— Votre exemple est mauvais. Il s’agissait d’une veuve… et d’un grand séducteur, ce qui ne paraît pas être le cas de votre fiancé. Ou alors il le cache bien… Parlons sérieusement s’il vous plaît ! Je sais pourquoi vous l’épousez et ce n’est pas parce que, brusquement, son charme vous a éblouie : c’est parce qu’il a prêté beaucoup d’argent à votre père et que vous n’avez aucun autre moyen de vous acquitter. Je me trompe ?
Elle eut un mouvement d’épaules plein de lassitude et se pencha pour relever, à l’aide des pincettes, une bûche enflammée qui venait de rouler sur le marbre de l’âtre.
— Et quand cela serait ?
— C’est justement ce que vos amis n’admettront jamais. Je suis venu vous dire : usez de moi à votre guise ! Laissez-moi rembourser le vieil homme et reprenez votre liberté !
— Non !
Le mot claqua sec, rendant un son définitif qui choqua Tremaine.
— Pourquoi ? Vous aviez bien accepté le projet de Mlle de Montendre pour écarter de vous M. d’Oisecour ? Et Dieu sait s’il était compliqué ! Alors pourquoi refuser ce qui est si simple ?
— Parce que je ne ferais que changer de créancier. La mort de mon père modifie bien des choses, monsieur Tremaine. Tant qu’il vivait ses dettes ne regardaient que lui. À présent je suis seule à les assumer. M. d’Oisecour… veut bien accepter ma personne en contrepartie de ce que nous lui devons.
— Votre personne, vos terres – car il vous en reste ! – et votre maison ?
— Elle est hypothéquée jusqu’aux cheminées.
— Qu’importe ? C’est encore trop cher payer pour quelques écus qui apparemment n’ont pas servi à embellir votre demeure. Il a payé quoi ? Quelques vêtements, une voiture peut-être…
— Des dettes de jeu !… qui sont, comme chacun sait, dettes d’honneur ! ajouta la jeune fille avec une ironique amertume.
— Votre honneur à vous n’est pas en cause mais le sien l’est s’il s’obstine à exiger que vous l’épousiez pour quelques poignées d’or. Je vous en supplie : acceptez ce que je vous offre !
— Vous n’avez aucune raison de le faire ! Mon père était votre ennemi. Il a failli vous tuer et il était prêt à recommencer. Alors, que vous importe le sort de sa fille dès l’instant où il ne peut plus lui nuire ?
Il y eut un silence. Guillaume tendit ses mains vers les flammes qui allumaient des étincelles dans ses yeux fauves, si étrangement soulignés par l’épaisseur des cils presque noirs. Il cherchait une réponse. Agnès alors murmura :
— Encore une… impulsion, sans doute ?
— Non. C’est beaucoup plus sérieux : je ne supporte pas l’idée de ce mariage. Depuis le drame que vous savez, je vivais tranquille en pensant que vous aviez trouvé, chez Mme de Chanteloup, le refuge et la paix dont vous aviez tant besoin. Lorsque nous avons déposé M. d’Oisecour plus mort que vif dans sa voiture, nous étions tous persuadés qu’il était désormais bien éloigné de toute intention conjugale. Moi, je vous l’avoue, je me consacrais à ma future maison avec la sérénité que donne un esprit libéré de toute haine comme de toute rancœur. Et puis Mlle de Montendre est accourue tout à l’heure à Varanville. Et me voilà !…
Agnès se leva et, croisant les bras sur sa poitrine, marcha lentement vers la fenêtre. Sa mince silhouette noire s’inscrivit comme un dessin à l’encre de Chine sur le vert doux des fleurs tissées dans la soie ancienne. Guillaume ne vit plus d’elle qu’un profil perdu à travers le volant de mousseline et la lourde tresse plusieurs fois retordue sur son cou.
— Allez-vous-en ! dit-elle. Je ne veux pas de votre argent puisque vous ne voulez pas de la seule chose que je puisse vous offrir en échange…
Guillaume se leva à son tour, sans oser aller vers elle.
— De quoi parlez-vous ?
— De moi… de ma personne ! Ce que l’on ne saurait accepter d’un étranger, il est peut-être doux de le recevoir d’un…
Elle hésita sur le mot. Tremaine alors osa souffler :
— D’un… amant ?
Elle s’empourpra. Ses prunelles grises chargées soudain de nuages lancèrent un éclair.
— Moi, votre maîtresse ? Qui vous a donné le droit de m’insulter ? Le comte de Nerville dont je porte le nom était sans doute un criminel, un homme méprisable, mais ses ancêtres ont combattu en Terre sainte aux côtés de Tancrède et de Bohémond. Les vôtres…
— Y étaient peut-être aussi, fit Tremaine avec un sourire. Dans la piétaille, sans doute, mais quel chef pourrait conquérir un royaume sans le secours d’une armée ? La noblesse n’est, après tout, qu’un coup de chance advenu à quelqu’un qui se trouvait au bon endroit et au bon moment…
Elle se calma aussitôt.
— Pardonnez-moi !… Vous avez sans doute raison mais veuillez admettre à votre tour ce qu’avait de blessant le mot que vous venez de prononcer !
— Si vous m’aimiez, il ne vous blesserait pas.
Cette fois, elle se retourna tout à fait et lui fit face.
— Si vous m’aimiez, vous m’épouseriez ! riposta-t-elle, et ce fut au tour de Guillaume de détourner les yeux.
— Je vous aime… mais je ne vous épouserai pas. Je ne peux pas.
— Dites que vous ne voulez pas ! fit-elle avec amertume.
— C’est vrai aussi… et pourtant j’en meurs d’envie ! Mais vous devez comprendre… si offensant que cela puisse vous paraître, que je veux fonder une famille, avoir des enfants, et qu’il m’est impossible de leur donner pour grand-père l’assassin de leur grand-mère. En outre…
— L’homme vertueux que vous êtes redoute les instincts pervers que je porte peut-être en moi ? lança-t-elle avec un rire sarcastique. Brisons là, monsieur ! Allez vous occuper de votre maison et laissez-moi donc vivre à ma façon. M. d’Oisecour, lui, est dépourvu – Dieu merci ! – de vos prudences de petit-bourgeois et j’aurai plaisir à vous inviter à notre mariage… Pulchérie !
La vieille ne devait pas être loin car elle apparut avec une étonnante rapidité.
— Reconduis M. Tremaine ! ordonna Agnès. Et préviens Gabriel que ma porte lui est désormais condamnée !
Mortifié au-delà de l’exprimable mais décidé à ne pas lui laisser le dernier mot, Guillaume lança, soudain glacial :
— Vos consignes sont inutiles, mademoiselle ! Le diable m’emporte si je franchis jamais le seuil de cette maison. Je vous souhaite beaucoup de bonheur… et beaucoup d’enfants dont je ne doute pas qu’ils seront tous le vivant portrait de M. d’Oisecour !
Un bref salut et il quittait la pièce en faisant sonner les vieux parquets sous le talon de ses bottes. Une fois dehors, il prit une grande inspiration comme s’il venait de nager longtemps en profondeur. La pluie avait cessé et de grandes déchirures claires se montraient entre les nuages devenus plus légers. Les oiseaux pépiaient de nouveau… À sa surprise, il trouva Ali attaché près de la porte. Visiblement, le grand cheval moreau avait été soigneusement bouchonné, et sa couverture roulée et remise à sa place. Gabriel, cependant, était invisible, laissant ainsi entendre son dédain de toute gratification alors qu’il n’était certainement pas loin. Doué depuis l’enfance d’un instinct de chasseur quasi animal, Tremaine sentait sa présence malveillante et se garda bien d’avoir l’air de la chercher. Tranquillement, il se mit en selle, tira de sa bourse un louis d’or qu’il jeta sur les marches du château puis, après avoir flatté l’encolure d’Ali :
— On rentre ! fit-il seulement en resserrant les genoux, et l’animal partit comme une flèche vers le tunnel de verdure qui menait à la route.
Il s’aperçut alors qu’il mourait de faim. L’heure du repas était passée depuis un moment déjà. Un instant, il caressa l’idée de descendre à Saint-Vaast pour aller demander aux Quentin un morceau de pain frais et un verre de cidre mais il songea qu’il les dérangerait, que cette heure devait être celle de repos. Il choisit alors d’aller manger un morceau sur son parcours à l’auberge de Quettehou.
Ce n’était pas non plus une bonne idée, car on était mardi, jour de marché. Un marché qui se désagrégeait mais emplissait à la faire déborder l’auberge du Lion d’Or où l’on menait grand bruit. Guillaume hésitait à plonger dans ce tintamarre, mais les odeurs dégagées par la grande cheminée où rôtissaient encore quelques poulets le décidèrent. Au surplus, ne connaissant personne dans la petite ville, il ne risquait pas d’être dérangé. Ce en quoi il se trompait.
Il venait à peine de commander une omelette au lard, un fromage et du cidre qu’une double silhouette, sortie de l’assemblée de bonnets de coton et de coiffes – ces dernières se montrant plus rares que ceux-là ! – qui tapissaient la salle, vint se planter devant lui. Avec ennui, il reconnut les jumeaux Hamel.
— Dieu me pardonne, fit Adèle de sa voix pointue, si ce n’est pas là notre cousin Guillaume ? Vous nous reconnaissez, j’espère ?
S’ils ne lui plaisaient guère, Tremaine n’avait rien à leur reprocher : ils étaient plus jeunes que lui au moment où leur mère les avait chassés, Mathilde et lui. En outre, ils avaient fait preuve de courage, l’autre jour, en suivant jusqu’à La Pernelle le cortège funèbre. Aussi se leva-t-il comme il le devait en face d’une femme.
— Vous êtes tellement semblables, tous les deux, qu’il est difficile de ne pas vous reconnaître, surtout lorsque vous êtes ensemble.
— On est toujours ensemble, précisa le garçon sans trop d’amabilité. Tu viens, Adèle ? Maintenant qu’on lui a dit bonjour, on en a assez fait !
— Ce que tu peux être grossier, mon garçon ! Pardonnez-lui, cousin. Il est comme ça avec tout le monde. Je veux dire lorsque je parle à un homme…
— Tu n’aimes pas non plus que je parle à une fille !…
La servante, en apportant la commande, coupa court au début de querelle et Tremaine ne put moins faire qu’offrir à ses « cousins » de s’asseoir et de prendre quelque chose. Ce geste eut le don d’adoucir considérablement Adrien qui s’attabla sans plus tarder en réclamant du rhum « et du bon ! ». Sa sœur ouvrit la bouche pour protester mais pensa sans doute que le moment était mal choisi et remit la chose à plus tard. Par la suite, Guillaume devait constater chez Adrien une solide tendance à la boisson avec une préférence marquée pour le rhum, lorsqu’il rencontrait quelqu’un susceptible d’offrir mieux que du cidre. Lorsqu’il fut servi, il mit son nez dans son verre et se désintéressa des deux autres.
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