— Il n’y paraît pas. Elle est au contraire très calme, je dirais même très déterminée. M. de Nerville aurait fait procéder aux fiançailles officielles la veille de sa rencontre avec vous et, à moins que les deux intéressés n’y consentent mutuellement, elles sont presque aussi difficiles à rompre qu’un mariage. Agnès porte au doigt une sardoine gravée aux armes des Oisecour.
— Et vous l’avez laissée faire ça ? s’écria Tremaine, sentant monter en lui la colère.
— Comment vouliez-vous que je m’y oppose ? En outre, après la mort de son père, j’ai proposé à Agnès de venir vivre chez nous pour ne pas rester seule dans ce vieux château où elle n’a pour la servir qu’une vieille femme à moitié folle et un valet aussi rustre qu’il est possible. Elle a refusé en disant qu’à Nerville elle se sent chez elle et qu’elle n’a aucune raison d’aller vivre ailleurs en attendant son mariage.
— Ce n’est guère convenable, observa Félix. Une jeune fille se doit d’être chaperonnée ! Mlle de Nerville, dont la réputation est intacte jusqu’à ce jour, risque de se faire mal juger. Notre société valognaise est plutôt rigoriste…
— Elle n’en a aucun souci. Dans un sens je la comprends, fit Rose d’un ton qui se voulait calme mais que démentait le petit mouchoir de dentelles qu’elle déchiquetait entre ses dents d’un air songeur. Tout ce fatras de conventions me paraît un peu rétrograde…
— Voilà notre amazone qui repart en guerre, dit Félix en riant. Moi je trouve que certains de ces principes ont du bon, surtout lorsqu’il s’agit des jeunes filles et plus encore d’une orpheline : elles ont besoin d’être protégées !
— Balivernes ! Trouvez-vous vraiment que ma tante de Chanteloup soit d’une grande protection, elle qui s’évanouit dès que quelqu’un éternue dans son salon ?
— Je la crois fort capable de retrouver des forces au cas où l’on tenterait de s’en prendre à vous, car elle vous aime infiniment…
— Si vous voulez bien interrompre cette intéressante controverse, coupa Guillaume, impatienté, j’aimerais que nous revenions à nos moutons. C’est pour quand, ce mariage ?
— Elle ne me l’a pas dit mais je crains que ce ne soit proche.
— C’est ce que nous allons savoir. Félix, tu m’excuseras auprès de ce bon M. Clément que j’avais prié à dîner… Je le reverrai pour le premier coup de pioche.
— Sois sans crainte ! Je vais le nourrir et l’abreuver… mais que prétends-tu faire ?
— Je vais à Nerville.
La réaction de Mlle de Montendre fut immédiate.
— Je vais avec vous.
— Certainement pas. Si votre amie entend assumer seule les vicissitudes de l’existence, ne la privez pas de ce plaisir ! Je suis votre dévoué serviteur, mademoiselle !
Il courait déjà vers les écuries mais un coup d’œil au ciel lui montra les nuages gris apportés par la marée, et il retourna vers la maison pour y prendre un manteau de cheval et un chapeau. Quelques instants plus tard, il quittait Varanville à cette allure de tempête que lui et Ali affectionnaient. Cependant, restés à la même place, les deux autres ne perdirent rien de ce départ tumultueux.
— Que pensez-vous qu’il fera ? demanda Rose qui contemplait encore d’un œil absent la vague de poussière soulevée par les sabots du cheval.
— Honnêtement, je n’en sais rien. Notre tête rouge est un homme imprévisible. Il est tout à fait capable d’enlever Agnès de force afin de la ramener à Chanteloup !
— Hmmm !… un enlèvement ! susurra Mlle de Montendre avec la mine d’une chatte à qui l’on propose un bol de crème. Et par un tel homme ! Que ce doit être excitant ! Je suis certaine qu’Agnès adorerait ça… à condition toutefois qu’une chevauchée si passionnée ne s’achève pas dans les jupons d’une vieille comtesse.
— Et où voudriez-vous qu’elle s’achève ?
— Mais… devant un prêtre par exemple ? Mon cher Félix, vous êtes un homme exquis, seulement votre imagination est déplorable. C’est cela, un enlèvement : un départ vers l’amour. Pas vers une douairière !
— Alors ne rêvez pas ! Jamais Tremaine ne l’épousera !
— Elle l’aime pourtant… et à en juger sa réaction à lui, elle ne doit pas lui être indifférente.
— C’est possible mais ce n’est pas certain. Il y a du Don Quichotte chez Guillaume. Sans compter un goût prononcé pour la protection des choses fragiles et des œuvres d’art. À Paris, je l’ai vu mettre deux pouces d’acier dans le bras d’un jeune dindon qui, dans l’atelier de Fragonard, s’était permis d’ajouter une touche… indécente à l’un de ses charmants tableaux. En outre, je sais que ses captives n’ont jamais eu à se plaindre de lui.
— Ses captives ? souffla Rose, les yeux ronds.
Visiblement ravi de choquer la jeune fille, Varanville lui offrit un sourire où le sardonique le disputait au suave.
— Mais oui, ses captives ! Durant des années Tremaine a commandé une sorte de flûte qu’il avait fait construire et armer d’une dizaine de canons pour le commerce dans le golfe du Bengale, dans celui du Siam et même en mer de Chine. Il lui est arrivé d’acheter des esclaves ou alors d’en libérer quand il s’en trouvait sur un navire abordé…
— Des esclaves ? Cet homme admirable serait un… un négrier ?
— Plus ou moins ! Il revendait volontiers les hommes. Quant aux femmes, il les traitait… agréablement quand elles étaient jeunes et jolies, ce qui lui valait de s’en trouver parfois bien encombré.
— Incroyable !… mais combien passionnant !
À la vibration de sa voix, à l’émerveillement qui illuminait ce jeune visage rond et frais, Félix commença à se demander s’il avait eu raison de brosser un tableau si haut en couleur pour une imagination certainement fort vive. Un sourire flottant sur ses lèvres, Rose rêvait visiblement les yeux ouverts tandis qu’il la ramenait vers la maison. Elle ne disait plus rien ; elle était ailleurs : quelque part en mer de Chine peut-être, contemplant Guillaume, ses cheveux rouges claquant au vent en train d’aborder, sabre au clair, une jonque bariolée emplie jusqu’au bord de jolies filles. Soudain mécontent, Félix se sentit frustré : après tout, lui aussi comptait quelques aventures exotiques !… Posant une main impérieuse sur le bras de la jeune fille pour la faire redescendre sur terre et l’obliger à lui faire face, il déclara :
— Si l’enlèvement a pour vous tant de charmes, mademoiselle de Montendre, je suis à votre disposition pour vous en faire tenter l’expérience.
Emporté par une fureur que leur entente profonde communiquait à son cheval, Tremaine dévorait les deux petites lieues qui séparaient Varanville de Nerville. Hameaux, taillis, chemins creux, croix de chemins et profondes futaies filaient comme un vent d’orage sur les flancs du centaure à deux têtes sans troubler une seule seconde la fixité de son regard. Guillaume ne savait pas très bien ce qu’il allait dire ou faire, mais une chose était certaine : cette fille se moquait de lui, le tournait en dérision après sa fracassante et publique déclaration d’un amour qui n’existait pas sinon dans son esprit malade. À cause d’elle il aurait pu mourir sous les balles de son bandit de père. Il s’était couvert de ridicule pour la sauver d’un mariage qu’aucune femme saine de corps et d’esprit ne pouvait accepter sans dégoût. Mieux encore ! Le sacrifice d’Albin Perigaud lui permettait d’échapper aux entreprises de cet affreux vieillard sans que quiconque y vît inconvénient. Cette histoire de fiançailles officielles ne tenait pas debout selon l’éthique personnelle de Tremaine. La bague aurait dû être rendue au lendemain de la mort de Nerville, quelles que fussent les protestations que le « fiancé » eût élevées… en admettant qu’il en eût encore la force, et il ne restait plus qu’à laisser le temps faire son œuvre et l’oubli s’installer sur cette vilaine histoire. Mais c’eût été trop simple, trop normal surtout ! Leur grand tort à tous – Rose, Félix, les Mesnildot et lui-même ! – était d’avoir imaginé un seul instant que la fille du Diable pouvait être différente de son père !
La violence de la course entretenait sa colère, l’excitait même. Pourtant quand il atteignit l’allée de vieux chênes tordus par les vents qui menait au château, une pluie diluvienne s’abattit sur la voûte de feuillage encore tendre et la transperça, inondant sa tête nue – le chapeau était resté accroché quelque part dans la forêt du Rabey – sans qu’il en éprouve un vrai désagrément. Au contraire, il mit Ali au pas pour mieux jouir de cette douche qui rafraîchissait son front brûlant, ouvrant même la bouche afin de la recevoir en lui. Aussi avait-il recouvré presque tout son sang-froid quand il déboucha en vue de ce château où il s’était cependant juré de ne jamais pénétrer. Ce qu’il vit le laissa confondu : cette noble construction où, depuis le Moyen Âge jusqu’au Grand Siècle, chaque génération avait laissé sa marque suait la misère.
Bien qu’elle fût d’intrépide granit gris, des lézardes se creusaient comme autant de rides, des planches aveuglaient certaines fenêtres sans doute dépourvues de carreaux, un trou béant et déchiqueté laissait pénétrer l’eau dans l’un des deux pavillons carrés en forte saillie sur le corps de logis où s’effritaient de délicates ciselures à l’italienne. Quant au donjon qui dominait l’ensemble, il ne se pouvait voir que d’un seul côté, celui qui gardait encore quelques créneaux, les autres ayant commencé à fondre depuis sans doute des années.
Tandis qu’arrêté sous l’abri précaire d’un énorme pin Tremaine découvrait ce naufrage où s’inscrivait la folie égoïste du dernier maître, une idée lui vint en même temps que se présentait à sa mémoire l’image d’Agnès pénétrant dans le salon de Mme de Chanteloup, vêtue de sa belle robe rouge clair qui contrastait si heureusement avec la triste vêture grise du souper de Valognes : le vieux baron avait sans doute avancé une belle somme d’argent à son futur beau-père et, à présent, il exigeait qu’Agnès acquitte la facture…
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