— Fallait-il me faire venir jusqu’ici pour me le demander ? fit-elle avec l’ombre d’un sourire. Mais puisque j’y suis, je répondrai. Non, je ne chante pas…
— Pourquoi ? Vous avez une voix… musicale.
— Parce que mon père ne le permettrait pas… je ne dois rire ni chanter. À peine parler.
— C’est inconcevable !
— Non, puisque c’est sa volonté. Il… il déteste m’entendre.
Elle était à peine audible maintenant, n’émettant guère qu’un chuchotement trahissant la pesanteur de son sort et la souffrance qu’elle en éprouvait. Indigné, Tremaine sentait se lever en lui un étrange besoin de consoler, de protéger Agnès : à la seule évocation de son père, l’éclat qui éclairait son visage tandis qu’elle venait à ce rendez-vous incongru venait de disparaître. Cette constatation le rangea instantanément dans le clan de Rose : on ne pouvait laisser Nerville achever de détruire par un mariage odieux cet être que les simples lois de la nature lui ordonnaient d’aimer et de défendre.
— Il vous fait peur à ce point ?
— Plus que vous ne sauriez dire !
— C’est à cause de cela que vous vous laissez marier à ce… ce… je ne trouve pas de qualificatif qui traduise mon dégoût.
— Venez-vous donc d’un monde où les filles peuvent refuser d’obéir à un ordre paternel ?
— Non, reconnut-il. J’ai vu, aux Indes, des jeunes filles, presque des enfants, mariées sans qu’on se soucie de leurs sentiments à des vieillards, ce qui les vouait plus rapidement encore à un sort terrible. La mort du mari ne les délivrait pas car elles devaient alors se laisser brûler vives sur le bûcher où se consumait le corps de leurs époux…
S’il attendait une exclamation d’horreur, il fut déçu. Agnès haussa les épaules avec lassitude et leva sur lui un regard désenchanté.
— Êtes-vous bien certain qu’elles étaient si tristes de mourir, même de cette horrible façon ? Le feu purifie et le contact d’un homme tel que M. d’Oisecour me paraît la pire des souillures…
— Alors n’acceptez pas de la subir ! Je comprends que vous ne puissiez vous opposer à votre père mais il y a d’autres moyens…
— Je n’en vois aucun…
— Moi si. Il y en a au moins un : fuyez !
Elle eut un petit rire navrant et, pour lui, un regard plein d’une naïve déception. Peut-être attendait-elle autre chose ?
— Quelle folie ! Vous ne savez ce que vous dites, monsieur.
— Je suis très sérieux. Laissez-moi organiser votre fuite ! Vous avez bien des parents quelque part… au moins du côté de votre mère ?
— Si j’en ai… et je n’en suis pas certaine, ils ne se sont jamais souciés de moi…
— Il y a Mlle de Montendre ! Elle est votre amie et elle vous aime…
— Elle ? Oui… je le crois, mais ce serait la mettre dans un mauvais cas et, de toute façon, monsieur, je n’accepterai jamais, vous entendez, jamais, de me perdre de réputation ! Je bénéficie déjà de celle de mon père et ma fierté en souffre suffisamment… Cela dit, votre intention est sans doute louable et je vous remercie de l’intérêt que vous voulez bien me porter… mais nous en resterons là, si vous le voulez bien.
Elle s’écartait de lui et ce mouvement lui fut désagréable. Il étendit le bras, saisit sa main qui était chaude et qui tremblait. En se rapprochant de la jeune fille, il sentit une odeur de mousse, de forêt et de lande dont la fraîcheur l’enchanta.
— Je vous en supplie ! pria-t-il. Laissez-moi vous aider ! Comme Mlle Rose, je ne peux pas supporter l’idée de ce mariage.
Elle regarda ce visage semblable à de l’acajou taillé à coups de couteau.
— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?
L’instant suivant, elle était dans ses bras et il caressait de ses lèvres une bouche frémissante qui accueillit son baiser comme le rescapé du désert accueille l’eau fraîche. Il la sentit prête à s’abandonner et regretta aussitôt ce geste instinctif qui l’avait poussé à l’attirer contre lui. En même temps, la pensée de ceux qui devaient venir traversa son esprit et il eut peur pour Agnès. Rendez-vous galant, peut-être, mais ceci allait trop loin : s’il les trouvait enlacés, ce démon de Nerville était capable de tuer sa fille…
Il l’écarta de lui doucement mais garda sa main qu’il baisa rapidement.
— Veuillez me pardonner ! Je n’ai pas été maître… d’une impulsion… mais à présent, je vous supplie de partir… et vite !
— Une impulsion ?
Il y avait un monde de déception dans ces quelques syllabes. En même temps, les larmes montèrent aux yeux de la jeune fille qui, se détournant brusquement, s’enfuit en courant. Comprenant qu’il venait de la blesser, Guillaume s’élança derrière elle pour tenter de se faire pardonner, mais en débouchant du bosquet il la vit rejoindre le groupe composé de Nerville, de son futur gendre et de Rose. Celle-ci venait de prendre affectueusement le bras de son amie dont l’émotion était impossible à dissimuler.
Tremaine ne pouvait reculer. Tenter de se fondre parmi les arbres ne pouvait qu’aggraver la situation. Il se contenta de tirer sa pipe, d’en taper le fourneau contre son talon comme s’il venait de fumer, la remit tranquillement dans sa poche et marcha d’un pas paisible vers ces quatre paires d’yeux qui le regardaient venir avec des expressions bien différentes. Ce fut le vieux baron qui ouvrit le feu de sa voix perchée.
— Qu’avez-vous osé faire à ma fiancée, monsieur ? Je la vois sortir toute bouleversée de ce bouquet d’arbres et vous apparaissez aussitôt ? La conclusion s’impose, il me semble, et…
— Est-ce que « bouleversée » n’est pas excessif pour une petite peur ? fit Tremaine avec un sourire narquois. Mademoiselle qui, si j’ai bien compris, souffrait d’une légère migraine s’est réfugiée sous ces branches afin d’y trouver quelque fraîcheur. Malheureusement c’est moi qu’elle a trouvé. Je m’étais retiré là pour fumer. Une vieille habitude de coureur des mers peu prisée des salons. Ma présence, je le crains, lui a causé un certain effroi…
— Il ment ! coupa la jeune fille. Il m’avait priée de le rejoindre ici… Nous… nous nous aimons et… d’ailleurs, il vient de m’embrasser ! Merci de votre galanterie, cher Guillaume, mais c’est inutile…
Le glapissement horrifié du « fiancé » fut couvert par une furieuse exclamation du père :
— Taisez-vous, Oisecour, c’est à moi de régler cela ! Emmenez plutôt ma fille : je vous l’ai donnée, elle est donc à vous. Nous allons partir dans un instant, dès que j’en aurai fini avec ce personnage. Et… envoyez-moi donc vos laquais ! Avec des bâtons si possible…
Le dernier mot s’étrangla dans son jabot de dentelle : Tremaine, incapable de se contenir plus longtemps, venait de l’empoigner par sa cravate.
— Laquais ? Bâtons ? Voilà des mots que je n’aime guère ! Sont-ce là les armes d’un gentilhomme ? Il est vrai que vous n’en êtes pas un…
Lâchant Agnès, Rose se précipita pour tenter de desserrer la poigne de fer sous laquelle le comte virait à un très joli violet.
— Par grâce, monsieur Tremaine ! Vous êtes en train de le tuer…
Elle avait vraiment très peur et, devant la prière de ses yeux habituellement si gais, Guillaume sentit se dissiper le voile rouge qui, un instant, avait obscurci sa raison. Ses doigts s’ouvrirent et Raoul de Nerville s’affala sur l’herbe en se massant la gorge.
— Pour cela, je vais vous faire arrêter, mon garçon ! Tentative de meurtre sur ma personne… cela vous enverra aux galères ! râla Nerville.
— Sûrement pas ! s’écria Rose qui, remise, se tournait à présent contre lui. Vous n’oubliez qu’une chose : vous l’avez insulté, et en ma présence ! Si vous avez des reproches à formuler, battez-vous comme il convient quand on porte votre nom…
Charitablement, M. d’Oisecour s’efforçait de porter secours à son futur beau-père pour l’aider à se relever mais il manqua plutôt le rejoindre, tant il était lourd.
— Venez là, Agnès, et m’aidez ! aboya celui-ci. Sans quoi, votre compte pourrait s’aggraver encore…
La jeune fille n’eut pas le temps d’intervenir. Tremaine se pencha, empoigna son ennemi par le col de son habit et le remit sur ses pieds aussi aisément que s’il s’agissait d’un gamin. L’autre tenta une bourrade qui manqua son but avant de s’adresser à Rose.
— Quand on porte mon nom, mademoiselle… et j’espère bien que vous me ferez bientôt l’honneur de le porter aussi, on ne se bat justement pas avec n’importe qui…
— M. Tremaine n’est pas n’importe qui ! hurla Rose, soudain furieuse. Quant à vous épouser, n’y comptez pas. J’aimerais mieux être bonne sœur ! Allez-vous vous battre, oui ou non ?
— Avec ça ? Vous voulez rire, ma chère ! grogna Nerville. Un aventurier sorti on ne sait d’où, un gibier de potence, un…
Guillaume allait bondir à nouveau mais Félix était accouru, attiré par l’altercation comme d’ailleurs la plupart des invités du château. Il tenta de le retenir, mais aussitôt celui-ci le repoussait.
— Ne te mêle pas de ça, Félix ! Ce misérable veut savoir qui je suis, eh bien je vais le lui dire. Comme je vais le dire à tous ceux qui sont ici et qui m’ont fait la grâce de m’accueillir. Mais ce que je vais leur apprendre aussi, c’est qui est au juste M. le comte de Nerville !
— Guillaume ! Je t’en supplie ! plaida Félix avec inquiétude.
— Non, Félix, je ne me tairai pas. Il y a trop longtemps que cette histoire pèse sur moi !
Puis sa voix s’éleva de façon que tous puissent entendre.
— Je n’ignore pas les folies qui courent sur mon compte. Mon nom est Guillaume Tremaine et je ne cache aucune bâtardise princière. Je suis né à Québec où mon père, ancien chirurgien de marine, a laissé un souvenir plus qu’honorable. Quant à ma mère, Mathilde Hamel, originaire de Saint-Vaast, elle a dû quitter les siens et sa maison, en 1749, afin de sauver sa vie menacée. Elle s’était, en effet, trouvée être le témoin d’un assassinat : celui d’une femme nommée Marie Simon pour lequel un innocent, Albin Perigaud, a été condamné. Elle l’ignorait d’ailleurs car, sachant bien qui était le vrai meurtrier, les siens l’ont fait partir pour la Nouvelle-France où mon père l’avait demandée en mariage. Après la victoire des Anglais, elle est revenue ici avec l’enfant que j’étais. Alors elle a appris le sort tragique du malheureux Perigaud, au bagne depuis dix ans. Elle souhaitait faire éclater la vérité mais elle n’en a pas eu le temps. Averti de son retour, l’assassin lui a tendu un piège et l’a poignardée. Comme il a voulu tuer ensuite le petit garçon qui venait de voir abattre sa mère et qui s’est jeté sur lui. Cet enfant, c’est moi. Quant à l’assassin, c’est Raoul de Nerville !
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