C’était cela et rien d’autre, la raison du bizarre comportement d’Agnès ! Il ne pouvait pas en être autrement et, du coup, la colère de Guillaume repartit en changeant de cap. Si lui, l’étranger, ignorait à quel point dramatique en était la situation des Nerville, Rose de Montendre, elle, la connaissait. Comment n’avait-elle pas compris dans quel angoissant dilemme se débattait son amie ? Si toutefois l’on pouvait appeler cela un dilemme quand le choix n’est plus possible ?…
Aucune présence humaine ne se manifestant, à l’exception de la fumée qui montait d’une cheminée, Tremaine mit pied à terre, attacha son cheval au grand arbre après l’avoir abrité d’une couverture prestement déroulée, et se dirigea vers la belle porte ancienne surélevée de trois marches près de laquelle pendait la chaîne d’une cloche.
Il tendait la main vers la poignée quand il vit arriver, venant de derrière la maison, un homme jeune, de grande taille, vêtu comme un paysan et chaussé de sabots, qui l’interpella sans le moindre souci des formes protocolaires :
— Qu’est-ce que vous voulez ?
— Je désire voir Mlle de Nerville. Elle est ici, je pense ?
— Ça dépend ! Qui êtes-vous ?
— Pas un bandit de grand chemin, cela doit se voir, fit Tremaine à qui le ton de cet homme à l’œil méfiant et au visage amer déplaisait prodigieusement. Si vous êtes le majordome – encore que j’en doute ! –, veuillez annoncer M. Tremaine. Votre maîtresse me connaît…
Pour toute réponse, le nouveau venu actionna la cloche qui rendit un son clair puis ajouta :
— Vous auriez pu amener votre cheval jusqu’ici. On sait les soigner, vous savez ?
— Il est bien là où il est et je ne souhaite déranger personne. De toute façon, ma visite sera brève.
— Comme vous voudrez !
La vieille femme qui entrouvrit la porte ressemblait à une sorcière de conte de fées. Cela tenait à son grand nez busqué et à sa bouche dont les lèvres rentrées dénonçaient l’absence de dents. Peut-être aussi à l’assemblage de linges gris échafaudé sur sa tête : dans leur prime jeunesse, ils avaient sans doute formé l’une de ces superbes coiffes normandes qui conféraient tant de noblesse aux femmes de ce pays. Quant à la femme, elle était certainement très âgée, mais la méfiance de ses yeux noirs, abrités sous une haie mal taillée de sourcils drus, était intacte.
— Il veut voir not’ demoiselle ! dit l’homme. Il dit aussi qu’elle le connaît.
— C’est ce qu’on va voir. C’est quoi votre nom ?
Guillaume répéta son nom. La vieille hocha la tête puis, après lui avoir intimé l’ordre d’attendre, disparut dans les ombres d’une sorte de vestibule en traînant les pieds, abandonnant le visiteur derrière lequel l’homme refermait la porte. Guillaume se retrouva seul dans une vaste salle humide et froide, uniquement meublée d’un escalier de pierre qui s’enfonçait dans les ténèbres où se perdait le plafond, d’un vieux coffre où s’alignaient des bougeoirs de cuivre munis de chandelles avec une pince à moucher et un briquet, et d’un haut fauteuil antique reposant surtout sur trois pieds car le quatrième se révélait plus court. L’éclairage était fourni par une imposte découpée au-dessus de la porte que l’on ne devait pas nettoyer souvent : le jour qui glissait sur les vieilles dalles, dépourvues du moindre tapis, était encore plus gris qu’au-dehors.
Naguère peut-être cette pièce était encore bien meublée. Cela se lisait sur les murs où la trace de tableaux et de tapisseries, de meubles aussi, s’inscrivait en places plus claires ourlées de minces coulées noirâtres. Une odeur de moisi flottait mêlée à celle, plus roborative mais tout aussi pénible, de la soupe au chou. En fait l’ensemble était si lugubre que Guillaume, se souvenant des diamants qui étincelaient aux doigts du comte Raoul, en venait à se demander s’il ne s’était pas trompé d’adresse. Mais déjà la vieille revenait.
— Suivez-moi ! chuinta-t-elle en tenant ouverte la moitié d’une porte à double battant sur les panneaux de laquelle apparaissaient des vestiges de rinceaux et de feuillages.
Au-delà s’ouvraient deux salons presque aussi vides dont le pas de Tremaine fit crier les parquets vétustes avant d’aboutir enfin à ce qui parut au visiteur une oasis chaleureuse dans un désert glacé : une petite bibliothèque percée d’une gracieuse fenêtre à meneaux qui, par une chance extraordinaire sans doute, avait réussi à conserver des rideaux de lampas vert encore présentables. Là, entre une cheminée de marbre où flambait un bon feu et une table à ouvrage, Agnès de Nerville, enfermée jusqu’aux oreilles dans une robe noire que n’égayait pas le moindre bout de dentelle, se tenait assise sur l’un des quatre sièges – de petits fauteuils cabriolets à la soie verte usée – invitant à s’arrêter dans cet endroit.
Noire aussi était la coiffe de mousseline qui grandissait encore le front de la jeune fille au-dessus de ses cheveux relevés, et noires les mitaines d’où sortaient de longs doigts pâles dont le seul ornement était une sardoine gravée. Les mains à la peau transparente reposaient sur un ouvrage de tricot, abandonné sans doute à l’annonce du visiteur.
Impressionné par la majesté naturelle de cette jeune fille dont il surprenait la tragique pauvreté, Guillaume salua comme il l’eût fait pour une reine, mais l’insondable regard gris ne s’anima pas pour autant.
— Que venez-vous chercher ici, monsieur ? dit Mlle de Nerville. Désirez-vous vous assurer que Rose n’exagère pas lorsqu’elle dépeint notre indigence ? En ce cas, vous voilà renseigné.
— Il ne viendrait à l’idée de personne de mettre en doute les dires de Mlle de Montendre. Quant à ce que je viens chercher, c’est la réponse à une question. Rien de plus et, à l’avance, je vous prie de m’en excuser.
— Quelle question ?
Le regard de Guillaume glissa sur la vieille femme. Les mains nouées sur son giron, elle se tenait debout auprès de sa maîtresse dans la raide attitude d’une sentinelle. Agnès comprit et leva les yeux.
— Veux-tu nous laisser seuls un instant, Pulchérie ? Je t’assure que je n’ai rien à craindre de ce monsieur…
— Bien vrai ?
— Bien vrai !… Il ne peut rien m’arriver puisque tu es dans la maison et que Gabriel veille au-dehors…
La vieille partit sans discuter mais à regret, traînant ses savates et marmottant des choses indistinctes. Agnès la suivait des yeux et ce fut seulement quand la porte se fut refermée qu’elle revint à son visiteur.
— Eh bien, monsieur ? Votre question ?
— Elle est simple : votre père est mort et vous êtes libre de vous-même. Alors pourquoi épousez-vous ce vieil homme ? Car vous allez l’épouser, n’est-ce pas ?
La bouche si séduisante ébaucha un sourire.
— Qui saura jamais retenir la langue de Rose ?… Mais elle a dit vrai.
— Alors, je répète : pourquoi ?
— Je pourrais répondre que cela ne vous regarde en rien et ce serait tout aussi vrai. Pourtant, vous avez fait quelque effort pour m’aider et, de ce fait, je vous dois une réponse. Elle est fort simple : j’ai donné ma parole, mes accordailles ont été bénies par un prêtre et il n’y a pas à revenir sur ce sujet.
— Allons donc ! Ce n’est un secret pour personne que l’on vous contraignait à ce mariage, qu’il vous faisait horreur. Si M. d’Oisecour était le gentilhomme qu’il prétend être, il vous aurait rendu votre parole.
— Peut-être l’a-t-il fait ? Et peut-être est-ce moi qui souhaite cet accomplissement ?… Cela étant posé, apprenez-moi, à présent, la raison de votre visite, conclut-elle sur un ton détaché tout en reprenant les longues aiguilles de buis qu’elle actionnait sans y attacher son regard. Or, ce regard, qui errait quelque part à mi-chemin de l’ouvrage et de son visage à lui, Guillaume voulait l’atteindre.
Comme elle ne lui offrait toujours pas de s’asseoir, il choisit de s’accroupir auprès d’elle, posa ses mains sur les siennes et, doucement mais avec fermeté, il lui prit le tricot qu’il posa sur la table. Elle protesta, certes, mais faiblement.
— Vous allez défiler mes mailles…
— Sûrement pas ! Ma mère tricotait beaucoup et j’ai appris à respecter son ouvrage. Elle s’est même amusée à me montrer comment il fallait s’y prendre.
Les yeux gris d’Agnès se firent un peu plus doux en se posant tour à tour sur les larges épaules d’où surgissait l’arrogante tête rousse et sur les mains maigres et musclées. On le voyait mal en train de tricoter ! À le sentir si près d’elle, à respirer l’odeur de cheval, de cuir et de grand air qu’il apportait, elle se sentit faiblir. Elle aimait passionnément cet homme et son arrivée soudaine comme la pose presque suppliante qu’il venait d’adopter suscitaient en elle un espoir difficile à combattre. Elle savait bien pourtant qu’il ne voulait pas d’elle et l’orgueil vint à son secours pour lui faire retrouver sa garde, un instant baissée.
— Relevez-vous, monsieur Tremaine ! Cette attitude ne vous convient pas, dit-elle fermement. Prenez plutôt un siège et dites-moi enfin ce que vous voulez !
Il obéit aussitôt parce que c’était la meilleure manière de lutter contre cette étrange tentation qui lui venait de la prendre dans ses bras. Il tira l’un des fauteuils au plus près :
— Je suis venu vous conjurer de renoncer à un mariage qui vous détruira.
— Quelle exagération ! Je ne serai pas la première fille à épouser un homme beaucoup plus âgé qu’elle !
— Vous avez dix-huit ans et il en a quatre-vingts. Vous ne trouvez pas la différence excessive ?
— Le maréchal de Richelieu avait quatre-vingt-quatre ans lorsqu’il épousa Mme de Rothe qui n’en comptait que trente, et l’on dit qu’elle fut très heureuse…
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