait que la duchesse de Beuvron avait promis d’y venir faire une partie… C’est dire que la maison n’avait rien d’un bouge à matelots.
Lorsque Tremaine y entra, il y avait beaucoup de monde, des hommes surtout, bien vêtus pour la plupart, qui parlaient haut et fort dans la grande salle dont les vieilles boiseries de chêne avaient pris, aux yeux de notre Canadien, la couleur exacte du sirop d’érable. Deux salons lambrissés de clair faisaient suite, ceux où se trouvaient les billards. Mais dans cette première salle qui ouvrait directement sur la cuisine, la bonne société se régalait de coquillages et de homards cuits sous la cendre en buvant du vin, du cidre, de la bière, de l’eau-de-vie ou du vieux rhum piraté au large de la Jamaïque par les corsaires cherbourgeois : une corporation toujours florissante à laquelle le commerce de la ville devait une partie importante de sa prospérité.
Du premier coup d’œil, Guillaume trouva celui qu’il cherchait : l’avocat Joseph Ingoult dont il avait fait la connaissance en venant traiter un marché de papier – il avait acheté plusieurs moulins sur la Saire – à destination de l’Orient. Depuis, il entretenait avec lui des relations amicales, non dénuées d’intérêt car un homme possédant une bonne connaissance des lois s’avérait indispensable pour le développement des affaires de Tremaine.
À travers le dédale des tables, celui-ci louvoya vers un personnage qui lui faisait signe tout en s’occupant activement à décortiquer un homard en compagnie d’une bouteille de vin blanc. Sans le tic nerveux qui déformait régulièrement ses traits, ce jeune-vieil-homme de trente-cinq ans eût été séduisant. Il avait de beaux yeux noirs, vifs et pétillants, et sous la perruque blanche se cachait un crâne soigneusement rasé qui, sans cela, eût été couvert d’une forêt de cheveux un peu hirsutes et couleur de charbon. Toujours irréprochablement habillé, Joseph Ingoult faisait autorité en matière d’élégance dans la ville de Cherbourg et comme il se tenait toujours, en cette matière, à la pointe de l’actualité, ses vêtements coupés à Londres auraient enchanté Brummel en personne. Ses talents ne se limitaient pas à son goût vestimentaire : toujours à l’affût de nouvelles, il était sans doute l’homme le mieux informé de Normandie et l’un des plus avertis du royaume. Doué en outre d’une éloquence entraînante et d’une astuce démoniaque, il était à juste titre redouté de ses adversaires. De plus, il maniait l’épée et le pistolet aussi bien que la dialectique.
Avant que Guillaume l’eût rejoint, il avait déjà commandé un autre homard et une nouvelle bouteille.
— Quelle bonne idée de venir déjeuner avec moi ! Je t’ai demandé la même chose, ajouta-t-il en désignant son assiette.
— Tu as eu raison : je meurs de faim ! Comment vas-tu ?
Les mains, osseuses mais blanches et soignées qui sortaient d’impeccables manchettes de mousseline neigeuse, se remirent à décortiquer le crustacé.
— À merveille, comme toujours. Et quel vent t’amène dans nos murs ? Tu viens voir le Roi ?
— Je n’ai pas l’intention de rester jusqu’à son arrivée. Je cherche un homme.
— Depuis Diogène, c’est une occupation hautement respectable. Et quel homme ?
— Un certain Vannier qui doit être entrepreneur des Ouvrages du Roi.
— Tu n’auras pas à aller bien loin…
Virant sur sa chaise, Joseph tapa sur une épaule vêtue de drap couleur chocolat qui lui tournait le dos. Un personnage fortement charpenté, dont la carrure atteignait bien le double de celle de l’avocat, tourna vers eux un visage aimable et rubicond qui s’éclaira d’un sourire.
— Le bonjour, maître Ingoult ! Pardonnez-moi de ne pas vous avoir salué plus tôt : je ne vous avais pas vu.
— C’était difficile, je suis arrivé après vous. Voilà mon ami, M. Tremaine, de Saint-Vaast, qui voudrait vous parler.
— Bien volontiers. Voulez-vous tout de suite ?
— Si tu préfères un entretien particulier, je me retire un moment, fit Joseph à l’intention de son ami.
— Tu n’es pas de trop, bien au contraire.
L’entrepreneur opéra une conversion et vint prendre place à leur table après avoir salué Guillaume selon les règles.
— Me voilà tout à votre service, monsieur !
— C’est un simple renseignement que je désire, monsieur Vannier. Vous devez, je crois, procéder à la démolition du château de Nerville, sur les hauts de Morsalines.
— En effet. Mes hommes sont au travail à cette heure.
— Alors voilà ma question : que devez-vous faire des pierres ? Doivent-elles être réemployées pour un autre bâtiment ?
— Non. Il n’est pas question de construire une autre demeure.
— Vous allez donc les revendre, est-ce possible de les acheter ?
— Qu’est-ce que tu espères faire avec des pierres dont certaines doivent remonter à la conquête de l’Angleterre ? demanda Joseph.
Mais Vannier hocha la tête.
— De toute façon, elles ne sont pas à vendre et j’ai pour elles une destination précise.
— Est-il indiscret de vous demander laquelle ?
L’entrepreneur ne répondit pas tout de suite. Il réfléchit un instant puis haussa ses lourdes épaules.
— On ne m’a rien précisé à ce sujet et je ne vois pas pourquoi je ne vous le dirais pas, bien que ce soit plutôt bizarre : les pierres seront transportées ici pour servir de lest aux immenses cônes qui vont supporter la grande digue…
La stupeur généra un silence, quelques instants étant nécessaires à Tremaine pour assimiler la nouvelle.
— Vous voulez dire que Mme d’Oisecour fait démolir le château de ses pères pour le jeter tout entier à la mer ?
— Je ne sais pas si c’est Mme d’Oisecour. Moi j’ai seulement eu affaire à un notaire. Je reconnais que c’est assez inhabituel : il y a dans ce bâtiment des vieilles cheminées, des sculptures anciennes qui mériteraient d’être conservées…
— Je souhaitais justement en racheter, ainsi que des lambris qui m’ont paru valoir la peine.
L’entrepreneur hocha la tête en homme qui regrettait ce qu’on lui imposait, sans songer un instant à discuter.
— Je regrette ! Il ne faut pas compter sur moi pour distraire quoi que ce soit : les bois seront brûlés, les pierres coulées dans les cônes. Tout doit disparaître, y compris les communs… À une seule exception cependant…
— Laquelle ?
— La vieille chapelle où reposent les anciens comtes de Nerville et, naturellement, la dernière comtesse.
— Une chapelle ? Je n’en ai pas remarqué lorsque je suis allé à Nerville.
— Ça vient de ce qu’elle est à l’écart, presque à la lisière du parc. Comment vous expliquer ?… Vous connaissez la maison Perigaud, celle qui avait été donnée voici longtemps à l’intendant du château et que le comte Raoul a reprise, après la condamnation aux galères du dernier fils ?
— J’en ai entendu parler mais je n’y suis jamais allé. De toute façon vos indications ne me serviront à rien, puisque vous devez sans doute la détruire elle aussi ?
— Reprise ou pas, le notaire m’a ordonné de n’y pas toucher, pas plus qu’à la chapelle : elle ne fait plus partie des bâtisses de Nerville. À présent, veuillez m’excuser mais je dois me rendre au port…
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