— Que c’est aimable à vous ! susurra Rose, suave.
— Je vous en prie ! C’est tout naturel… ah, j’allais oublier de vous demander des nouvelles de Madame votre tante. Je suppose que Mme de Chanteloup et vous-même séjournez au château ?
— En effet. Nous venons d’y prendre nos quartiers d’été et, à ce propos, elle m’a chargée de vous prier à déjeuner, tous les deux, pour le 16 d’avril qui est un mardi. Viendrez-vous ?
— Eh bien mais… oui, bien sûr… si M. Tremaine est d’accord ?
— J’en serai très heureux, fit l’intéressé avec un sourire narquois. Mon cher Félix, tu peux à présent vaquer à tes affaires…
— J’y vais ! En même temps je m’enquerrai de ce qui t’intéresse. Mademoiselle !…
Un nouveau salut, une pirouette puis, courant vers son cheval que Jeannet venait de séparer d’Ali, il sauta en selle et partit à fond de train pour rejoindre la route de Valognes. Mlle de Montendre le suivit des yeux avec un sourire attendri :
— Quel amour ! soupira-t-elle avec âme. C’est vraiment un être exquis ! Vous ne trouvez pas ?
— Aucun compliment ne me semble exagéré lorsqu’il s’agit de Félix, fit Tremaine avec gravité, mais peut-être ne devriez-vous pas vous attacher trop fortement à lui…
Soudain sérieuse, elle tourna vers lui son regard vert qui s’assombrissait.
— Que voulez-vous me laisser entendre ? Qu’il ne m’aime pas… pas encore tout au moins ? Je le sais, mais j’espère bien le faire changer d’avis.
— C’est alors qu’il serait malheureux, vraiment malheureux !
— Et pourquoi, s’il vous plaît ?
— Parce que, même passionnément épris, il s’interdirait de demander votre main. Et ne me demandez pas la raison. Vous la connaissez parfaitement.
— C’est une allusion à ma fortune ?
— Aussi discrète qu’il m’était possible. Félix est d’autant plus fier qu’il n’est pas riche. Fier au point de refuser l’aide que je ne cesse de lui proposer pour rétablir les affaires de sa famille qui me semblent en mauvais état. Songez qu’il pense à se faire cultivateur, à élever des vaches et à planter des légumes. Vous êtes habituée à une autre vie, je pense ?
— Notre Félix serait-il un adepte de M. Rousseau ? s’écria la jeune fille avec enjouement. J’en serais navrée, je le trouve ennuyeux au possible…
— Je n’ai rien remarqué de tel. Félix aime avant tout la mer. Mais il estime assez le nom qu’il porte pour souhaiter le perpétuer en léguant à ses enfants une situation digne de ce nom…
— Je vois. Cependant, vous auriez tort de vous tourmenter, monsieur Tremaine. Je ne suis pas assez sotte pour prendre M. de Varanville de front. Quant à mes goûts… vous pourriez avoir des surprises. Mais ce n’est pas de nous que je suis venue vous parler, et si vous voulez bien me conduire vers cette charmille dont je parlais tout à l’heure, je crois que j’aurais plaisir à m’y promener.
Pour toute réponse, Guillaume s’inclina et offrit son bras à la jeune fille. Lentement, ils se dirigèrent vers l’endroit choisi. Pendant de longues minutes, Mlle de Montendre, qui semblait perdue dans ses réflexions, garda le silence et son compagnon le respecta. Ce fut seulement quand on eut atteint les arbres que Rose ouvrit le feu.
— Vous êtes partis bien tôt, l’autre soir ? Qu’est-ce qui vous a pris de disparaître si vite ?…
— Pas si vite que cela. Nous nous sommes arrêtés un moment à une table de jeu…
— … et sans avoir même la courtoisie de me dire au revoir ! poursuivit Rose, ignorant superbement la remarque de Guillaume. Avez-vous donc oublié que je voulais vous présenter à une amie ?
— Il semblait, lorsque vous nous avez quittés, mademoiselle, que l’amie en question ne se trouvait pas au mieux pour faire de nouvelles connaissances. Si je me souviens bien, elle pleurait auprès d’une dame chanoinesse qui semblait l’exhorter ?
— Toutes ces vieilles filles confites en religion s’imaginent qu’en indiquant le chemin du Ciel et en prêchant la volonté de Dieu on porte remède à tous les maux de la terre ! marmotta Rose. Cette pauvre Agnès vivait jusqu’à présent une vie dépourvue de toute joie mais ce soir-là, chez Mme du Mesnildot, Monsieur son père a réussi à changer son avenir en cauchemar.
— Une sorte de prouesse, si je vous comprends bien ?
— Il n’y a pas là matière à plaisanter. La malheureuse a appris, à l’issue du souper, qu’elle allait se marier.
— C’est ça votre mauvaise nouvelle ? Il me semble que, pendant le souper en question, il était entendu qu’elle n’y arriverait jamais.
— Les faits changent rapidement lorsqu’il y va de l’intérêt de M. de Nerville. Il s’est trouvé un gendre. Le malheur veut que ce « bruman », comme on dit par ici, pourrait sans peine être son propre père si ce n’est son aïeul ! Il a décidé de la donner au baron d’Oisecour. Mais il faut que je vous explique ! Vous ne le connaissez pas…
Le temps d’un éclair, Guillaume revit le compagnon de jeu de Nerville, ce vieillard parcheminé, raviné de rides mais gaufré d’or comme une chape d’évêque.
— Si. Je lui ai même gagné quelques louis… Une sorte de ruine superbement accommodée sous une perruque vaste comme une houppelande ?
— Aucun doute. C’est bien lui. Admettez qu’Agnès a de quoi pleurer ! Épouser un homme qui a soixante ans de plus qu’elle, vous imaginez ? Même cousu d’or !
— J’imagine surtout que leurs enfants ne leur coûteront guère à nourrir, ricana Guillaume qui paraphrasait Louis XI sans s’en douter. Ce mariage-là sera blanc, voilà tout !
— Blanc ? Vous voulez dire gris… et gris très sale encore ! Le bonhomme a fait son éducation à la cour du Régent. On dit que, dans son château, il fait venir des filles de Cherbourg ou de Granville et que même parfois des jeunes paysannes disparaissent…
Le ton dramatiquement mystérieux de Rose fit sourire son interlocuteur.
— Voilà que vous donnez dans les contes de fées ! C’est à Barbe-Bleue que vous espérez me faire croire ?
— Vous êtes bien le seul à trouver cela amusant ! s’écria Rose, indignée. Pour accepter de donner son enfant à cette vieille araignée, il faut être Raoul de Nerville. Ma tante s’en pâme d’indignation à longueur de journée – ce qui m’oblige à vivre dans l’odeur des sels d’alcali. Je dois aussi mentionner tout de même que Mme la marquise d’Harcourt s’est montrée fort choquée et ne l’a pas caché au père indigne. Elle pense même en avertir son cousin, M. le Gouverneur de Normandie, afin qu’il intervienne… sachant parfaitement que cela ne servira de rien…
— Et pourquoi donc ?
— Parce que le vieux Oisecour sait bien se garder : il s’est fait une grande amie de la Polignac…
— Puis-je demander qui est la Polignac ?
— Il y a des moments où c’est bien agaçant de causer avec quelqu’un qui arrive tout droit des Grandes Indes ! soupira la jeune fille. Sachez, monsieur, que la Polignac est la favorite de la Reine dont elle fait ce qu’elle veut et que le gouverneur ne va pas s’aviser de mettre en péril son crédit en cours pour éviter qu’une tendre pucelle ne soit jetée au lit d’un vieux satyre, lequel était encore à Versailles il y a trois semaines. C’est pourquoi je suis venue vous voir.
— Moi ? fit Tremaine, abasourdi, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Vous venez de le dire à l’instant, j’arrive du bout du monde et le vôtre m’est tout à fait étranger.
— J’en demeure d’accord ! Cependant on ne m’ôtera pas de l’idée que si quelqu’un peut empêcher ce mariage, c’est vous et personne d’autre !
— Ah vraiment ? Et à quel titre s’il vous plaît ?
Mlle de Montendre considéra un instant les traits si hardiment sculptés de son compagnon, s’attardant surtout sur ses yeux devenus sombres et où une petite flamme de colère naissante n’annonçait rien de bon pour qui le connaissait. Ce qui, évidemment, n’était pas le cas de la demoiselle. Néanmoins, elle était trop fine pour ne pas se méfier.
— Je n’en sais rien, fit-elle avec une grande simplicité. C’est vrai qu’à première vue il paraît insensé de faire appel à vous… cependant, plus j’y pense et plus je suis persuadée de ne pas me tromper. Si quelqu’un peut aider Agnès, c’est vous…
— Mais enfin pourquoi ? Vous n’êtes pas un peu folle ?
— Soyez poli, s’il vous plaît ! Le bel effet que cela ferait si nous étions ennemis lorsque j’épouserai Félix… Non, je ne suis pas folle… ou alors je le suis peut-être, mais en ce cas apprenez-moi pourquoi vous détestez Raoul de Nerville.
Si Guillaume accusa le coup, il n’en montra rien, se contentant de hausser les épaules.
— Insensé ! Moi, je détesterais cet… inconnu ?
— C’est même peu de le dire : vous le haïssez, vous l’exécrez.
— Qui a pu vous mettre cette idée en tête ?
— Vous-même ! Comme tous les gens fiers et courageux, vous ne vous méfiez pas assez de vos yeux et ils vous ont trahi : chacun des regards que vous lui adressiez l’autre soir était meurtrier. Lui non plus ne vous aime pas d’ailleurs, mais il ne sait pas pourquoi : simplement, comme il n’est pas complètement stupide, il flaire un danger.
Assez peu patient d’une manière générale, Tremaine sentait à présent la moutarde lui monter au nez. Cette jeune personne trop sûre d’elle-même commençait à l’agacer prodigieusement.
— Soit ! fit-il d’un ton cassant. Admettons que vous ayez raison ! Je hais cet homme, j’ai un compte à régler avec lui, je couve de sinistres pensées, tout ce que vous voulez ! Donnez-moi donc, en ce cas, une seule bonne raison de lever le petit doigt pour venir au secours de sa fille.
Les yeux qu’elle leva vers lui représentaient un véritable poème de candide confiance.
"Le voyageur" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le voyageur". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le voyageur" друзьям в соцсетях.