— Quel homme magnifique vous faites, mon cher ! Vive Dieu ! Si je vous eusse rencontré dans mon bel âge, vous auriez pu me conduire aux pires débordements !… Et vous venez des Indes, de surcroît ? Comme c’est extraordinaire ! Vous avez dû tourner bien des têtes là-bas… et ailleurs, j’imagine !

— Ma tante ! protesta Rose avec une sévérité qui ne lui allait pas du tout. Que vous trouviez M. Tremaine sympathique me comble de joie, mais devez-vous dire de telles choses ? En vérité, on pourrait douter de votre vertu !

— Ma vertu ? Si je l’avais encore à mon âge, ce serait tout à fait déplorable… et je ne saurais trop vous engager, ma nièce, à confier la vôtre dans le plus proche avenir à un gentilhomme susceptible de l’apprécier à sa juste valeur. Offrez-moi donc votre bras, monsieur Tremaine, et faisons ensemble le tour de cette assemblée ! Je veux que vous connaissiez tous nos amis !

Il fallut bien en passer par là. Pendant vingt bonnes minutes, Guillaume salua, sourit, échangea de rares banalités avec de parfaits inconnus pendant les temps, fort courts, que ne remplissait pas le verbiage de la vieille dame. La demoiselle au flacon de sels les suivait comme leur ombre bien que Mme de Chanteloup ne manifestât pas la moindre intention de s’évanouir.

Lorsque l’on revint au point de départ, Mlle de Montendre, affairée à accueillir les arrivants à sa place, lui désigna un groupe de trois personnes qui s’apprêtaient à franchir la double porte largement ouverte :

— Voilà les Nerville, ma tante ! Et ils ne sont pas seuls !

— Qui donc est avec eux ?

Fébrilement, la petite main endiamantée chercha le face-à-main qui pendait sur son corsage au bout d’un ruban de velours, et l’ajusta. Mme de Chanteloup fit entendre une sorte de gargouillis réprobateur.

— Dieu me pardonne ! C’est cette vieille ruine d’Oisecour ? Que vient-il faire ici ? Est-ce vous, Rose, qui l’avez invité ?

— Sûrement pas, ma tante ! Mais je pense que l’on vient vous annoncer une nouvelle, ajouta-t-elle avec une mine si sombre que Varanville, à qui d’ailleurs elle n’avait pas adressé la parole depuis son arrivée, la regarda avec une surprise croissante.

— Une nouvelle ?… J’ai horreur des nouvelles ! Elles sont détestables la plupart du temps et je ne veux pas de ça chez moi !

— À moins de vous brouiller avec le comte de Nerville, vous ne pouvez pas ne pas recevoir…

— Vous croyez !… Oh, je ne me sens pas bien, tout à coup ! Tu devrais te charger de cela, ma chère petite. Je… Ooooooh !

Battant l’air de ses petits bras courts et dodus, Mme de Chanteloup ferma les yeux et se laissa aller dans les bras que Félix eut le réflexe de tendre pour la recevoir. La demoiselle aux sels se précipita et l’air ambiant se mit à fleurer légèrement l’ammoniac.

Rose s’avança au-devant de ses hôtes tandis que Félix et Guillaume accommodaient la baronne dans une bergère à oreilles où elle fit d’héroïques efforts pour résister à l’effet des sels, après quoi elle dut rendre les armes et se mit à éternuer furieusement. Pensant qu’elle n’avait plus besoin de lui, Guillaume s’écarta pour observer les nouveaux venus que Mlle de Montendre accueillait avec le gracieux cérémonial d’usage. Tremaine la vit embrasser son amie. Elle voulut l’entraîner à l’écart mais le père s’y opposa.

— Vous causerez plus tard, jeunes filles ! Pour l’instant, il convient que nous présentions à notre chère Mme de Chanteloup le futur époux d’Agnès, dit-il d’une voix assez haute pour être entendue de partout.

Il y eut un frémissement dans l’assemblée tandis qu’au bras de son « fiancé » Mlle de Nerville s’avançait vers la maîtresse de maison, suivie par le regard désolé de son amie.

À cet instant, Guillaume éprouva une étrange sensation : celle de se trouver en présence d’une autre femme. Par la magie d’une robe élégante, d’une coiffure seyante, le chat sauvage de l’autre soir lui apparut tout autre. Ou bien était-ce le voisinage de ce vieux seigneur décrépit à la peau grisâtre de tortue qui conférait à ce teint pâle l’éclat d’un camélia ? Dans cette robe de velours d’un chaud corail garnie de satin blanc, sous son grand chapeau assorti tout mousseux de plumes blanches, Agnès était transformée. Même sa bouche, qu’il avait jugée un peu carrée, lui semblait à présent pleine d’esprit. À l’exception d’un mince collier de perles marquant la base de son long cou, elle ne portait aucun bijou et, surtout, aucune bague à la main qui reposait sur la manche brodée d’argent de son compagnon. Tremaine en conclut que les fiançailles n’étaient pas encore officielles, mais qu’elles ne tarderaient, à en croire la mine épanouie du futur beau-père, lequel, sans doute pour plaire à la dame de ses pensées, arborait un malencontreux taffetas vert clair qui lui donnait l’air de souffrir du foie.

Peut-être l’événement était-il encore plus proche car, en passant devant Tremaine, les cils noirs, longs et épais de la jeune fille se relevèrent, découvrant le vide angoissé de son beau regard gris qui s’anima soudain en se posant sur lui. Il crut y lire à la fois une prière et un appel au secours, et se demanda pourquoi il se sentait tout à coup ému.

— Quelle pitié de voir cette pauvre petite épouser ce vieux débris ! fit derrière lui la voix mordante de Mme du Mesnildot. Il paraît que la chose s’est décidée chez moi l’autre soir, mais jusqu’à présent je refusais d’y croire. Aujourd’hui, ce cher Nerville présente son futur gendre à la société. J’espère que vous appréciez l’ironie du terme : le futur gendre pourrait largement être son père !

— Le mariage est-il décidé ? demanda Guillaume en baisant galamment la main de la belle Jeanne.

— Eh oui ! Il aura lieu dans trois semaines. Le mois de mai n’est-il pas celui des amours ?…

— Quel mot pour un tel couple !

— J’en conviens, mais ne vous apitoyez pas trop, cher ami ! Ou je me trompe fort, ou ce mariage ne devrait pas durer bien longtemps. Je gage que la fleur d’oranger fera place assez vite aux voiles de veuve.

— Ce n’est pas une consolation pour Agnès, intervint Mlle de Montendre qui venait de les rejoindre. Quel que soit l’empressement que pourra mettre M. d’Oisecour à rejoindre ses ancêtres, cela n’en représente pas moins une suite de jours désagréables. Et je ne parle pas des nuits !

Tremaine eut une grimace de dégoût. Une image trop précise venait de s’imposer à son esprit : celle de ce corps virginal livré nu aux entreprises de ce répugnant vieillard. Une monstrueuse araignée sur une fleur de lys !… Rose avait raison en assurant que ce mariage-là serait gris sale : il suffisait d’observer l’air de propriétaire du baron et la lippe gourmande de sa bouche violette lorsqu’il regardait sa future épouse.

Pour la première fois, Rose, qui l’observait, sourit.

— Est-ce que vous vous sentez souffrant ? demanda-t-elle suavement. Vous n’avez pas l’air bien !

Exaspéré soudain par son ironie, il lui lança un regard furieux.

— Je ne me souviens pas de m’être jamais senti souffrant, mademoiselle ! Où voulez-vous en venir ?

— À rien du tout… si ce n’est que j’aimerais vous montrer notre jardin. Il fait encore un peu frais, mais nous avons le temps avant de passer à table…

— Vous vous devez à vos invités…

— Et vous êtes l’un d’eux. Pour le reste, ma tante saura s’en charger jusqu’au dîner. Il est rare qu’elle s’évanouisse plus d’une fois l’heure…

Si peu disposé qu’il fût à l’écouter encore, Tremaine comprit que Mlle de Montendre, sous son ton de badinage, avait quelque chose de sérieux à lui dire. Il s’inclina, offrit son bras.

— Si vous ne craignez pas qu’un aparté avec moi ne nuise à votre réputation…

— Un aparté ? Pas le moins du monde ! Nous serons trois.

Elle fit un petit geste de la main et Félix s’approcha.

— Voilà tout justement M. de Varanville à qui j’ai proposé de le conduire au verger. Nous y avons planté il y a deux ans une nouvelle variété de pommiers à cidre qui doit faire merveille. En tout cas, la floraison promet…

Saisissant, près d’une porte-fenêtre, un mantelet assorti à sa robe de soie prune qui se trouvait là comme par hasard, elle entraîna les deux hommes à sa suite.

Posé sur une faible éminence, le petit château dominait, au-delà de son parc peu étendu, un village ponctué par la tour carrée de son église. Au-delà, des champs, des bois et des pâturages entourés de haies déjà fleuries s’en allaient buter sur de vraies collines qui, sur le ciel d’un bleu léger, étaient cernées d’un trait d’un bleu plus soutenu… En route vers son zénith, le soleil encore pâle émergeait d’une grosse masse de nuages et caressait doucement ce paysage qui ressemblait à une tapisserie.

— N’est-ce pas ravissant ? soupira la jeune fille. Plus je vis dans ce pays et plus je l’aime ! C’est tellement plus joli que Paris !…

— Vous êtes originaire de la capitale, mademoiselle ? demanda machinalement Guillaume tandis que, descendant de la terrasse, on contournait la maison.

— D’à peine quelques lieues vers le nord, mais les racines de notre famille sont bretonnes. Une fantaisie de mon père qui avait opté pour la diplomatie tandis que tous les autres servaient dans le Grand Corps…

— Vous appartenez à une famille de marins ? demanda Félix, agréablement surpris.

— Eh oui, mais comme nous autres pauvres femmes ne pouvons naviguer autrement qu’en passagères, je préfère me pencher sur les choses de la terre : les plantes, les arbres, les fleurs… et aussi les animaux. J’ai lu avec un vif intérêt les œuvres de M. de Buffon… mais nous ne sommes pas ici pour parler de moi. Pardonnez-moi, monsieur, si je semble vous avoir attiré dans une sorte de traquenard, mais il fallait à tout prix que je parle à votre ami sans témoins indiscrets. Il s’agit d’une chose grave et je vous promets de vous montrer le verger ce tantôt…