Le navire amiral attaqué par Rodney lui-même se défendit comme un sanglier acculé. Manquant de munitions, Grasse fit fondre son argenterie et tira sur l’Anglais avec des balles d’argent. Vers dix-huit heures trente il ne restait pas 100 marins valides sur 1 300 hommes. La tentation fut grande pour l’amiral de Grasse de se faire sauter plutôt que de se rendre, mais nombre des blessés étaient encore vivants et il ne voulut pas tuer ceux qui s’étaient si bien battus. Il se rendit à Rodney qui le traita, d’ailleurs, avec les plus grands égards.

Lorsqu’il rentra enfin à Versailles après un séjour à Londres, Grasse fut bien reçu par le Roi qui eut cependant la malencontreuse idée de vanter Bougainville, « ce marin inspiré », alors que l’amiral le considérait comme incapable de commander une escadre au combat. Furieux, celui-ci déposa une plainte auprès du ministre de la Marine. Il eut cependant le tort d’y impliquer d’autres capitaines de l’escadre Bleue.

Le Conseil de guerre lui donna raison mais Bougainville, depuis son fameux voyage autour du monde, plaisait au Roi. Il fut seulement « réprimandé » et, bien sûr, privé de son commandement. Cependant l’amiral, que Washington considérait comme l’un des grands hommes de la nouvelle Amérique, se retrouva en disgrâce… tandis que Bougainville gardait son crédit parce que Louis XVI, si bon et si juste cependant, cultivait une vraie passion pour la géographie et les sciences naturelles, et parce que la Reine, un jour, le trouva « amusant »…

Il fallut bien pourtant que le silence prît fin et ce fut Bougainville qui s’en chargea. Avec un petit sourire en coin il murmura :

— On dirait que vous êtes au courant de l’histoire des Saintes, Guillaume ? À cette époque pourtant, vous étiez loin de France…

— Les grandes catastrophes comme les grandes victoires sont comme des ricochets sur l’eau : elles laissent des remous : l’un d’eux est venu jusqu’à moi, sans plus…

Le navigateur parut soudain se rétrécir. La mine boudeuse, l’œil amer, il eut soudain dix ans de plus.

— L’amiral de Grasse m’a toujours détesté, grogna-t-il, parce qu’à l’origine je n’étais qu’un robin, un homme sans naissance alors qu’il est comte et que…

— Vous l’êtes aussi à présent, coupa sa femme. En outre, mes ancêtres, qui sont ceux de vos enfants, ont toujours appartenu au Grand Corps. Vous n’avez donc pas à vous plaindre. Si nous parlions d’autre chose ?… Je vous invite, monsieur Tremaine, à faire un petit séjour dans notre maison de La Becquetière, non loin de Granville. C’est un endroit charmant et, de votre fenêtre, vous apercevrez les îles Chausey… et même Jersey, par temps clair.

Son regard bleu suppliait Guillaume de la suivre sur le chemin léger des invitations mondaines. De toute évidence, cette charmante femme avait appris à redouter les moindres allusions au tribunal de L’Orient et aux blessures cuisantes qu’en avait retirées la vanité d’un homme habitué aux applaudissements et à l’admiration. Il joua le jeu sans peine.

— J’en serai heureux, madame, et je vous rends grâce ! Comme vous le disiez tout à l’heure, je me sens parfois un peu seul dans cette maison.

Tandis qu’il les raccompagnait à leur voiture, Bougainville, qui s’était repris, dit soudain, avec un dernier regard à la bâtisse :

— Vous l’avez appelée les Treize Vents ? N’était-ce pas déjà le nom de la ferme de votre père ?

— Vous avez une excellente mémoire. Depuis ce terrible jour de 1759, je m’étais juré de reconstruire une demeure placée sous ce vocable, persuadé qu’il était indispensable à mon bonheur. Cela reste à prouver !

— Venez chez nous ! Je vous promets toute une collection de jeunes et charmantes filles, dit Flore en lui tendant une main sur laquelle il posa des lèvres un tout petit peu trop ferventes.

Il trouvait Mme de Bougainville exquise. Eût-elle été libre qu’il eût demandé sa main sur l’heure, mais c’était apparemment sa mauvaise chance que de ne rencontrer que des femmes impossibles à épouser ou déjà mariées.

— Prenez garde, fit son époux, toute bonne humeur revenue, ma femme est si indulgente pour les autres qu’elle attribue grâce et beauté à des créatures qui en sont tout à fait dépourvues. Le tout de la meilleure foi du monde… Ah, pendant que j’y pense, vous verra-t-on à Cherbourg la semaine prochaine ? Vous savez que le Roi y arrive le 22 de ce mois pour inspecter les travaux de la grande digue ?

— En vérité je n’en sais rien. Il reste encore une bonne part du sauvage en moi et je ne suis guère attiré par les pompes officielles…

— Vous avez tort. Si vous souhaitez prendre pied dans cette région, il serait bon que l’on vous connaisse et vous sache bien introduit. Ainsi, je pourrais à cette occasion vous présenter au Roi, ajouta-t-il avec l’orgueil naïf de qui a su se faire un nom.

— Venez ! insista doucement sa femme. Vous nous ferez plaisir à tous les deux…

Après leur départ, Guillaume retourna s’asseoir sous le chêne pour fumer sa pipe, écouter le chant des oiseaux, contempler sa belle maison toute neuve et évoquer le sourire ravi de Mme de Bougainville lorsqu’elle l’avait découverte. Quelle femme exquise en vérité et quelle chance incroyable avait eue cet homme déjà âgé de savoir lui plaire ! De toute façon, la séduction faisait toujours partie de son personnage : sa meilleure arme sans doute, et bien peu de gens pouvaient y échapper. Sauf peut-être l’amiral de Grasse ?

Pour la première fois, Guillaume attacha sérieusement sa pensée à cette affaire des Saintes où l’honneur de Bougainville se trouvait si gravement engagé. Lorsque Félix, après leur première rencontre avec Mlle de Montendre, lui en avait fait le récit rapide et indigné, Tremaine s’était contenté de hausser les épaules en pensant qu’un homme capable de trahir en quelques heures la confiance d’un enfant pouvait parfaitement décider de laisser un chef qu’il détestait se tirer comme il l’entendrait d’un mauvais pas. C’eût été de bonne guerre dans n’importe quelle circonstance, mais pas en mer où la solidarité est inconditionnelle et surtout pas face à l’ennemi. Sacrifier à une rancune, si légitime soit-elle, des vies humaines et des vaisseaux était inadmissible ! Chez les détestables Anglais que Guillaume haïssait de toutes ses forces mais dont il reconnaissait les qualités de marins, une telle faute eût conduit le responsable à la mort…

Les choses pouvaient peut-être prendre un éclairage différent à présent que les liens rompus se renouaient, aussi Tremaine essayait-il honnêtement de comprendre les raisons du chef de l’escadre Bleue. En aucun cas, ce ne pouvait être la lâcheté. Tous ses souvenirs d’enfance s’y opposaient, depuis l’amitié arrachée de haute lutte avec les chefs du clan de la Tortue jusqu’à la profonde estime que le docteur Tremaine portait au jeune officier. En outre, ses qualités de navigateur étaient indéniables, sinon par quel miracle aurait-il pu mener à bien son grand voyage ? Que restait-il, alors ? Deux solutions : ou bien le désir pervers de laisser gagner l’Anglais – une thèse qui, en dépit des relations amicales entretenues outre-Manche depuis longtemps, ne se pouvait soutenir – ou bien une nette incompétence en tant que chef d’escadre. Conduire un navire et faire manœuvrer une flotte sont deux activités bien différentes et si l’on naît grand manœuvrier, on ne le devient jamais. Or, parvenu à un grade à ce point inouï pour un homme sorti des cours de justice, Bougainville avait dû se retrouver gonflé d’orgueil et convaincu de ce que l’excellence de son propre jugement le dispensait d’obéir à des ordres supérieurs. Quoi qu’il en soit, il y avait faute… et lourde faute, mais ce n’était pas à lui de coiffer la perruque d’un juge. Dès l’instant où il accueillait cet homme dans sa demeure, il se devait de mettre définitivement à l’écart cette histoire déjà ancienne qui ne le regardait en rien. Et puis ce serait vraiment trop dommage de se faire une ennemie de l’adorable Flore !… Il y avait longtemps qu’il ne s’était senti attiré vers une femme et cet intérêt lui paraissait extraordinairement rafraîchissant. Depuis le mariage d’Agnès exactement : un peu plus d’une année !

Et quelle année ! Sans la passion qui l’attachait à la naissance des nouveaux Treize Vents, il eût peut-être choisi de fuir une fois encore tant il souffrait d’amertume et d’humiliation. Le bonheur passé à portée de sa main, il l’avait délibérément rejeté en vertu de principes qui, à présent, lui semblaient stupides. Que de nuits sans sommeil à écouter le chant des grenouilles dans le vieux fossé de Varanville, le martèlement de la pluie sur le toit, ou encore les hurlements des tempêtes qui faisaient grincer les girouettes ! Que de nuits qui auraient pu être tendres, ardentes, passionnées ! Sans cesse il revoyait l’instant où, dans sa triste demeure, la jeune fille lui avait dit : « Si vous m’aimiez vous m’épouseriez », et où il avait répondu « Non ». À présent, il était certain que même en se traînant à ses pieds elle le rejetterait avec mépris et elle aurait raison. À présent qu’elle était libre…

Car elle l’était, et depuis le surlendemain de son mariage : La Rocquière, la maison ancienne où le couple s’était retiré sur les hauteurs de Tourlaville, avait pris feu en pleine nuit. Les serviteurs réussirent de justesse à sauver la jeune femme qui ne fit pas un geste pour les aider : pétrifiée d’horreur, elle fixait d’un regard entièrement vide le lit où gisait le corps nu et inerte du vieil homme que l’on sortit lui aussi de la chambre avant qu’elle ne s’embrase. Un médecin du voisinage, appelé aussitôt, déclara que M. d’Oisecour était mort depuis environ une heure, mort d’un de ces transports qui sont parfois la rançon d’un excès amoureux chez un homme âgé. Ses doigts crispés retenaient une brume de cheveux noirs et soyeux…