— Personne n’a oublié qu’Agnès a clamé, chez nous, que vous vous aimiez. Si l’on ne vous voit pas aux noces, chacun pensera que vous cachez votre chagrin dans quelque coin.

— Je ne vois pas pourquoi j’aurais du chagrin ? Si cette jeune dinde tient à épouser ce vieillard, ça la regarde. Moi, je lui ai offert de la libérer de sa dette envers lui, fit-il d’un ton rogue.

— Pas de la façon qu’elle souhaitait ! Alors, montrez-vous ! Je sais plus d’une jolie femme à qui votre présence fera plaisir.

Aussi était-il là, debout à côté de Félix dans la nef gothique, contemplant les hauts piliers sans chapiteaux qui supportaient les ogives, la chaire à prêcher qui ressemblait à un œuf coupé en deux, les vitraux chatoyants, les précieuses boiseries Renaissance qui habillaient le vieux chœur roman, tout… et n’importe quoi pour éviter de poser ses regards sur le couple placé au centre dudit chœur. Jamais il ne s’était senti d’aussi mauvaise humeur et, s’il n’était pas l’homme « le plus malheureux de la terre » annoncé par Rose, il ne se sentait pas moins terriblement inconfortable avec, du côté du cœur, des pincements ressemblant beaucoup à des regrets.

Tout à l’heure, à son entrée dans l’église au bras de M. du Mesnildot, la splendeur de la mariée l’avait frappé en pleine figure. Elle s’avançait au long du tapis rouge dans le froissement soyeux de son énorme jupe de taffetas blanc chargée de dentelles d’où jaillissait la minceur de sa taille. Sa ligne élégante montait vers la corbeille de dentelle où reposaient comme dans un berceau les tendres rondeurs d’une gorge juvénile. Sous la coiffure en hauteur d’où partait un voile en point d’Alençon retenu par des roses blanches, le visage était d’une pâleur nacrée, lumineuse, mais dénué de toute émotion. Agnès regardait droit devant elle vers les grands cierges allumés qui couronnaient l’autel au pied duquel le vieux fiancé attendait, brillant de mille feux dans un habit pourpre abondamment brodé d’argent avec des boutons en diamants.

Derrière Guillaume, une femme chuchota :

— Regardez ! Elle ne porte pas le moindre bijou. Ce n’est pourtant pas ce qui manque chez Oisecour. Ma belle-mère me racontait jadis que sa première femme possédait le plus bel écrin de toute la province…

— Peut-être a-t-elle refusé de les porter ? On peut comprendre ça, étant donné qu’à elle il ne reste rien…

— Chut !… fit quelqu’un tandis que l’orgue se mettait à rugir, comme s’il prétendait faire entendre l’indignation du Seigneur face à un couple si disparate.

Tandis que, là-bas, Agnès prenait place auprès de celui qui, par contrat, était déjà son époux, aidée par Mlle de Montendre, fraîche et pimpante dans une robe de mousseline blanche ceinturée de vert et d’un gros piquet de roses pâles semblables à celles qui ornaient son grand chapeau, Tremaine se sentait de plus en plus triste. Agnès avait eu raison de refuser perles, diamants ou Dieu sait quoi : les dames en abusaient souvent au point de ressembler à des chevaux harnachés. Les roses blanches qui soulignaient son décolleté, sa coiffure et composaient son bouquet ne dissimulaient pas la ligne pure de son cou ni la grâce de sa nuque. Elles la rendaient seulement plus belle… et Guillaume plus malheureux. Quelqu’un s’en aperçut.

— Tu ne vas pas provoquer le vieil Oisecour en duel tout à l’heure, au moins ? souffla Félix, inquiet.

— Où vas-tu chercher cette idée-là ?

— Sur ta figure. Et encore, je ne bénéficie que d’un profil…

— Qu’est-ce qu’elle a, ma figure ?

— Tu as l’air d’un loup qui guigne un vieux bélier. Tes yeux lancent des flammes et je m’attends à te voir te lécher les babines !

— Rassure-toi, je ne dévorerai personne. Après avoir présenté mes vœux de bonheur aux jeunes époux, j’irai faire un tour à Saint-Malo. J’ai envie de revoir ma petite maison des bords de la Rance et mon sage Potentin avec qui j’ai d’ailleurs des dispositions à prendre.

— Pas une mauvaise idée !…

Un nouveau « Chut ! » mit fin au dialogue et la cérémonie continua de dérouler ses rites traditionnels. De son côté, Mme de Chanteloup prouva qu’elle entendait respecter les siens en s’évanouissant avec un affreux gémissement quand, à la sortie, l’incroyable couple passa devant elle.

— Je n’aurais jamais cru qu’il me serait donné de contempler pareil spectacle ! soupira-t-elle quand les sels l’eurent ramenée à la conscience et que trois paire de bras vigoureux l’eurent extraite des profondeurs obscures de sa volumineuse jupe de satin noir. Il m’a semblé que cette pauvre petite donnait la main à un énorme vieux lézard à langue rouge ! C’était atroce et dégoûtant !

— Voulez-vous rentrer tout de suite à Chanteloup, ma tante ? proposa Rose. Il vaut mieux ne pas exposer votre sensibilité à une nouvelle rencontre et…

— Tut, tut, tut !… Ma sensibilité s’accommodera à merveille d’une aile de volaille et d’une flûte de vin de Champagne. Et celui de Jeanne est de tout premier ordre ! Offrez-moi donc votre bras, monsieur Tremaine ! Vous êtes exactement le rempart dont mes émotions ont besoin…

Il fallut bien que Guillaume s’exécutât. À son grand regret, car il pensait sérieusement fausser compagnie à tout ce monde. Bon gré mal gré, il dut saluer, causer, rire même avec une cohorte de jeunes filles qui entreprirent de l’assiéger dès qu’il eut confié Mme de Chanteloup aux moelleuses profondeurs d’une bergère bleue. Le drame auquel il venait d’être mêlé augmentait son prestige d’autant plus qu’on ne savait pas vraiment ce qui s’était passé entre lui et Agnès de Nerville. C’était à qui retiendrait un instant son attention, à qui lui offrirait une friandise ou trinquerait avec lui. Souriant, courtois, un peu distant tout de même, il devinait sur toutes ces lèvres roses des questions qu’elles n’oseraient pas formuler et parfois une invite ingénue dans un regard plus hardi que les autres ; il n’encourageait ni ne décourageait personne, bénissant même ce cercle frivole, caquetant et parfumé qui le tenait éloigné de la trop belle mariée.

Tout à l’heure, il s’était incliné devant elle avec un rien d’affectation, offrant machinalement des vœux conventionnels auxquels la nouvelle Mme d’Oisecour répondit de façon tout aussi impersonnelle. Leurs mains ne s’étaient pas touchées, leurs regards ne s’étaient pas croisés. Ils se tenaient face à face, comme deux statues placées de part et d’autre d’un ravin dont le fond ne cessait de se creuser et que seule une secousse tellurique pourrait peut-être combler, mais à la seule condition de briser les deux images de pierre. Pourtant Tremaine, à cet instant, dut lutter sauvagement contre le désir violent qui lui venait de s’emparer de cette femme et de l’emporter avec lui jusqu’aux confins de la terre…

Ce ne fut qu’un instant. D’autres étaient là qui tenaient à offrir leurs félicitations, peu sincères de toute évidence, et teintées pour la plupart d’une ironie subtile. D’ailleurs, en dépit des efforts méritoires déployés par Jeanne du Mesnildot, la réunion demeurait compassée, un rien solennelle, et le babil des jeunes filles autour de Guillaume était la seule note joyeuse de ce mariage.

Soudain, l’atmosphère s’allégea : les époux se retiraient. Chacun d’eux gagnait une chambre mise à sa disposition par Mme du Mesnildot afin d’y changer de vêtements. Pour plus de tranquillité, en effet, M. d’Oisecour avait décidé de passer les trois premiers jours de sa lune de miel dans un petit domaine qu’il possédait près de Cherbourg. Naturellement, Mlle de Montendre accompagna son amie pour l’assister. Dès qu’ils eurent quitté le salon, les conversations se firent plus alertes, les rires plus nombreux et la réception prit enfin une véritable allure de fête. L’hôtesse, qui arborait jusque-là un sourire plutôt figé, tendit un verre à Guillaume.

— Ouf ! fit-elle joyeusement. La corvée est terminée. Ou presque : les adieux seront discrets ! Quelle diable d’idée ai-je eue de me charger de ces « réjouissances » qui le furent si peu !

— Vous êtes généreuse et vous aimez recevoir. Grâce à vous, cette pauvre jeune fille aura eu un mariage convenable… ou plutôt digne de ce nom.

— Vous avez raison de rectifier, car en ce qui me concerne, je le trouve de moins en moins convenable. Quand ils sont sortis de l’église tout à l’heure, j’ai cru voir la Mort emmener une pauvre âme en peine… Brrr !… J’en ai encore froid dans le dos !

À cet instant, par-dessus l’épaule de son hôtesse, Guillaume aperçut Rose qui lui faisait signe depuis une porte-fenêtre ouverte sur le petit jardin. Il s’excusa et rejoignit la jeune fille.

— Venez ! dit-elle, Agnès veut vous parler.

— À moi ? L’endroit et le moment me paraissent mal choisis !

— Il n’y en a que pour un instant. Elle est là-bas, derrière le buisson de pivoines qui est à droite du vieux puits.

— Elle devrait être en train de s’habiller. Et que fait le noble époux pendant ce temps-là ?

— Après une si dure journée, une jeune épousée a bien le droit de demander à respirer l’air frais d’un jardin…

— Une si dure journée ? J’ai l’impression que le plus dur est à venir ! ricana Tremaine.

Rose haussa les épaules.

— Vous y allez ou vous n’y allez pas ? Le temps presse !

— Soyez sans crainte : j’y vais !

Le jardin était petit. En quelques enjambées, Guillaume eut rejoint Agnès. Elle se tenait assise sur un petit banc de pierre mais se leva au bruit de ses pas. Elle portait encore sa robe de mariée sur laquelle le voile était remplacé par un petit collet de dentelle masquant son décolleté. Tout dans son attitude disait la lassitude et – peut-être était-ce l’ombre de l’arbuste fleuri ? – de larges cernes marquaient à présent ses yeux. Guillaume s’arrêta à quelques pas d’elle.