Depuis, nul ne savait ce qu’était devenue la jeune veuve. À Valognes comme à Chanteloup et dans les châteaux d’alentour on n’apprit la nouvelle que lorsque le corps du défunt fut en route pour Oisecour où l’attendait, sans trop de chagrin sans doute, l’unique neveu qui héritait. Agnès n’accompagna pas son époux jusqu’à la sépulture : elle se trouvait encore chez le docteur Gautier qui l’avait soignée la nuit du drame et s’efforçait de vaincre les suites de la commotion éprouvée : une sorte de désespoir muet que l’on ne parvenait pas à dissiper.
Naturellement, Mlle de Montendre et Mme de Chanteloup se hâtèrent de se rendre auprès de la jeune fille dans l’espoir de la ramener chez elles, mais elles revinrent navrées et plutôt découragées.
— Elle reste assise tout le jour au coin de la fenêtre de sa chambre sans dire un mot, confia Rose à Félix et à Guillaume, mais elle pleure presque continuellement. Sans le moindre bruit, et sans que l’on sache pourquoi, les larmes se mettent à couler le long de ses joues et elle ne fait pas le moindre geste pour les essuyer : cela, c’est la tâche de Pulchérie, sa vieille servante qui ne l’a pas quittée et qui seule parvient à lui arracher quelques mots. Nous, je ne suis même pas certaine qu’elle nous ait reconnues. C’est le spectacle le plus désolant qu’il m’ait jamais été donné de contempler.
Elle-même ne cachait pas la vive émotion qu’elle ressentait et c’est en voyant ce gros chagrin sur le charmant visage de Rose que Félix de Varanville comprit qu’il l’aimait. Lorsqu’il le vit s’agenouiller auprès de la jeune fille, Guillaume sentit que sa présence n’était plus souhaitable et se retira discrètement.
Il était lui-même profondément bouleversé et, le lendemain, n’y tenant plus et sans prévenir personne, il courut jusqu’à Tourlaville où le premier villageois rencontré lui indiqua la maison du médecin. Mais Mme d’Oisecour ne s’y trouvait plus : la veille au soir, elle était sortie brusquement de son abattement comme si elle s’éveillait d’un long sommeil et avait pris conscience de l’endroit où elle se trouvait. Évidemment il fallut bien répondre aux questions qu’elle posait.
— Je ne m’y hasardai, expliqua le docteur Gautier, qu’avec les plus extrêmes précautions, craignant à chaque instant de la voir retomber dans sa prostration, mais il n’en fut rien : elle était redevenue très calme et maîtresse d’elle-même…
— Avez-vous pu savoir pourquoi elle pleurait tellement ?
— Non, mais je suis persuadé que ce n’est pas la mort de son mari. Peut-être était-ce sur elle-même ?
— Vous voulez dire sur ce qu’elle venait de subir ?
— Possible ! Outre le fait qu’il était peu réjouissant pour une jeune fille d’être donnée à ce vieux… bouc, je crois qu’elle a dû passer des moments pénibles. Je n’ai pas le droit de vous en dire plus, d’autant que vous n’appartenez pas à la famille, mais je crois pouvoir affirmer que cette mort rapide est pour elle une délivrance.
— Vous a-t-elle dit où elle allait ?
— Non. Je suppose qu’elle a dû se rendre chez le notaire de Valognes qui est venu constater les dégâts et qui a laissé un mot pour elle. Je vous jure que je n’en sais pas plus : elle a commandé une voiture, elle est montée dedans en compagnie de sa vieille servante et elle est partie…
— Sans acquitter ce qu’elle vous devait ? Vous n’aviez aucune raison de la soigner gratuitement.
— J’ai été payé par elle, et bien payé. Le notaire avait laissé de l’argent. Ah ! j’allais oublier : connaissez-vous une demoiselle de Montendre ?
— Vous la connaissez aussi : elle est venue avant-hier accompagnée de Mme de Chanteloup, sa tante…
— C’est bien ce qu’il me semblait. Mme d’Oisecour m’a remis une lettre en me priant de l’envoyer à cette amie…
— Si vous voulez me la confier, elle l’aura dès ce soir…
Tant que dura le retour vers Chanteloup, le pli scellé brûla la poitrine de Tremaine, horriblement tenté de faire sauter le petit sceau de cire jaune qui en gardait le secret. Il réussit à se dominer mais, en arrivant au château, il trouva la jeune fille au salon de musique en train de caresser sans conviction les cordes d’une harpe et jeta littéralement le pli sur ses genoux.
— Elle a disparu en laissant une lettre pour vous, déclara-t-il sans même prendre le temps de respirer. Dites-moi où elle est !
Rose n’avait pas besoin de cet ordre pour se jeter sur le pli. Malheureusement, après l’avoir lu très vite, elle leva sur son visiteur des yeux lourds de larmes.
— Lisez vous-même ! Elle dit qu’elle va chercher refuge dans un couvent et qu’elle me défend, au nom de notre amitié, de lancer qui que ce soit sur sa trace.
— Un couvent, un couvent ! Elle n’a pas dû en choisir un très éloigné ? plaida Guillaume. Il y a d’abord celui où vous avez été élevées et puis…
— Non ! coupa la jeune fille. Ne comptez pas sur mon aide. Après ce qu’Agnès vient d’endurer je n’ajouterai pas à ses douleurs en vous aidant à la retrouver. Si vous l’aimiez – et on dirait bien, à voir votre figure, que c’est le cas – vous n’aviez qu’à m’écouter et l’arracher à ce vieillard. À présent, ne comptez plus sur moi ! J’ajoute qu’il y a des milliers de couvents en France. Alors, bon courage !
Sur ces quelques mots où vibrait la colère, Rose sortit, laissant Guillaume à ses regrets et à ses conjectures que Félix, un peu plus tard, s’attacha à démolir.
— Il faut oublier cette histoire, Guillaume, et surtout oublier cette femme…
— Comme c’est facile ! Elle hante mes nuits.
— Ce n’est probablement pas la première, fit le jeune homme avec un petit sourire. Ni la dernière ! Il y en aura d’autres…
D’autres mauvaises nuits, il y en eut des dizaines, mais des femmes que Guillaume eût envie d’aimer, il ne s’en trouva aucune, jusqu’à l’entrée en scène de cette adorable Flore, malheureusement aussi inaccessible que l’étoile Vénus. Souvent, l’ombre d’Agnès entrait dans la chambre de celui qui ne pouvait l’oublier mais ce n’était qu’une illusion. Autour de lui, d’ailleurs, personne ne prononçait plus le nom de la disparue. Rose s’en tenait au dernier message et Félix, pour rien au monde, n’eût contrarié sa fiancée. Le souvenir d’Agnès s’effaçait des mémoires ainsi qu’elle l’avait souhaité. Seule Mlle Lehoussois apprit à Guillaume que, chaque mois, à date fixe, l’abbé de Folleville disait une messe pour le repos de l’âme de la dernière dame de Nerville. Apparemment, il avait reçu des instructions et sans doute aussi des fonds dans ce but mais il n’acceptait de répondre à aucune question touchant le sujet. Guillaume osa malgré tout l’interroger : l’abbé ne cacha pas son mécontentement.
— Qu’espérez-vous, monsieur Tremaine ? Que je jette à tous vents ce que l’on me confie ? Les messes que je dis ne vous regardent pas et pas davantage l’identité de qui les demande.
— Vous savez très bien que je ne suis pas poussé par une vaine curiosité. J’ai eu de grands torts envers Mile de Nerville et je voudrais tout simplement me les faire pardonner.
— La patience n’est pas votre vertu dominante, hein ? Il faudra pourtant bien en faire provision car je ne vous dirai rien. Les blessures profondes sont longues à guérir. Laissez faire le temps ! C’est le conseil que je vous donne.
Guillaume se le tint pour dit mais chaque mois, au jour fixé, il descendait à Saint-Vaast tôt le matin pour assister aux messes en question dans l’espoir, toujours déçu, d’apercevoir une silhouette mince et noire agenouillée dans l’ombre d’un pilier.
Le soleil se couchait dans des glaçures d’or du plus bel effet. Guillaume le contemplait tout en poursuivant sa songerie, quand une silhouette sombre intercepta l’un et mit fin à l’autre : M. Potentin venait de faire son entrée dans son champ de vision.
— Eh bien ? fit Guillaume.
— Navré de troubler vos méditations, monsieur, fit le nouveau venu avec l’emphase qui était son mode d’expression le plus habituel, mais Mme Bellec voudrait savoir pourquoi vous n’avez pas retenu ces personnes à souper ?
— Pourquoi diable les aurais-je retenues ? Il n’en a jamais été question. Outre que M. et Mme de Bougainville sont engagés ailleurs ce soir, notre maison n’est pas encore prête pour de véritables réceptions.
— C’est ce que j’ai dit, mais apparemment ce n’est pas l’avis de Mme Bellec. Elle estime que nous avons tout ce qu’il faut et qu’elle se sent de taille à satisfaire même le Roi s’il lui prenait fantaisie de venir faire un tour chez nous. Ainsi, ce soir, elle a préparé une tourte aux gélinottes et…
— La belle affaire ! Nous la mangerons sa tourte ! À moins que tu n’aimes pas ça ?
Potentin leva au ciel des yeux pâmés.
— J’en raffole… mais Mme Bellec…
— Allons la voir ensemble !
Suivi de son majordome dont l’allure solennelle s’accommodait mal de ses longues foulées, Guillaume se rendit à la cuisine confiée aux soins éclairés de dame Clémence Bellec, récemment importée aux Treize Vents par les soins de Potentin en personne. Nés tous deux à Avranches quelque cinquante ans plus tôt, ils étaient « pays », ayant vu le jour dans la belle cité sur la colline, assez vaste cependant pour qu’ils ne se fussent jamais rencontrés. Leur réunion s’était produite sur les bords de la Rance lorsque Tremaine, à son retour des Indes avec Potentin, y acheta une petite maison destinée à lui servir de port d’attache et de coffre-fort. Le tout confié à la sagacité ainsi qu’au dévouement dudit Potentin Poupinel.
De son côté, Clémence Bellec se morfondait dans la maison voisine depuis la mort de son époux qui tenait à Saint-Servan l’auberge de L’Ancre d’argent, de compte à demi avec son frère cadet. L’aîné parti pour un monde meilleur, ce dernier eut tôt fait de « débarquer » une belle-sœur avec laquelle ni lui ni sa femme ne s’entendaient. Il lui offrit, en dédommagement, un ancien corps de ferme et une très petite part des bénéfices. Il fallut bien que Clémence s’en contentât mais n’ayant plus rien d’autre à faire que son ménage, son jardin et qu’à regarder alternativement pousser ses choux et couler le petit fleuve, elle ne tarda pas à s’ennuyer. L’arrivée de Potentin vint apporter une heureuse diversion dans cette existence sans relief.
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