Depuis son retour en France, Guillaume, pris d’une véritable frénésie de savoir, achetait quantité de livres de toutes sortes : mémoires, histoire, géographie, littérature, sciences naturelles, poésie, même, afin de combler le vide laissé dans son esprit par la longue période entre son départ du collège de Québec et l’installation définitive à Pondichéry, puis à Porto-Novo. Certes, il n’ignorait pas grand-chose de ce qui touchait la mer, la navigation, la construction navale, la faune et la flore des pays où il avait vécu, mais revenu sur une terre hautement civilisée il sentait bien qu’il lui manquait nombre d’éléments de culture. Une lacune importante chez un homme qui voulait grandir.
À dire vrai, la chère bibliothèque était loin d’être en ordre, parce que précisément Guillaume s’en réservait le rangement. Des caisses encore clouées occupaient les abords immédiats de l’escalier et de hautes piles de livres neufs montaient à l’assaut de leur futur logement. Mais à cette heure crépusculaire, ces détails disparaissaient dans l’ombre grandissante laissée par les longues bougies allumées dans un candélabre dont la douce lumière caressait les cuirs, les bois et les velours de la pièce.
Insoucieux des papillons nocturnes attirés par les flammes, Tremaine alla prendre place dans le grand fauteuil tendu de cuir noir qui avait été celui de Jean Valette, et enferma dans ses grandes mains les têtes d’éléphant sculptées terminant les accoudoirs, comme il avait vu si souvent son père adoptif le faire lorsqu’un problème occupait son esprit. Puis il se laissa aller à la sérénité dégagée par l’heure et par le lieu.
Les hautes fenêtres, ouvertes sur la nuit pleine d’étoiles, laissaient entrer la douceur du soir avec le parfum presque trop fort des foins fraîchement coupés. L’aboiement d’un chien se fit entendre quelque part dans la campagne puis, plus proche, la voix de Potentin qui admonestait le jeune Victor. L’esprit de Guillaume s’évada pour rejoindre par-dessus bois et champs les hauts de Morsalines et le château qui allait mourir. Il fallait qu’il en sût la raison. Demain, il s’y rendrait et chercherait ce Gabriel jusqu’à ce qu’il se montre. Bien qu’il fût à peu près certain de se voir opposer un mutisme quasi minéral, il trouverait peut-être un moyen d’obtenir un ou deux renseignements. Le plus simple étant certainement le meilleur pour briser la méfiance du cerbère : un solide affrontement à poings nus, peut-être, car, pour l’argent, mieux valait n’y pas songer. Le garçon devait être incorruptible.
XI
LA MAGIE D’UNE NUIT D’ÉTÉ…
La pierre qui roula sous les sabots du cheval tira Gabriel de sa contemplation. Il s’était couché dans l’herbe pour regarder une dernière fois, bien à son aise, la vieille bâtisse qui, demain, perdrait sa forme et s’affaisserait lentement sur la terre, à la manière d’un homme touché à mort qui plie les genoux et s’écroule pour ne plus se relever. Quelqu’un venait. Aussitôt Gabriel fut debout comme on se met en garde. À l’approche d’un être humain, il avait toujours envie de fuir mais il y résista lorsqu’il vit le grand cavalier roux. Il reconnut en lui le dernier visiteur de Mlle Agnès, celui après le départ de qui elle avait tant pleuré que Pulchérie dut passer des heures à lui bassiner les yeux.
D’instinct Gabriel détestait cet homme dont la figure ressemblait à celle d’un saint de bois taillé à la serpe et en qui l’on sentait une force dangereuse malgré sa maigreur. Pour qu’Agnès ait pleuré, il fallait qu’il l’intéresse et c’était assez pour lui valoir la haine du serviteur. Dans son échelle de valeurs, Guillaume Tremaine prenait place tout de suite après le vieux Oisecour, mais juste avant le Diable ! Démon, il fallait d’ailleurs bien qu’il le fût un peu pour posséder ce magnifique cheval noir comme l’enfer que Gabriel lui enviait plus que le reste de sa fortune.
La pensée que cet ennemi voulait sans doute pénétrer dans la demeure condamnée lui fut intolérable et, en trois sauts, il se tint au milieu du chemin qu’il barra de ses bras étendus.
— Où allez-vous ? fit-il rudement.
— Ce chemin ne mène qu’à un seul endroit.
— Alors que cherchez-vous ?
— Personne d’autre que vous. Je désire vous parler.
— Pas moi !
Calmement Tremaine mit pied à terre sans prendre la peine de garder la bride : il savait qu’Ali ne bougerait pas. Sous l’arc bombé des sourcils, ses yeux se plissèrent et sa bouche esquissa un sourire narquois.
— Vous n’êtes pas obligé de me répondre mais je crois que vous auriez tort. C’est d’affaires qu’il s’agit.
Le mot, inattendu, apaisa un peu la hargne du garçon.
— D’affaires ? Vous et moi ?
— Pourquoi pas ? J’ai appris que ce château va être démoli. D’autre part, je viens, moi, de construire une maison et je voudrais savoir si le propriétaire a déjà disposé de certaines boiseries que j’aimerais acheter. Je suis disposé à en offrir un bon prix.
Gabriel perdit pied. Visiblement le sujet le dépassait.
— Je ne sais pas quoi vous répondre. On n’a encore touché à rien dans l’intérieur. Sauf les meubles qui ont été enlevés, bien entendu.
— Qui s’en est chargé ?
— Le notaire de Mme la Baronne.
— Et il n’a été question ni des lambris ni des cheminées ?
— Mon Dieu… non !
— Ce serait dommage de les détruire : ce sont de belles choses et je ne supporte pas de voir détruire les belles choses…, fit Guillaume d’un air grave et pensif qui eut son effet.
— Mais au fait, dit Gabriel, comment savez-vous que l’on va démolir ?
Tremaine se garda bien de donner ses sources d’information. Il haussa des épaules désinvoltes.
— Par le plus grand des hasards. Je me trouvais hier à Cherbourg où je m’étais rendu pour faire quelques achats après une visite à la glacerie de Tourlaville, et j’ai rencontré l’entrepreneur chargé de la mise à bas du château. Monsieur…
Sourcils froncés il faisait mine de chercher le nom comme s’il l’avait sur le bout de la langue et son interlocuteur, tout naturellement, tomba dans le piège.
— M. Vannier ?
— C’est cela même. Il m’a donc appris que dès demain il mettait la pioche dans ces murs, sans être capable de me dire ce qu’il adviendrait des lambris. Selon lui, le propriétaire devrait en avoir déjà disposé, mais comme il ne semblait sûr de rien j’ai couru jusqu’ici pour tenter ma chance. Il ne me reste qu’à faire une visite au notaire pour essayer d’en savoir plus. Mais… au fait, peut-être savez-vous si l’on doit reconstruire dans un autre style ? En ce cas, il serait naturel de conserver les décors intérieurs pour les réemployer…
— Je ne sais rien, monsieur. Ma tâche consiste à surveiller les travaux…
— Bien ! Je vous remercie, soupira Guillaume qui se tourna pour remettre le pied à l’étrier, mais il hésita avant de se mettre en selle, considérant un instant le jeune homme d’un air songeur.
— Il doit être dur pour vous d’assister à la fin de cette vieille demeure ? Je sais ce que c’est.
Celui-ci eut un mouvement d’épaules comme pour se débarrasser d’un fardeau.
— Assez, oui, mais je n’ai pas la possibilité de donner une opinion. J’exécute les ordres que l’on me donne et c’est très bien comme ça.
Tremaine hocha la tête et, se gardant bien d’offrir une pièce que l’on eût refusée avec dédain, se mit en selle.
— Mes félicitations ! Vous avez malgré tout ma sympathie. Jadis j’ai vu brûler la maison de mon père, et je sais quel effet cela fait.
Un dernier signe de tête, puis il fit volter Ali et repartit au galop dans le sous-bois, très satisfait de la rencontre. Demain, aux petites heures, il se rendrait à Cherbourg où le Roi n’arriverait que le soir. Cela lui laissait le temps de se mettre à la recherche du sieur Vannier dont il comptait obtenir certains renseignements sans trop de difficultés : même un entrepreneur bien établi pouvait être sensible à quelques pièces d’or…
Guillaume aimait bien Cherbourg avec ses maisons basses et ses rues lumineuses tracées depuis moins de cent ans, ses toits d’ardoises ou de schistes lourds dont les grands vents nettoyaient les pierres. Tapie au pied de la montagne du Roule, au fond d’une large baie en eau profonde accessible aux plus gros navires, elle ne leur offrait, jusqu’à ce que Louis XVI eût décidé la construction de la grande digue, aucun véritable abri, aucun refuge contre la violence des tempêtes. Seuls les bateaux de pêche et de commerce de faible tonnage pouvaient s’amarrer au petit port établi sur l’estuaire de l’Ivette. Jadis, Cherbourg possédait un château fort hérissé d’une douzaine de tours, de gros remparts arasés par ordre du Roi-Soleil pour permettre les belles fortifications dessinées par M. de Vauban… et que l’on ne construisit jamais. Seuls deux petits ouvrages de défense surveillaient l’immense rade que les mirages marins entouraient de reflets et de moirures. Le grand port, aux temps anciens, c’était Barfleur où débarquaient les rois anglais lorsqu’ils venaient porter la guerre sur la terre de France. Cherbourg, dont cependant ils enviaient la beauté si largement ouverte à tous les vents, n’était que leur souffre-douleur. C’est là que, sous les yeux d’une population sortie précipitamment de l’église de la Trinité et en prière sur le port, leurs brûlots incendièrent puis firent sauter le Soleil royal, le vaisseau amiral de M. de Tourville et sans doute le plus beau navire de haut bord jamais construit. Avec lui moururent le Triomphant, échoué à l’entrée du port, et l’Admirable, sous Tourlaville, la veille du jour où à La Hougue périrent treize autres navires, victorieux jusque-là mais qui, faute d’un port fermé en Manche, n’avaient pu trouver d’abri…
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