La veuve de l’aubergiste admira d’abord les épaisses moustaches noires, à peine grisonnantes, de son voisin. Il les portait fièrement retroussées à la manière des Grands Moghols grâce à une préparation dont il gardait le secret. Pas très grand et de type curieusement latin pour un fils de la blonde Normandie, Potentin Poupinel, brun comme une châtaigne, aurait pu passer pour un flibustier avec son menton en galoche, son nez cassé et son air farouche, si la nature ne l’avait doté d’un regard d’enfant de chœur d’un très joli bleu Sainte-Vierge qui, pour s’abriter sous d’énormes sourcils, n’en était que plus séduisant. Aussi large que haut, ne perdant jamais un pouce de sa taille, fort comme un Turc mais poète à ses heures, le nouveau venu posait sur toutes choses un œil d’une grande pénétration et promenait partout l’allure pompeuse d’un maharadjah. Il était, au demeurant, le meilleur homme du monde même si, après avoir bu, il lui arrivait de se laisser aller à des colères dévastatrices. Tremaine, qui le connaissait depuis ses quinze ans, l’aimait bien, appréciait sa sagesse et savait pouvoir compter sur lui en toute occasion comme Jean Valette le faisait avant lui.

Il était dans un triste état, Potentin, quand une violente tempête l’avait rejeté à la côte près de Porto-Novo et pour ainsi dire à la porte de Valette, étreignant encore l’espar arraché au naufrage de son bateau, un galion portugais sur lequel il assumait le double office de maître d’hôtel et de garde du corps du capitaine.

Recueilli, soigné, réconforté, il s’attacha tout de suite à cette demeure si hospitalière et à ceux qui l’habitaient. Estimant qu’il avait suffisamment navigué sur les sept mers, il demanda que l’on veuille bien le garder, ce qui lui fut accordé bien volontiers, avant que l’on s’en félicite vivement par la suite : dans l’atmosphère luxueuse mais désordonnée d’une grande demeure pleine de serviteurs aux tâches dûment spécialisées, Potentin s’épanouit comme une fleur au soleil et donna la pleine mesure de ses capacités. Il savait tout faire, aussi bien dans une maison que dans un bateau, un jardin, une salle d’armes ou une église, car il pouvait chanter la messe comme personne. Naturellement, il s’attacha surtout à Guillaume qui le lui rendit. Après la mort de Jean Valette, ce fut d’un commun accord que tous deux décidèrent de regagner la France.

Une fois installé près de Saint-Servan, Potentin rendit quelques menus services à sa voisine qui, en retour, l’invita, lui permettant ainsi de constater qu’elle était une fantastique cuisinière et qu’en se privant de sa présence à L’Ancre d’argent, le beau-frère s’était montré stupide.

— Pour dire vrai, avoua en cette occasion Mme Bellec, il ne savait pas tout. Du vivant de mon époux qui était de petite santé, je me contentais de cuisiner ce qui plaisait à notre clientèle, sans me sentir le courage de développer la réputation d’une maison où je n’ignorais pas qu’à la mort inévitable d’Augustin j’avais peu de chances de rester. Et je n’avais aucune envie de contribuer à la fortune de ces gens-là !

Elle aurait pu, bien sûr, prendre une auberge à son propre compte mais c’était une entreprise qu’elle ne pensait pas pouvoir aborder sans l’assistance d’un homme. Aussi fonda-t-elle très vite de grandes espérances sur ce si aimable et si intéressant M. Poupinel, célibataire et pourvu de grandes qualités. Cependant, elle était assez fine pour ne rien brusquer. Elle sentit que parvenir à l’amener devant le notaire et le prêtre représentait une entreprise de longue haleine et que la première chose à faire était de nouer avec lui des liens d’amitié de plus en plus solides. D’autant qu’elle connaissait parfaitement l’existence de Guillaume et savait qu’un jour ou l’autre il réclamerait la présence de Potentin dans sa nouvelle demeure.

Petit à petit, l’idée germa en elle d’entrer au service de ce riche M. Tremaine tout comme, jadis, sa chère maman de qui elle tenait son talent, avait servi au château de Thorigni chez le comte de Matignon. Aussi déploya-t-elle pour son voisin – et pour Guillaume, lorsqu’il vint passer quelques jours peu après la disparition d’Agnès – toutes les nuances de sa palette. Le résultat fut conforme à ce qu’elle en espérait : après le départ de son maître, Potentin, avec toutes sortes de circonlocutions, de détours, d’excuses et de compliments à n’en plus finir, osa un beau jour lui demander d’abord ce qu’elle pensait de Tremaine, ensuite si elle pourrait considérer l’idée de diriger les cuisines des Treize Vents.

Naturellement, elle fit preuve de retenue, demanda à réfléchir – tout cela était tellement inattendu ! – mais déclara que M. Tremaine était sans doute l’homme le plus séduisant qu’elle eût jamais rencontré – un homme celui-là ! Un vrai ! Et quelle allure ! Finalement, elle se laissa faire doucement violence, emballa ses affaires, ferma sa maison et prit, en compagnie de Potentin, le chemin de La Pernelle.

La maison venait juste d’être achevée : le bouquet traditionnel couronnait le grand toit bleu depuis seulement cinq jours et, à l’intérieur, les peintres étaient encore à l’œuvre. Mais Mme Bellec se déclara charmée par cette si jeune demeure qui semblait lui sourire de toutes ses grandes fenêtres à volets blancs, ressortant comme une broderie à jours sur les belles pierres d’un crème très doux, à peine rosé, qui prenait merveilleusement bien les carmins et les ors des aurores comme des soleils couchants. Cette maison-là respirait le bonheur de vivre et ne souhaitait rien d’autre que de le distribuer libéralement autour d’elle. Cependant il y avait en elle quelque chose d’intrépide, dans cette façon qu’elle avait de regarder l’immense paysage de côtes et de mer en défiant leurs turbulences de la faire jamais plier. Elle était si bien construite que l’hiver précédent, quand elle était encore en construction, elle avait tenu tête sans perdre une seule de ses pierres à deux ou trois tempêtes de fort calibre alors que les ouvriers tremblaient pour leur ouvrage. Avec sa garde de grands arbres, elle ressemblait à une reine attendant l’hommage de ses sujets mais prête, en retour, à leur accorder amour et protection.

La cuisine acheva de plonger sa nouvelle maîtresse dans le ravissement. Rien n’y manquait : ni l’âtre double qui occupait tout un angle, ni les grandes armoires, ni les étagères supportant ustensiles d’étain et belles faïences rouennaises, ni la longue table flanquée de chaises et même de deux petits fauteuils de bois garnis de coussins rouges, ni surtout l’illumination de la plus imposante batterie de cuisine en cuivre qu’eût jamais produite la cité de Villedieu-les-Poêles.

C’est au milieu de ce palais de Dame Tartine qu’elle emplissait jour après jour de fumets délectables, que Guillaume et Potentin la trouvèrent en train de contempler d’un œil sévère la grande tourte à la pâte sculptée comme un lutrin d’église. Elle hésitait visiblement à l’enfourner. Sous la coiffe normande en fine toile des Flandres garnie de dentelles qui la grandissait – à son arrivée, elle en avait trouvé trois dans sa chambre, plus belles les unes que les autres, cadeau de bienvenue de Tremaine – et qui encadrait de blancheur son visage coloré de blonde, elle ressemblait à une fée mécontente considérant le résultat raté d’une conjuration.

— Huum ! Quel parfum ! s’écria Guillaume en pénétrant dans la salle. Et je suppose que ce sera encore meilleur une fois cuit ! Est-ce que vous n’allez pas mettre cette merveille au four, madame Bellec ?

Celle-ci tourna vers lui un regard orageux.

— Je suis déjà assez contrariée pour que vous n’ajoutiez pas à mes soucis, monsieur Tremaine ! Je crois avoir dit que, pour vous, je souhaitais m’appeler simplement Clémence !

— N’y voyez pas offense ! C’est une simple marque de respect, mais dès l’instant où vous insistez… Eh bien, Clémence, pourquoi hésitez-vous à enfourner ?

— Parce que j’en ai fait beaucoup trop ! Quand vous m’avez dit que vous attendiez des invités…

— Pour le goûter, Clémence, pour le goûter, et vous nous avez fait des gâteaux délicieux. Quant à votre tourte, cessez donc de vous tourmenter ! Je vous promets qu’il n’en restera rien lorsque nous nous serons tous servis…

— Je ne demande pas mieux que de vous aider, fit une voix flûtée qui avait l’air de venir d’une armoire et qui appartenait à Adèle Hamel, assise dans l’ombre de ladite armoire.

Guillaume fronça les sourcils. Depuis qu’elle était installée à Rideauville avec son frère, Adèle montait bien souvent jusqu’aux Treize Vents. Pendant la construction d’abord, pour voir son jumeau mais, depuis l’arrivée de Mme Bellec, c’était au moins la quatrième fois qu’il la trouvait chez lui. S’il éprouvait de la pitié pour elle, il n’arrivait pas à la trouver sympathique, bien qu’elle se montrât toujours pleine de douceur et de gratitude. Trop, peut-être, justement ! Elle venait voir si l’on n’avait pas besoin d’elle, brûlant visiblement du désir de prendre pied dans la grande maison.

— Que vous arrive-t-il encore, cousine ! Avez-vous besoin de quelque chose ?

C’était souvent aussi le prétexte utilisé. Prétexte dont personne n’était dupe, car le chemin entre Rideauville et Saint-Vaast était à peine plus long et nettement moins pénible que la grimpette de La Pernelle. Et, de fait :

— Oui, mon frère n’est pas bien. Il s’agite beaucoup et il a un peu de fièvre. Je venais demander à Mme Bellec si elle n’aurait pas un peu de tilleul et aussi du miel…

— Que n’avez-vous appelé Mlle Lehoussois ? Elle viendrait à votre aide bien volontiers… en admettant que vous n’ayez pas de voisins serviables ; ce qui m’étonne.

La figure plate d’Adèle se teinta d’une grande mélancolie :

— Oh, les voisins ! Vous savez comment sont les gens ! On ne comprend pas pourquoi nous avons quitté la mère, Adrien et moi…