Adèle garda le silence un moment après avoir prié le cousin de ne pas « laisser refroidir l’omelette qui ne vaudrait plus rien ». Le petit doigt en l’air, elle buvait son cidre à petits coups précautionneux comme s’il eût été brûlant, et paraissait réfléchir profondément.

— C’est une vraie chance de vous trouver là, dit-elle enfin lorsque Guillaume fut sur le point d’attaquer le fromage qui, lui, ne risquait pas de refroidir. Depuis ce triste jour où nous nous sommes revus, nous cherchons un moyen de vous rencontrer. Vous ne venez pas souvent à Saint-Vaast, on dirait ?

— Tant que ma maison n’est pas construite, je n’ai guère de raisons d’y aller sinon pour rencontrer mes amis. Mais si vous désirez me parler, vous savez où j’habite. Bien que je m’absente assez souvent, se hâta-t-il d’ajouter prudemment.

— Nous savons que vous êtes au château de Varanville et nous n’oserions pas nous y présenter. En outre, c’est assez loin, et nous n’avons pas de voiture… Quand nous venons au marché d’ici, c’est un voisin qui nous emmène… Nous n’avons d’ailleurs pas beaucoup de temps : il est là-bas en train de discuter l’achat d’un veau.

— En ce cas, si vous avez quelque chose à me dire, il faut me le dire vite !

— Je vais essayer. Ce… ce n’est pas facile… à cause du souvenir que vous gardez de notre première rencontre…

— Vous étiez des enfants, je ne vois pas ce que vous auriez pu faire…

— Merci. Vous m’ôtez un grand poids…

Puis, jetant un coup d’œil au « voisin » qui avait l’air de s’agiter, elle se lança.

— Voilà !… Nous voudrions, Adrien et moi, pouvoir quitter notre maison où nous ne sommes pas heureux. Son mariage avec Dubost n’a pas enrichi la mère. Elle a même vendu notre part de la saline à cause de mon frère qui n’est pas assez fort pour y travailler.

L’œil appréciateur de Guillaume se posa sur Adrien qui ne semblait toujours pas concerné par la conversation. Sans même en avoir demandé la permission, il avait commandé une autre ration de rhum qu’il s’occupait activement à faire disparaître. Lui et sa sœur se ressemblaient d’étonnante façon : même visage rond au nez court, sans grande expression, mêmes yeux bleu porcelaine, mêmes cheveux épais d’un blond plus foncé qu’autrefois, mêmes traits aussi, mais ce qui pouvait passer chez la fille pour une marque de féminité assez séduisante paraissait franchement mou chez le garçon.

— Il n’a pas l’air en mauvaise santé, pourtant ? remarqua Guillaume en évaluant les épaules replètes d’Adrien et l’épaisseur de ses bras.

— Non, mais les salines, c’est très dur. N’allez pas imaginer qu’il ne fait rien : il travaille chez Barbanchon, le menuisier, et comme nous savons tous que vous faites construire, nous avons pensé que vous auriez peut-être à l’employer.

— Barbanchon doit, en effet, travailler pour moi aussi bien à la maison qu’au chantier naval qui sera construit en même temps. Avec d’autres artisans, bien sûr, mais votre frère en aura sa part.

— Oui, mais ce n’est pas cela exactement que nous voudrions…

— Quoi alors ?

— Nous souhaitons quitter la maison de la mère où elle nous fait une vie impossible. On n’en fait jamais assez pour elle et nous ne sommes guère plus que des domestiques. Si nous pouvions lui dire que nous allons travailler pour vous… tous les deux, et que nous aurons un logis près de chez vous, elle accepterait peut-être de nous laisser partir.

— Vous voulez travailler pour moi, vous aussi ? Mais c’est impossible, voyons ! Vous êtes ma cousine, et je ne vais pas vous employer comme domestique !

Adèle leva sur lui un regard suppliant d’où les larmes commençaient à glisser.

— Personne ne serait surpris, vous savez ? Il n’est pas rare par chez nous que des parents pauvres travaillent pour d’autres plus riches. Et moi je sais faire beaucoup de choses : la couture, la broderie, l’entretien du linge… Je repasse comme personne. Je crois que je serais même capable de tenir votre maison…

Les pleurs coulaient à présent mais le sourire apparut au milieu et se fit enjôleur. Guillaume s’en trouva gêné et mit tout de suite les choses au point.

— Sans vouloir vous offenser, cousine, je ne crois pas. La maison sera lourde et j’ai déjà pour elle un majordome, un homme que je connais depuis longtemps et qui est revenu des Indes avec moi. En outre, je pense lui adjoindre une gouvernante. Je ne dis pas que vos talents n’y trouveraient pas place mais je vous rappelle que l’on n’a même pas encore procédé aux fondations…

— Je sais, mais en attendant, et puisque M. Barbanchon et Adrien vont travailler pour vous, est-ce que vous ne pourriez pas nous trouver une maison… du côté de La Pernelle ?

Très ennuyé, Tremaine ne savait que répondre. Adèle, dont les larmes coulaient encore plus dru, tira un mouchoir de la poche de son tablier et s’essuya le visage. Dans ce geste, elle laissa découvrir sur le dessus de sa main une trace de brûlure encore rouge, de façon si évidente que son interlocuteur ne put faire autrement que la remarquer.

— Vous êtes blessée ?

— Oh, c’est presque guéri maintenant…

— Comment vous êtes-vous fait ça ?

Elle eut l’air embarrassé, jeta un coup d’œil à son frère dont les paupières commençaient à clignoter puis murmura, très vite :

— C’est la mère… avec un tisonnier ! Je… je lui avais cassé sa plus belle soupière… mais ne le répétez pas, je vous en prie !

Une soudaine vague de pitié balaya la méfiance de Guillaume. Depuis son enfance il gardait à Simone Hamel une solide rancune et la croyait bien capable de tout, sans aller toutefois jusqu’à une barbarie de ce genre. Si telle était cette mère, comment ne pas comprendre les bizarreries des jumeaux ? Il se promit d’en parler à Barbanchon et, de toute façon, cela ne lui coûterait guère de leur trouver un logis à eux. Leur mère ne l’en détesterait qu’un peu plus mais il n’en était pas à cela près, et quoi qu’il en soit Adèle et son frère étaient largement majeurs.

À ce moment, l’homme qui les avait amenés se levait et les cherchait visiblement dans la salle. Elle se hâta de faire de même et secoua son frère qui menaçait de s’endormir.

— Il faut que nous partions ! Vous ne m’en voulez pas d’avoir troublé votre dîner ? J’avais besoin… de me confier.

— Vous n’avez donc pas d’amies ?

— Guère ! On nous voit toujours ensemble, Adrien et moi, sauf quand il travaille bien sûr, mais alors je vais le chercher. Je crois qu’on se moque un peu de nous…

— Ne vous tourmentez pas ! Je verrai ce que je peux faire…

— Merci ! Oh merci !… Tu viens, Adrien, on nous attend !

Avant que Guillaume ait pu faire un geste, elle s’était penchée pour poser un baiser sur sa joue.

— Je n’ai pas à m’excuser, n’est-ce pas ? Entre cousins, ça se fait…

Elle était déjà au bout de la salle, entraînant son jumeau légèrement vacillant. Guillaume les vit rejoindre un homme en blouse qui abritait un visage rougeoyant sous un chapeau noir à large bord, et sortir avec lui de l’auberge. D’un geste machinal il essuya sa joue du revers de la main, n’ayant trouvé aucun plaisir à la caresse d’Adèle. Cette rencontre le laissait songeur et, s’il était toujours décidé à donner quelque assistance à ces deux êtres dont il avait un peu pitié, il se promit du moins de ne pas les installer à La Pernelle. À Rideauville, peut-être ? Il verrait ça avec l’abbé de La Chesnier…

Cela décidé, il pensa à autre chose, acheva son petit repas, paya son écot et s’en alla. Il était à cent lieues d’imaginer qu’au même instant, dans la carriole du voisin qui la ramenait à Saint-Vaast, Adèle se félicitait silencieusement de son esprit d’à-propos. Une idée de génie d’avoir songé à cette brûlure faite quelques jours plus tôt en sortant une tourte d’un four trop chaud ! Jusque-là le cousin ne paraissait pas très emballé de s’occuper de sa charmante cousine ! Il s’était montré beaucoup plus compréhensif dès l’instant où il avait pu croire que la Simone se livrait à des sévices sur sa malheureuse fille ! Restait à savoir s’il tiendrait sa promesse… Est-ce que s’occuper d’eux voulait dire qu’il allait leur donner une maison à eux ? La mère serait bien contente. Elle laisserait faire, car ce ne serait qu’un début. Même si Tremaine ne les installait pas à La Pernelle, même ! L’important était de se rapprocher de lui le plus possible. Ensuite, quand la maison existerait, on verrait à s’y introduire…

Comme elle se sentait d’excellente humeur, elle se mit à chantonner, ce qui eut l’avantage de couvrir les ronflements d’Adrien, lequel cuvait son rhum entassé dans un coin…

Trois semaines plus tard, dans l’ancienne collégiale Saint-Malo de Valognes, Gaétan d’Oisecour épousait Agnès de Nerville en présence d’une assistance nombreuse que la curiosité avait poussée hors de ses châteaux.

Le deuil de la mariée ne permettant pas de déployer le faste d’une véritable fête, le baron d’Oisecour choisit de s’installer au Grand Turc tandis que sa fiancée prenait logis chez Mme de Chanteloup. Mais ce fut Mme du Mesnildot, toujours serviable, qui se chargea d’organiser le repas de noces suivi d’une réception pour quelques intimes. Le soir même, les nouveaux époux partaient passer leur nuit de noces dans un manoir des environs, après quoi ils entameraient une tournée de visites dans toute la Normandie tandis que l’on effectuerait quelques travaux à Oisecour pour l’installation de la jeune baronne.

Bien qu’invité, ainsi qu’Agnès le lui avait annoncé, Guillaume voulut d’abord refuser. Il était fatigué de cette histoire et pensait, non sans raison, que moins il verrait Mlle de Nerville, mieux il se porterait. C’était compter sans Rose de Montendre.