— Par moi ! coupa Tremaine avec véhémence. C’est moi qui ai mis le feu aux Treize Vents ! Je ne voulais pas les laisser à Richard !
— Ce n’est pas moi qui vous le reprocherai, mais ce même Richard vivait encore, il faisait cause commune avec l’envahisseur et celui-ci l’emportait. Moi, je ne pouvais pas veiller sur vous : je devais me rendre à Jacques-Cartier puis rejoindre à Montréal le chevalier de Lévis qui s’efforçait de rassembler toutes nos forces. Mieux valait vous renvoyer en France où d’ailleurs Mme Tremaine souhaitait rentrer : tôt ou tard, Richard vous aurait tués…
— Ce n’est pas certain. Derrière moi, j’ai laissé un ami sur, un homme fermement décidé à venger nos morts et à faire justice.
— Vous parlez de Konoka, n’est-ce pas ?
— En effet.
— Il a tenu sa parole et aujourd’hui je ne saurais vous dire si votre demi-frère est encore vivant. Il n’avait plus que le souffle lorsqu’on l’a retrouvé sur le bastion Saint-Louis où l’Indien l’a poignardé.
— Vous voyez bien qu’il était inutile de nous faire partir, triompha Guillaume.
Bougainville hocha la tête et ne répondit pas tout de suite. Il prit le temps de tirer d’un étui un long cigare, l’alluma après en avoir offert un à son compagnon qui refusa, et en tira quelques bouffées méditatives en levant la tête vers le ciel de juin tout scintillant d’étoiles.
— Vous arrive-t-il de les regarder de temps en temps ? murmura-t-il.
— Presque chaque soir. Moi aussi j’ai beaucoup navigué, vous savez. Je ne vous apprendrai pas qu’au large, il n’est pas de meilleure compagnie. En outre, je les aime…
— On dit que le destin de chacun de nous y est inscrit. Croyez-vous cela ?
— Non. Essayez-vous de me faire entendre qu’il a été écrit là-haut que je ne devais pas vivre à Québec ?
— Peut-être, mais surtout je cherche comment vous annoncer une nouvelle qui va vous peiner et que j’aurais aimé vous cacher. Malheureusement, là où nous en sommes, c’est impossible…
— Alors parlez ! Il y a longtemps que j’ai appris à assumer les coups du sort.
— Je m’en doute. Eh bien voici ! J’ignore, je vous le jure, si Richard Tremaine a survécu et en vérité j’en doute fort mais… Konoka a été pendu !
Ce que Guillaume ressentit fut beaucoup plus qu’un coup : une véritable douleur et en même temps une surprise. Depuis que la griffe de loup pendait sur sa poitrine, il imaginait parfois un dialogue avec son ami lointain, posant des questions et donnant les réponses que pouvait suggérer la sagesse de l’Indien. Or aucun signe, aucun pressentiment n’était venu lui dire que Konoka chassait à présent sur les riches terres du Grand Esprit… En dépit de son empire sur lui-même il sentit une boule se nouer dans sa gorge et même des larmes monter à ses yeux qu’il réussit à refouler : un homme ne devait pas donner de pleurs comme le ferait une femme à un guerrier de cette valeur. Il garderait sa mémoire dans son cœur et la transmettrait à ses enfants – si Dieu voulait bien lui en accorder ! – afin que, devenu légende, l’Abénaki ne meure jamais tout entier. En attendant et pour cacher son émotion, Guillaume se contenta de dire :
— J’accepterais volontiers à présent ce cigare que vous m’offriez tout à l’heure… Le calumet de la paix, en quelque sorte !
Durant de longues minutes, les deux hommes marchèrent côte à côte au long des allées où s’attardait le parfum des fleurs échappées à l’hécatombe ordonnée par Mme de Chanteloup en l’honneur de la mariée. Ils fumaient en silence comme l’exigeait le rite indien que tous deux connaissaient si bien et c’est ainsi qu’entre eux se renoua le fil rompu depuis tant d’années… Pourtant, Guillaume n’éprouvait plus la même chaleur d’amitié. La coupure était trop ancienne, sans doute ? Ou bien était-ce parce qu’il n’était plus certain que cet homme fût aussi admirable qu’il le croyait jadis ?…
Rouge comme une cerise dans sa livrée vert bouteille toute neuve, le jeune valet – un neveu de la cuisinière nouvellement arrivé – s’efforçait de maintenir l’entente entre le service à thé et le plateau où il reposait. C’était la première fois qu’il allait servir au jardin et qui plus est devant une noble dame aussi belle que jeune : une effroyable responsabilité ! L’angoisse nouait la gorge de Victor tandis qu’il surveillait l’équilibre de la théière en vieux chine au milieu des tasses si fragiles. Il avait l’air si malheureux que la belle Flore se leva dans un grand envol de mousseline pour venir à son secours.
— Je vous en prie, madame ! protesta Guillaume. Vous me rendez confus.
— Vous avez bien tort ! j’aime beaucoup servir le thé. Quant à ce garçon, il est visiblement novice.
— Tout à fait ! Il n’est ici que depuis dix jours ! Va chercher les gâteaux, Victor, puisque Mme de Bougainville veut bien te faire grâce du reste !… Il est plein de bonne volonté, ajouta-t-il avec indulgence, et je pense qu’il arrivera à faire un bon serviteur.
— J’en suis persuadée, seulement il lui faut une bonne direction. Celle… d’une maîtresse de maison ! Tout comme à cette belle demeure, d’ailleurs !
— Flore ! reprocha Bougainville. Ne croyez-vous pas que vous allez trop loin ?
— Ma foi non ! Notre hôte sait fort bien que l’amitié seule m’inspire…
Guillaume se mit à rire et se leva pour recevoir la tasse que la jeune femme venait de lui préparer.
— Voilà un mot qui me touche mais êtes-vous bien certaine, madame, que votre cousine Rose n’est pas pour quelque chose, elle aussi, dans votre inspiration ?
— J’avoue tout ! Il est vrai que notre jeune épousée, ainsi que son mari d’ailleurs, se tourmente fort à votre sujet. Vous ne me ferez pas croire que vous avez bâti tout ceci pour y vivre seul en compagnie d’un majordome, d’une cuisinière et d’un petit valet ?
— Il est vrai que j’aimerais fonder une famille, mais j’avoue que parfois le découragement me prend…
— Pourquoi ? Elles étaient un essaim, tout à l’heure, qui bourdonnait autour de vous, et vous sembliez y prendre plaisir ? Aucune d’entre elles ne réussit donc à vous séduire ?
Guillaume refusa la part de gâteau qu’on lui offrait mais saisit au vol une de ces mains généreuses et en baisa le bout des doigts.
— J’ai du malheur, madame : il n’y avait parmi elles aucune demoiselle de Montendre ! Aussi, je ne vous cache pas qu’à certains moments je songe à reprendre la mer !
— Quelle bonne idée ! s’écria Bougainville. Nous pourrions partir ensemble. Je songe à un autre voyage de circumnavigation mais, cette fois, en suivant le méridien. Je voudrais visiter les mers australes et…
— Plus un mot là-dessus ! s’écria sa femme dont le sourire s’effaçait et qui, tout de suite, s’alarmait. Par pitié, monsieur Tremaine, ne l’encouragez pas dans cette aventure si vous voulez que nous soyons amis ! Je… Je ne supporterais pas une séparation de deux ou trois ans ! Et j’ai besoin, Louis-Antoine, que vous m’aidiez à élever vos fils !
— M. de Bougainville plaisante, j’en suis certain. Un tel voyage serait séduisant sans doute mais plutôt dangereux ! D’ailleurs, il vous faudrait le congé du Roi, monsieur. N’êtes-vous pas chef d’escadre ?
S’apercevant trop tard de ce qu’il était en train de dire il s’arrêta court et, afin de faire diversion, appela Victor pour lui demander du thé frais. Il venait de se rappeler l’histoire racontée récemment par Félix qui n’aimait pas beaucoup Bougainville pour l’avoir rencontré à Paris peu après son retour des Indes et qui n’était pas tellement enchanté de se retrouver son cousin : deux ans plus tôt, en mai 1784, celui-ci, qui venait de participer aux combats pour la liberté de l’Amérique, passait en conseil de guerre à L’Orient pour y répondre des accusations lancées contre lui par le héros de la bataille de la Chesapeake, l’amiral de Grasse, qui l’inculpait de refus d’obéissance aux signaux et d’abandon de poste devant l’ennemi.
Cela s’était passé après la grande victoire franco-américaine de Yorktown rendue possible par la défaite infligée à la flotte anglaise dans l’estuaire de la Chesapeake par l’amiral de Grasse, ses escadres et surtout le valeureux Ville-de-Paris, son navire amiral. Bougainville s’y était d’ailleurs vaillamment comporté. Seulement, contrainte d’abandonner à leur indépendance ce qui devenait les États-Unis de l’Amérique septentrionale, l’Angleterre digérait moins encore l’éclatante victoire navale des Français et, tandis que ceux-ci redescendaient vers les Antilles pour escorter un convoi, elle lança sur eux trois escadres – en tout 36 navires— commandées par le vice-amiral Rodney et les contre-amiraux Hood et Drake. De son côté Grasse pouvait aligner 30 bâtiments sous le commandement général du Ville-de-Paris qui se trouvait à la tête de l’escadre Blanche, avec en sous-ordres M. de Vaudreuil sur le Triomphant pour la Rouge et Bougainville sur l’Auguste pour la Bleue qui était d’avant-garde.
Le combat eut lieu sous les Saintes, un petit archipel dépendant de la Guadeloupe. D’une rare violence et d’abord à peu près égal, il parut tourner vers neuf heures au désavantage des Français qui se virent menacés d’être coupés du convoi et encadrés. L’amiral de Grasse envoya alors des signaux ordonnant à Bougainville de virer lof pour lof et de revenir le dégager. Celui-ci n’obéit pas, jugeant la manœuvre trop hardie. Il devait prétendre par la suite n’avoir pas vu ces signaux alors que plusieurs de ses capitaines avaient signalé « Aperçu » mais attendaient seulement l’ordre de leur chef d’escadre. Or l’ordre ne vint pas. Seul le capitaine de Glandèves, commandant le Souverain, tenta par deux fois de dégager le Ville-de-Paris. Il dut y renoncer, étant le seul de l’escadre Bleue.
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