— Est-ce qu’il va mourir, lui aussi ? demanda Guillaume.
— Je ne pense pas, opina l’homme de l’art, mais il vient d’être fort secoué. Quel spectacle pour un homme de son âge !
— Celui qu’il s’apprêtait à nous offrir en épousant une jouvencelle de dix-huit ans était aussi choquant à mon sens, fit Tremaine, impitoyable. Espérons que la peur lui en aura fait passer l’envie ! En attendant, je vais chercher la voiture…
Quand, un moment plus tard, lui et Félix rejoignirent leurs chevaux près desquels une petite foule s’était assemblée, ils furent reçus par un feu roulant d’acclamations.
Louis Quentin, en dépit de sa mauvaise jambe, prit le bailli de vitesse, lâcha son bâton et se jeta dans les bras de Guillaume, pleurant et riant tout à la fois.
— Vous pouvez pas savoir c’qu’on est heureux, m’sieur Tremaine…
— Appelez-moi donc Guillaume ! Vous savez bien que je suis des vôtres.
Le vieux s’empourpra comme un coucher de soleil et se mit à sangloter de joie et d’émotion… Le bailli Renouf en profita pour prendre la parole.
— Il dit vrai. De la vieille redoute du cimetière, nous avons tout vu. C’est un beau jour pour Saint-Vaast que celui où disparaît le dernier des Nerville. Nous vous en sommes tellement reconnaissants !
— Si vous avez tout vu, vous savez à qui doit aller votre gratitude… et vos regrets ! Un innocent a été envoyé aux galères il y a trente ans, et c’est lui qui vient de se sacrifier pour vous débarrasser de votre mauvais génie.
— Nous ferons dire des messes auxquelles tous assisteront, regrettant seulement de ne pouvoir faire plus. Nous l’avons déjà dit à M. de Folleville qui était avec nous et qui, du haut du parapet, a béni la baie et donné l’absolution à cet homme si courageux. Il est allé jusque chez lui chercher quelque chose… mais le voilà qui nous revient !
Le curé, en effet, accourait, la soutane relevée à deux mains découvrant les jambes un peu arquées d’un cavalier et de grands pieds véloces chaussés de souliers à boucle.
— Quelle horrible mort ! fit-il, un brin essoufflé. Il arrive, décidément, que la justice du Seigneur prenne de drôles de chemins ! Quoi qu’il en soit, ce qu’il fait est bien fait. Tenez ! J’ai ceci à vous remettre.
De sa vaste poche, il tira une lettre qu’il tendit à Tremaine.
— L’homme qui vient de se sacrifier est venu chez moi hier à la nuit close me demander de l’entendre en confession et me donner ce billet en insistant pour qu’il vous soit remis ce matin, après le duel. Naturellement j’ai accepté mais pour la confession j’ai dit qu’il ferait mieux de venir à l’église avant la première messe. Il m’a répondu qu’il devait partir pour un très long voyage et qu’il voulait être en paix avec Dieu avant de prendre la route. J’ai accédé à son désir et voici la lettre !… Non, ne l’ouvrez pas maintenant : ce malheureux désirait expressément que vous soyez seul lorsque vous la liriez.
Guillaume acquiesça d’un hochement de tête, remercia le prêtre, empocha le billet, alla serrer des mains mais refusa de se laisser entraîner à l’auberge. Il comprenait que ces gens souhaitent célébrer la disparition d’un homme détesté, mais c’eût été fêter aussi celle de l’ancien galérien et cela, Tremaine ne le voulait à aucun prix. Au contraire, il aspirait à se retrouver dans la solitude de sa chambre pour y penser à cet homme que sa mère aimait et pour tenter de le mieux connaître à travers les mots qu’il lui laissait…
Albin Perigaud n’était pas grand clerc : son écriture, ronde et régulière, était celle d’un enfant appliqué. Mais il se dégageait de cette feuille, soigneusement pliée et cachetée d’un petit morceau de résine de pin, une force et une sincérité entraînantes. Avec des mots simples et des phrases courtes, il évoquait sa vie de jeune homme, son amour pour Mathilde et ce grand désir qu’ils avaient tous deux de partir au loin pour vivre ce même amour sans avoir à combattre ou à en répondre devant quiconque sinon le Tout-Puissant. « Chacun de nous savait que, pour être heureux, il n’avait besoin que de l’autre… » Et puis le meurtre de la Simon, la peur de représailles dont Mathilde pourrait être victime, son départ pour Québec au moment même où la maréchaussée arrêtait Albin. Sur le procès trop rapide, la condamnation sans véritables preuves et le départ pour le bagne, le scripteur ne disait presque rien. Pas davantage sur les années terribles passées les fers aux pieds à charrier des pierres ou des munitions dans le port de Brest. On sentait sous cette plume une pudeur nourrie, peut-être, d’une fierté à jamais blessée.
Curieusement, Perigaud s’étendait davantage sur ce qui aurait dû être le pire de son calvaire et qui, cependant, l’avait rendu à sa condition d’homme : l’arrivée en Bretagne de ces galères si typiquement méditerranéennes et qui, cependant, ne venaient que de L’Orient où, depuis des années, la Compagnie des Indes en avait entrepris la construction sans jamais l’achever. Un grand marin dont Albin taisait le nom, bailli de Malte et homme rude s’il en fut, en prenait le commandement. Celui-là était normand et, pour la chiourme qu’il allait enchaîner à ses bancs de nage, il choisit les hommes les plus robustes et, de préférence, ceux de sa terre natale dont, mieux que quiconque, il connaissait les qualités de résistance, d’endurance : Perigaud demanda à être de ceux-là… pour que ça aille plus vite. Par les récits de marins, il savait que l’on ne vivait guère vieux sur les longues et légères coques rouge et or taillées pour la vitesse, qui contrastaient si fort avec les hauts vaisseaux ronds auxquels l’œil était habitué.
La peine y était plus dure qu’à terre et le fouet des comités plus cinglant peut-être. Mais le bailli était un homme juste et non seulement Albin ne mourut pas, mais il développa une force dont il se croyait incapable. En outre, il naviguait. De sentir le mouvement des vagues sous la carène de la galère, même dans ces conditions effrayantes, il tirait cette ombre de joie que connaissent tous ceux dont la mer a toujours été l’unique horizon. De l’aventure des galères en Manche puis en mer du Nord – aventure qui ne fut pas couronnée de succès –, le condamné tira l’estime de ce bailli dur à cuire qui, au moment de regagner son île, demanda sa grâce et l’obtint. Deux ans après la mort de Mathilde, son ancien amoureux était de retour au pays mais pour s’y cacher. À son aide, en effet, l’homme de Malte avait mis une condition : Albin devait jurer sur la Croix qu’il ne chercherait pas à tirer vengeance de son persécuteur. « Si, comme tu le prétends, tu as été condamné à tort, ne charge pas ton âme d’un crime qui cette fois serait bien réel, lui dit le bailli. Peut-être, d’ailleurs, Dieu en a-t-il déjà disposé. S’il n’en est rien, il faut le laisser vivre.
— Même s’il devait encore s’attaquer à un être innocent, mettre une autre vie en danger ?
— Dans ce cas-là, et seulement dans celui-là, tu pourrais frapper, mais ensuite te livrer. »
Albin avait juré…
Revenu en Cotentin, il s’était terré, sachant bien qu’il ne lui restait ni parents ni amis. Il avait rejoint le petit peuple des bûcherons et des charbonniers dans les grandes parcelles restant de l’antique et immense forêt de Brix, où il avait fini par retrouver une sorte de paix. Les petites gens l’acceptaient, auxquels il rendait de menus services, et parfois il allait jusqu’à La Pernelle pour regarder Saint-Vaast, ou même jusqu’à Gatteville afin de contempler le raz de Barfleur où, un jour, sa galère et lui avaient manqué périr. Il s’y rendit plus souvent lorsqu’en 1774 on y construisit un petit phare11, auquel il s’intéressa, offrit même ses bras, avant de retourner dans ses bois. Il se rapprocha quand on sut que le comte de Nerville, à peu près ruiné, regagnait son château qui l’était presque autant. Dès lors, il le surveilla, craignant et espérant à la fois le forfait qui leur permettrait d’en finir, à l’un et à l’autre. Rien ne venait jusqu’au jour où, à La Pernelle, il rencontra Guillaume…
« Ce jour-là, écrivait-il, je sus que mon heure allait venir et qu’il fallait que je sois vigilant. Vous étiez là pour rester et j’ai compris en vous voyant, en vous entendant, que vous ne toléreriez pas un Nerville dormant paisiblement sur ses crimes. J’ai compris surtout que vous étiez le fils que j’aurais aimé avoir, celui que Mathilde m’aurait donné à moi !…
« En la ramenant à La Pernelle, vous m’avez donné la seule joie que je puisse encore attendre. La dernière. Soyez-en remercié et que Dieu vous bénisse, vous et ceux qui sortiront de vous, les petits-enfants de Mathilde. Choisissez-leur une mère digne d’elle !… »
Lentement, Guillaume replia les feuillets de papier, du beau papier présentant seulement de menus défauts, sans doute le cadeau d’un des papetiers de la Saire. Il y appuya sa main avec force comme s’il cherchait à en pénétrer sa peau, puis le rangea soigneusement dans le portefeuille en maroquin où dormaient déjà, avec la lettre de Mlle Lehoussois, ses papiers les plus précieux. Entre autres, le testament de Père Valette et quelques feuillets écrits de sa main. En revanche, il en ôta le billet meurtrier de Nerville, celui qui avait attiré Mathilde dans le piège de l’assassin, et le brûla sur les bûches incandescentes de sa cheminée, regardant la feuille froissée se tordre et se consumer comme un damné au feu de l’enfer.
Ce faisant, il pensait qu’il faudrait faire lire la lettre à Félix dont la loyale amitié méritait bien cette marque de confiance. Mais plus tard. Il éprouvait le besoin de garder un moment pour lui seul ces confidences posthumes. Quant à ce regret qui lui venait de ne pouvoir enterrer Albin auprès de son unique amour – il était rare que les sables rendissent leurs victimes –, il le compenserait en faisant élever une stèle à sa mémoire régénérée…
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