Soudain les dimensions de sa chambre lui parurent trop étroites pour l’univers turbulent qu’enfermaient sa poitrine et son cœur. Il éprouvait le besoin d’une grande goulée d’air vif et de se plonger dans la nature en plein renouveau. Il sortit en courant – Félix s’était rendu à la seule métairie qui lui restât – et s’élança vers le verger où les pommiers alignaient d’énormes houppes de fleurs à peine écloses dont cependant le moindre vent un peu insistant emportait les pétales pour les étaler sur l’herbe neuve comme une neige odorante.

Il se sentait si heureux, à présent, tellement délivré, qu’il avait envie d’étreindre cette terre normande dont il savait qu’elle ne le repousserait plus mais qu’elle récompenserait au contraire la peine qu’il se donnerait pour l’enrichir et l’embellir encore.

Comme il ne connaissait pas d’autre moyen que celui d’ouvrir les bras, il se laissa tomber de tout son long sur l’herbe humide, y enfouit son visage comme il l’eût fait dans la chevelure d’une femme, se roula dedans ainsi qu’il le faisait autrefois à Québec lorsque la neige disparue laissait la terre couverte de sa mince fourrure d’un vert si tendre et que les primevères commençaient à dérouler leurs délicats pétales jaunes. Il sortait toujours de ce bain de nature trempé et plutôt boueux, sachant parfaitement qu’une correction l’attendait, mais c’était plus fort que lui : chaque année il recommençait…

Un peu calmé, il rit tout seul de ce retour aux sources qu’il n’avait jamais eu l’occasion de pratiquer aux Indes, ce pays de l’éternel été. Là-bas, c’était plutôt la mousson qui le jetait hors de lui-même et le poussait aux extravagances : quand, après des semaines et des semaines d’accablante chaleur où tout séchait et craquait, arrivait la pluie diluvienne et bienfaisante, il arrachait ses vêtements et courait nu à travers le jardin pour se laisser fouetter à satiété par l’eau du ciel qu’il lui semblait absorber par tous les pores de sa peau.

Un jour, il découvrit qu’il n’était pas seul à pratiquer ce rite païen : la rencontre qu’il fit alors marqua sa vie d’un souvenir si brûlant qu’il se hâta de le rejeter à cet instant où il lui revenait à l’esprit. La page était tournée des initiations un peu perverses et des amours exotiques. Doué d’un tempérament ardent sous une apparente froideur, il attirait les femmes et en tira souvent des plaisirs infinis où son cœur ne participait guère… sauf peut-être cette unique fois…

La cloche du manoir qui l’appelait au repas l’aida à chasser une image demeurée troublante. Félix devait être rentré et Guillaume se hâta de rejoindre l’existence qu’il s’était choisie et qu’il fallait à présent construire de toutes pièces…

IX

AGNÈS

L’état de grâce pour Guillaume dura environ une semaine, jusqu’à ce joli matin où, en compagnie de M. Clément, son architecte, il examinait les plans proposés par celui-ci. Il en fut enchanté tant l’artiste avait apporté de soin à lui plaire, sans avoir d’ailleurs eu à déployer une grande imagination. Les goûts de son client restaient dans les limites d’une élégante simplicité. Il ne s’agissait pas d’écraser La Pernelle sous le poids d’une construction prétentieuse mais de s’intégrer aussi harmonieusement que possible au paysage en laissant la suprême domination au clocher de l’église.

Il y avait, dans la vallée de la Rance, une maison dont Tremaine gardait le souvenir : c’était une malouinière bâtie à la fin du siècle précédent ou au début du XVIIIe par l’un des directeurs de la Compagnie des Indes : deux étages sur sous-sol coiffés d’un grand toit d’ardoises ornés de lucarnes en « chien-assis » et d’un petit fronton triangulaire pour marquer la distinction.

Le bâtiment s’ordonnait de part et d’autre d’un avant-corps à pans coupés, celui-là même que surmontait le léger fronton. Neuf fenêtres par étage pour la façade principale à cause de l’avant-corps, mais sept seulement sur l’arrière de la maison. L’architecte se conforma à ces indications. Néanmoins, la malouinière encadrait ses hautes fenêtres à petits carreaux d’un chaînage de teinte différente, ce qui ne lui plaisait guère et pas davantage à Guillaume. On décida donc d’employer seulement la belle pierre blonde de Valognes mais, pour animer les façades, M. Clément se livra à un jeu subtil sur plusieurs formes de linteaux, ne dessinant qu’un seul balcon à la fenêtre du centre. De hautes cheminées achèveraient de donner de l’élan à cette construction qui ne serait pas plus un château que n’était manoir celle de la rive nord du Saint-Laurent : simplement une grande maison où une famille et des serviteurs pourraient avoir leurs aises. Plus imposantes sans doute seraient les écuries pour lesquelles Tremaine se montrait intransigeant. Le bon M. Clément dut recommencer trois fois ses épures avant que le sourcil froncé de son client retrouve sa ligne naturelle.

Ce matin-là, donc, tout était au point et Guillaume rayonnait. Le défrichement de l’emplacement prévu s’achevait. On allait pouvoir procéder au premier coup de pioche.

— Vous avez fait un excellent travail, dit-il à son architecte, et vous n’avez pas perdu de temps. Espérons que la construction marchera aussi rondement.

— Je ne vois pas pourquoi il en irait autrement. Nous avons devant nous plusieurs mois de beau temps avec la fin du printemps, l’été et le début d’automne. En outre, vous offrez des salaires considérables et les hommes que j’ai recrutés sont prêts à s’arracher les tripes pour cette maison. Cependant, il faut compter avec les tempêtes et le mauvais temps qui nous posera problème…

— À votre avis, quand pourrai-je pendre la crémaillère ?

— Pour que tout soit fini ? Dans un an environ. N’oubliez pas qu’il faut songer aussi aux décorations intérieures et aux meubles… En ce qui concerne les peintures, je crois que vous pouvez faire confiance à l’homme que je vous ai présenté…

— S’agissant du mobilier, j’ai déjà acheté plusieurs pièces de choix qui sont entreposées dans un garde-meuble parisien avec les objets que j’ai rapportés des Indes et de Chine, mais je compte faire encore quelques visites chez les ébénistes du faubourg Saint-Antoine, sans compter ceux de Caen ou de Rouen. Je crois que nous avons bien mérité un verre de bon vin pour nous faire attendre le dîner ! ajouta-t-il en se détournant pour appeler Marie.

C’est alors qu’il les vit par une fenêtre du salon et que la surprise lui fit oublier ses intentions œnologiques : Rose de Montendre et Félix se promenaient ensemble sous la charmille et entretenaient apparemment une discussion qui, pour être animée, semblait empreinte d’une certaine douceur. La jeune fille était visiblement émue. De temps en temps elle portait un petit mouchoir à son nez et l’attitude de Varanville suggérait un grand désir de consolation.

Un large sourire fendit la figure de Guillaume. Si ces deux-là réussissaient à s’entendre, ce serait la meilleure chose qui pût arriver à Félix, non à cause de la fortune de la jeune fille – qui n’était pas à dédaigner cependant – mais parce qu’il aurait en elle une compagne pleine de gentillesse et de vitalité, courageuse aussi, et auprès de qui il pourrait cheminer au long de l’existence en regardant grandir les beaux enfants qu’une jouvencelle aussi épanouie ne manquerait pas de lui donner. Ils continueraient après lui le vieux nom de Varanville, si près de s’éteindre pour le moment. En fait, ils formaient un couple tout à fait charmant…

L’apercevant à la fenêtre, Félix et Rose changèrent soudain de direction et accoururent vers lui. Pour les rejoindre plus vite, il enjamba l’appui et vint à leur rencontre. Son joyeux sourire s’effaça : Rose pleurait, et Félix semblait tout à fait désemparé.

— Est-ce que je peux faire quelque chose ? proposa-t-il après avoir baisé la main de la jeune fille d’une façon plus affectueuse que protocolaire. On dirait que vous êtes en plein désarroi, vous deux ? ajouta-t-il en appuyant, avec un rien de malice, sur les mots qui les rassemblaient.

Rose se moucha.

— Vous pouvez le dire ! En fait… je ne sais pas du tout si vous pouvez quelque chose. Si je suis venue vers vous, c’est conduite par mon nez à la façon d’un petit chien qui va d’instinct vers ceux qu’il préfère et dont il espère qu’ils sauront le comprendre.

— Qu’il est donc agréable de se savoir préféré ! remarqua Félix d’un ton si pénétré que Guillaume faillit se mettre à rire. Surtout par un aussi joli petit chien !

Décidément, il y avait quelque chose de changé sous le soleil ! Les mauvais jours que l’on venait de vivre paraissaient avoir bien rapproché ces deux-là.

Tremaine offrit à son ami un sourire moqueur.

— Tu tournes peut-être bien le madrigal, mais tu me parais un piètre consolateur ! observa-t-il. Je vois des larmes.

— Ne l’incriminez pas ! plaida Rose avec sa fougue habituelle. M. Félix est presque aussi désemparé que moi. Il s’agit d’Agnès, voyez-vous !

— Encore ! grogna Guillaume, sa belle humeur envolée. Dieu me pardonne, ma chère enfant, mais vous devriez cesser de vous tourmenter à ce point pour votre amie. N’est-elle pas assez grande pour se conduire seule ?

— En apparence seulement, je le crains…

— Allons donc ! Que peut-il lui arriver de désagréable, à présent qu’elle est délivrée d’un père odieux ?

— Le mariage avec Oisecour, tout simplement !

— Comment cela, le mariage ? L’autre jour, nous avons laissé cet auguste vieillard à moitié mort. Ne me dites pas que la peur éprouvée lui a rendu des forces ?

— Je n’en sais rien ; je ne l’ai pas revu mais je sais qu’Agnès s’apprête à l’épouser.

— Qu’est-ce que cela signifie ? Elle est devenue folle ?