— Elle sera la première à habiter là-haut, près de la maison qui aurait dû être la sienne et qui portera le nom de notre vieux « manoir » du Saint-Laurent…

— Tu te bats le lendemain, Guillaume, et tu ne peux être certain de l’emporter. Alors à quoi bon ?

— En ce cas j’irai dormir auprès d’elle, à l’ombre de l’église… et vous hériterez d’une partie de ce que je possède. Félix de Varanville sait déjà ce qu’il devra faire. Tout est en ordre. Inutile d’y revenir !

La discussion s’arrêta donc là. La vieille sage-femme, que ne faisait trembler aucune des sanies du corps humain, qui savait enfermer dans leur linceul les cadavres les plus répugnants, se demandait si elle allait trouver la force de supporter ce qui allait suivre. Jamais elle ne s’était sentie aussi vieille. Peut-être parce que ses genoux, habitués pourtant depuis l’enfance au contact de la terre, tremblaient, en dépit de l’épaisseur des vêtements, sur l’herbe humide qui lui parlait de rhumatismes. Dans ses mains, elle tenait un grand mouchoir à carreaux au milieu duquel se cachait un flacon de sels prêt à servir. Tout ce qu’elle espérait, c’était avoir le temps de se le mettre sous le nez. Alors, elle priait éperdument, du fond de son angoisse, pour que l’horreur s’éloigne d’elle et de ce garçon obstiné dont les yeux fouillaient la tombe…

Elle n’était pas bien profonde, d’ailleurs ! On ne s’était guère donné de mal pour couvrir le pauvre corps meurtri et Mlle Lehoussois le savait. Aussi les fossoyeurs, à qui Guillaume avait promis de l’or, procédaient-ils à leur tâche avec toute la délicatesse dont ils étaient capables. Ils y étaient allés à grands coups de pioche pour arracher les premières mottes où s’enracinaient les herbes folles, mais maintenant ils maniaient leurs outils précautionneusement comme s’ils craignaient de blesser celle qui reposait là. Chacun d’eux guettait le premier éclat de bois qu’il trouverait sur sa pelle…

Soudain, l’un d’eux, dont l’oreille exercée venait de percevoir une sorte de résonance, leva la tête et regarda Tremaine.

— Y s’peut que je m’trompe, mon gentilhomme, mais on dirait ben qu’la boîte a t’nu…

Il se pencha, se mit à écarter la terre à la manière d’un chien et découvrit bientôt une partie de la planche du dessus.

— C’est pas croyable, fit son compagnon. C’bois, c’est pourtant pas grand-chose, et y tient toujours après tant d’années ! À croire que l’Bon Dieu a point voulu qu’cette mauvaise terre touche la pauvre femme !

Se relevant aussi vite que le permettaient ses genoux ankylosés, Mlle Anne-Marie rejoignit au bord du trou le prêtre et son cortège juvénile. On pouvait voir le couvercle, il était entier.

— C’est un miracle, s’écria-t-elle en se signant ostensiblement. Et s’il était encore besoin du jugement de Dieu, je crois que nous l’avons. Qu’en dites-vous, monsieur le Curé ?

Celui-ci, l’abbé de Folleville nommé depuis peu par l’abbé de Fécamp coseigneur de Saint-Vaast, était un homme encore jeune. S’il venait de la région de Bernay en pays d’Ouche – presque un « horsain » pour ceux de la grande péninsule ! –, il n’en forçait pas moins la considération, voire le respect, de ses ouailles, si rudes et difficiles à manier qu’elles fussent. Cet homme des plateaux et des vallées savait parler le langage qui convenait à ces hommes de la mer, ainsi qu’à ces femmes difficiles à atteindre et si entières dans leurs inimitiés quand ce n’était pas leurs haines. Mlle Lehoussois était de celles qui l’intéressaient et qu’il savait sonder. Son exclamation grandiloquente lui arracha l’ombre d’un sourire.

— Un miracle, c’est un bien grand mot, fit-il, mais ce peut être un signe !…

Le vent du matin porta sa parole à la petite foule qui, du coup, se signa largement. Certaines de celles qui étaient là – les calomniatrices de Mathilde bien sûr ! – n’avaient pas obéi à l’ordre sans arrière-pensée ni sans concertation. La Simone et ses amies comptaient bien qu’il leur serait donné l’occasion de créer quelque scandale. À l’origine tout au moins, car la présence de l’officier de justice, du bailli, des soldats et des nobles voitures les incitait à la prudence. Aux paroles de M. de Folleville, elles comprirent qu’elles joueraient une aventure dangereuse en s’obstinant dans leur attitude.

Sortir le cercueil qui, tout de même, ne tenait plus guère était une tâche des plus délicates. Sur l’ordre de Tremaine, on se contenta de lever le dessus qui révéla une forme désincarnée, réduite, presque ténue sous un enveloppement de linge bruni et usé auquel on ne toucha pas. Guillaume ordonna que l’on soulève la dépouille à l’aide de la planche du dessous. Cela demanda un grand quart d’heure d’efforts avant que les restes de Mathilde fussent déposés, terre et fragments de drap y compris, sur la soie blanche qui l’attendait et que l’on referma, non sans que le prêtre eût dit une prière, encensé et aspergé ce qui avait été une belle jeune femme pleine de vie et d’espérance.

Tandis que l’on fermait le cercueil, qu’on le recouvrait d’une pièce de velours noir galonnée d’argent et qu’on déposait le tout sur le char attelé de deux vigoureux percherons qui allait conduire Mathilde à la demeure choisie par son fils, celui-ci se tourna vers le groupe des femmes que l’abbé de Folleville s’apprêtait à placer à la suite de l’équipage.

— Merci, monsieur le Curé, d’avoir proposé cette espèce de pèlerinage expiatoire, mais c’est inutile : je ne veux pas de ces femmes !

— Pourquoi donc ? Ce n’est pas une pénitence bien terrible, et elle est amplement méritée…

— Sans doute mais elles n’éprouvent aucun repentir. Elles sont là parce que, sur la décision de Mgr l’Évêque, vous l’avez ordonné. Cependant elles n’ont aucun regret de ce qu’elles ont fait. Aujourd’hui ma mère a remporté la victoire : elle n’a que faire de tramer, à la manière des triomphateurs romains, une poignée de captives derrière son char. Qu’elles s’en aillent ! Mathilde Tremaine n’en reposera que plus en paix.

— C’est… qu’il n’y a pas qu’elles.

En effet, une trentaine d’hommes qui s’étaient tenus à l’écart jusque-là, dans le voisinage des vieux soldats, se dirigeaient vers eux. Certains étaient déjà âgés, d’autres beaucoup plus jeunes, mais tous solides Cotentinois, pêcheurs, cultivateurs, artisans. Ils avaient des visages rudes et des yeux habitués à regarder la mer et le soleil. Le plus vieux, qui s’appuyait sur un bâton, vint droit à Guillaume.

— Je suis Louis Quentin, le fournier de Saint-Vaast. J’ai bien connu votre grand-père et surtout votre oncle Auguste qui était presque mon jumeau. Ce que j’ai à dire, c’est plutôt difficile parce que c’est pas d’hier qu’on a eu regret de ce qu’on a laissé faire aux femmes. Certains, dont moi, parc’qu’ils étaient pas là d’ailleurs… Mais il faut que ça soit dit. Que vous n’vouliez pas d’elles, ça vous regarde ! Nous, les hommes, on vous d’mande, comme une faveur, de nous laisser accompagner Mathilde jusque là-haut… Ça voudra dire que vous nous pardonnez en son nom et aussi ça s’ra un honneur. Et puis une façon de vous faire savoir que Saint-Vaast c’est pas seulement une poignée de commères à la langue trop bien pendue…

— J’en suis presque, de Saint-Vaast, dit Guillaume. Alors je sais ça depuis longtemps ! Croyez… que je suis touché de votre geste. Je vous en remercie du fond du cœur…

Plus ému qu’il ne voulait le montrer, il tendit les deux mains pour saisir celles de cet homme dont le regard chaleureux brillait de larmes, l’attira vers lui et l’embrassa.

— J’accepte bien sûr avec une grande joie. Nous ferons le chemin ensemble. Ce sera peut-être la seule fois où nous pourrons causer, vous et moi.

Guidé par Quentin, Guillaume salua tous ses compagnons, serrant à deux mains celles de l’homme qu’on lui présentait. Une joie profonde l’envahissait à les découvrir si proches de lui alors que, durant tant d’années, les gens de Saint-Vaast, à l’exception d’Anne-Marie et de deux ou trois autres, lui laissaient un souvenir d’amertume et de méfiance. Au fond de leurs yeux, il pouvait voir qu’ils le reconnaissaient surtout comme le petit-fils d’un homme aimé et respecté et non comme un personnage rendu puissant par une richesse qu’aucun d’eux n’atteindrait jamais.

— Puisque vous voulez bien accompagner ma mère jusqu’à La Pernelle, leur dit-il, nous allons marcher ensemble. Mais est-ce que le chemin ne sera pas un peu rude pour vous, monsieur Quentin ?

Ce fut son fils Michel qui répondit avec un sourire en coin :

— Faut pas vous fier à sa mauvaise jambe ! Il est capable d’aller d’ici à Barfleur et de revenir sans souffler ! Plus vif qu’un lièvre il est, le père !

— Cependant, j’espère qu’il acceptera mon bras…

Le char s’ébranla et le cortège des hommes à sa suite. Comme il convenait dans les cérémonies de funérailles, Mlle Lehoussois se disposait à prendre place derrière eux quand Félix vint lui offrir de faire la route en voiture. Elle refusa.

— Merci, monsieur, mais je suis bien plus solide encore que le père Quentin !

— D’autant que tu n’iras pas seule, s’écria Annette Quentin, la femme du vieux Louis. On doit bien ça à cette pauvre Mathilde à qui on a fait si grand tort !

— Pas toi. Tu n’en étais pas puisque tu étais chez ta sœur, à Morsalines.

— Sans doute, mais quand je suis revenue, j’ai appris ce qui s’était passé et je n’ai pas levé le petit doigt pour protester parce que j’étais comme beaucoup d’autres : j’avais peur…

Avec elle, cinq ou six femmes décidèrent de gravir, elles aussi, la longue et dure pente qui menait à La Pernelle, et ce fut le tour de la vieille demoiselle de s’épanouir. Il ne resta plus que trois irréductibles autour de la Veuve Dubost qui eut la désagréable surprise de voir sa fille se joindre aux autres, en dépit de la résistance qu’opposa son frère.